La gueuse parfumée/Jean-des-Figues/30

Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 173-178).

XXX

est-ce qu’on sait ?… allez-y voir !

J’avais fait bien des projets pendant la nuit pour délivrer Roset et rompre mon mariage, mais le lendemain matin, quand je revins à !a place où j’avais laissé la caravane, je n’y trouvai plus que les ordinaires reliefs des ânes et des mulets, quelques morceaux de bois éteints entre deux grosses pierres noircies, et sur le bord du fossé, Nivoulas qui se lamentait, assis dans l’herbe.

— Bon Dieu ! disail-il en s’arrachant des poignées de cheveux roux, Janan aura tout su… les maudites vieilles nous aurons trahis !… Et ils emmènent Roset mourante avec eux !… ils l’emmènent !…

Tout cela n’était que trop vrai ; tandis que Nivoulas dormait, les bohémiens avaient décampé sans même songer à lui rendre sa valise. De quel côté étaient-ils passés maintenant ? comment faire pour les atteindre ?

Mon émotion fut telle à cette nouvelle que j’en oubliai subitement mon mariage et Canteperdrix : — C’est ta faute, Nivoulas !… Ta faute, te dis-je !… Puis je me calme, je me mets en route au hasard, Nivoulas me suit, en pleurant toujours, et nous voilà battant le pays de compagnie.

Pas plus de bohémiens, pas plus de Roset que sur la main.

Aurais-tu rêvé ? me demandais-je quelquefois. Et le fait est que ce campement, tel que je me le rappelais, à la nuit tombante, les feux allumés, les trois sorcières, l’ombre de deux ânes et d’un mulet noire sur un ciel encore clair, toutes ces choses et Roset au milieu, presque morte, ressemblaient moins à une aventure réelle qu’aux images que se crée un cerveau malade. Nivoulas, dont la présence seule attestait que je n’avais pas rêvé, Nivoulas, long comme il était, et rendu tout à fait diaphane par la douleur, prenait lui-même à certains moments des apparences fantastiques.

Enfin, découragés, nous nous séparâmes. Nivoulas s’en alla sans vouloir me donner la main ; moi, je rentrai à Canteperdrix, harassé, la tête perdue, sentant mille débris se heurter dans le naufrage de ma raison : noires épaves de mes systèmes fracassés, beaux rêves réduits en miettes qui flottaient et roulaient sur l’eau, lamentables et magnifiques, pareils, aux poulaines dorées des vaisseaux du roi après le désastre de la Hogue.

Comme je refusais toute explication sur les motifs de mon absence, mon père me justifia aussi bien qu’il put, et les préparatifs du mariage recommencèrent de plus belle. Je n’eus pas même le courage de rompre, j’étais entièrement incapable de volonté.

Une idée fixe me tenait : si Roset était morte !

Mon père s’effrayait de me voir toujours, disait-il, dans la lune. Ce mystérieux voyage avec un inconnu, la tristesse que j’en avais rapportée, tristesse inexplicable au moment d’épouser celle que j’aimais, tout en ma conduite paraissait au pauvre homme incontestables symptômes de folie ; il se rappelait avec désespoir l’accident survenu à mon enfance par la faute de Blanquet, et plus d’une fois les larmes me vinrent aux yeux de le voir, d’un air accablé, secouer la tête en me regardant.

Un jour, à la Cigalière, je m’aperçus que la terre paraissait remuée de frais autour du figuier. Pourtant la saison ne valait rien pour fouir. Je m’informai :

— Ce sont des bohémiens, me répondit mon père, qui ont enterré quelque chose là, un matin… Le tronc du figuier m’empêchait de bien voir… et puis ces gaillards-là, petit, il ne fait pas bon se mêler de leurs affaires…

— Et qu’ont-ils enterré ?…

— Est-ce qu’on sait ? fit-il en arrachant un bourgeon gourmand.

Est-ce qu’on sait… Ces cinq mots d’abord ne me frappèrent point. Mais bientôt, autour de la petite phrase jetée, une série d’imaginations folles naquirent, se succédèrent comme les cercles qui courent sur l’eau, et toutes finissaient par se confondre en une commune obsession, toutes me faisaient entrevoir des rapports étranges entre deux faits qui peut-être vous sembleront n’en avoir guère : la disparition de Roset et la terre remuée sous mon figuier.

Le soir, sur la place du Cimetière Vieux, à l’heure où les moineaux font tapage dans les ormes, quelques personnes allaient et venaient.

D’un air indifférent, je me mis au pas de la promenade, à la droite de M. Cabridens ; puis toujours à mon idée, je fis descendre la conversation, par cascades habilement ménagées, du prix courant des chardons et des garances dont la société s’entretenait, aux mœurs singulières des bohémiens. Cette manœuvre me fut d’autant plus aisée que l’inépuisable M. Cabridens avait autrefois, nous dit-il élaboré, un mémoire sur cet important problème ethnologique…

— Ethnologique et social ! interrompit le nouveau substitut, petit jeune homme de trente-six ans, frais comme cire, et si blond, si blond qu’on apercevait distinctement sa peau trop blanche à travers l’or clair de ses favoris. Social ! ai-je dit : est-ce, en effet, autre chose qu’un problème social, ces tribus qui vivent nomades en pleine France comme l’Arabe dans son désert, qui se rient des gouvernements, qui ne veulent ni lois ni prêtres, qui méprisent l’état civil, et qui, chose épouvantable à penser, naissent, se marient et meurent, librement comme ils l’entendent ? N’est-ce pas…

Au risque de me faire un ennemi, j’interrompis le disert substitut.

— Pardon ! mais quand un bohémien vient à mourir ?

— Si c’est dans la ville, monsieur, on porte le mort à l’hospice qui se charge des sépultures ; mais, vous comprenez, s’il meurt en plein champ, sur une route, alors, psitt… Allez-y voir ! Et là-dessus, de l’index de sa petite main grasse, le joli substitut décrivit en l’air un geste qui me donna le frisson.

Est-ce qu’on sait ?… Allez-y voir !… Ces deux courtes phrases me bourdonnèrent longtemps dans le cerveau, se cognant aux parois comme deux hannetons fantastiques.

Quelle aventure étrange si mes pressentiments ne me trompaient pas : Roset mourant par ma faute, assassinée peut-être (ces bohémiens sont capables de tout !) et ensevelie (remarquez, ici, le doigt de la Providence !) sous le même figuier où j’étais né.

Je fis un rêve tout éveillé, en descendant vers la rue des Couffes.

Je me voyais à la place de mon père, dans le bastidon de la Cigalière, l’œil collé au trou du volet. Le jour levant blanchissait à peine ; les vignes, les champs étaient déserts ; les cultures, laissées de la veille, attendaient.

Puis, un bruit de grelots. Une voiture qu’il me semblait connaître, s’arrêtait au bas du champ, sur le chemin. Un grand diable brun et sec en descendait, Janan sans doute ;… il choisissait l’endroit… il creusait une fosse… Qu’apportent ces trois vieilles femmes, dans un drap ?…

Les branches et le tronc m’empêchaient de bien voir, comme mon père, mais je croyais distinguer, dépassant le drap, des cheveux noirs flottants et une petite main.

C’était fini, j’entendais la terre tomber. Les vieilles remportaient le drap et la pioche… Un coup de fouet !… En route, en route, disait Janan, et, au même moment, le soleil apparu colorait en rose la vieille vigne, le tronc lisse et les larges feuilles du figuier, la voiture qui disparaissait au tournant du chemin, et la terre fraîche de la fosse !

Une question me restait à faire :

— À propos, père, quel jour donc ces bohémiens s’amusèrent-ils à fouiller ainsi sous le figuier ?

— Diantre ! Jean-des-figues, ce figuier t’intéresse bien, répondit le brave homme en riant de son bon rire ; quel jour ? je l’ai, ma foi ! bien oublié ! Puis, comme si le souvenir lui revenait tout à coup :

— Eh ! parbleu ! il y aura deux semaines demain. C’était justement le matin où tu partis si vite, Jean-des-Figues, sans avertir personne.