La guerre des dieux, poème en dix chants (éd, 1808)/07

Chez Debray, Libraire, au Grand-Buffon (p. 136-157).

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CHANT SEPTIÈME.


Les dieux du paganisme font un dernier essai de leur puissance sur les mortels. L’Aurore, Neptune, Vénus et Jupiter, n’obtiennent que des dédains. L’amour lui-même échoue. Histoire de Thaïs et d’Élinin.


Pour vivre heureux, il faut cacher sa vie.
Ne briguez point la gloire et les grandeurs,
Objets constans de la publique envie.
L’aveugle sort dispense les honneurs ;
Mais quelquefois il se plaît à reprendre
Tous ses bienfaits, qu’en pleurant il faut rendre.
Simple en mes goûts, j’ai désiré toujours
L’obscurité d’un curé de village,
Qui, possesseur d’un riant ermitage,
Nonchalamment laissant couler ses jours,
Boit chaque soir, près de sa gouvernante,
Le vin fumeux qu’il recueille et qu’il vante ;

Et j’abandonne au vicaire de Dieu
Ses trois clefs d’or, ses fulminantes bulles,
Son Vatican, son cardinal neveu,
Ses beaux mignons, ses nièces et ses mules.
Mais cependant j’aimerais cent fois mieux
Régner dans Rome, et diriger les voiles
De ce bateau dont les papes heureux
Firent depuis un corsaire fameux,
Que d’habiter par de-là les étoiles,
Placé par l’homme au nombre de ses dieux.
Tomber d’un trône est une lourde chûte,
Soit ; mais du ciel ! quelle horrible culbute !
Ils la feront sans doute ces païens,
Déjà chassés des murs olympiens.
C’est vainement qu’ils tendent sur la terre
De ressaisir leur puissance première.
La jeune Aurore, au visage vermeil,
Vient entr’ouvrir les portes du soleil,
Et son regard éveille la nature :
En rougissant elle répand des pleurs,
Et les zéphirs, que sa présence épure,
De ce trésor enrichissent les fleurs.

Jadis elle eut son hymne matinale :
Mais les mortels, tout entiers à Jésus,
Méconnaissant l’amante de Céphale,
Baissent les yeux, et disent l’Angelus.
Neptune armé du trident redoutable,
De l’Océan soulève tous les flots ;
Et leur abîme aux tremblans matelots
Offre la mort, la mort inévitable.
Sur les vaisseaux les fougueux Aquilons,
Le peuple entier des vigoureux Tritons,
Et Téthys même avec les Néréides,
Faisaient tomber des montagnes liquides.
Le dieu des mers criait dans son courroux ;
« Priez Neptune, ou vous périssez tous. »
Sans l’écouter, ils invoquent la Vierge,
Et dans leur vœu lui promettent un cierge.
Elle sourit à ce présent nouveau,
Se lève ensuite, et craignant de mal dire,
En rougissant elle dit : Quos ego
Les vents ont peur ; des flots la rage expire ;
Et les vaisseaux, que protège un ciel pur,
Semblent glisser sur le liquide azur.

Le roi des dieux veut effrayer la terre :
D’un pôle à l’autre il roule son tonnerre.
L’homme en effet, pâlit à ce fracas ;
Mais un pater, quelques jets d’eau bénite,
Le son sacré des cloches qu’il agite,
Font reculer la foudre et le trépas.
Belle Vénus, vous étiez plus que belle
Après l’instant qui vit naître l’Amour.
Avec douceur votre bouche immortelle
Baissa ses yeux qui s’entr’ouvraient au jour ;
Dans tous ses traits vous retrouviez vos charmes ;
Et vos genoux, de guirlandes couverts,
Berçaient ce dieu, faible encore et sans armes,
Mais qui bientôt maîtrisa l’univers.
Pour son sommeil les Graces caressantes
Forment un lit de myrtes et de fleurs ;
D’un frais Zéphir les ailes complaisantes
Pour lui du jour tempèrent les chaleurs.
Belle Cypris, sur ses lèvres de rose
Vous voyez naître un sourire malin,
De l’avenir présage trop certain :
Sur votre bras sa tête se repose ;

Son pied s’agite ; et sa débile main
Presse en jouant les lis de votre sein.
Les immortels, instruits de sa naissance,
Pour l’admirer, descendirent des cieux.
Sur lui, sur vous, ils attachaient leurs yeux,
Leurs yeux charmés, et dans un doux silence,
Ils souriaient au plus puissant des dieux.
Mais tout vieillit, ô reine d’Idalie !
L’homme a brisé cet antique tableau,
Qui de Zeuxis illustra le pinceau,
Et dont mes vers sont la faible copie.
Voici l’objet de son culte nouveau :
Un charpentier, et sa moitié fidelle,
Dans une étable au milieu du troupeau,
Un peu de paille, et qui n’est pas nouvelle ;
Sur cette paille, un panier pour berceau ;
Dans ce berceau le fils d’une pucelle,
Près de ce fils, le taureau menaçant,
L’âne qui brait, et le bœuf mugissant ;
Sans oublier trois visages d’ébène,
Des bouts du monde arrivant hors d’haleine,
Pour saluer le taciturne enfant.

Ces deux tableaux, malgré leur différence,
Entre eux pourtant ont quelque ressemblance.
Vulcain, Joseph, inutiles témoins,
Ne font point fête aux deux aimables mères ;
Et ces maris, qui boudent dans leurs coins,
Semblent surpris et honteux d’être pères.
Momus en vain sur ce monde attristé
Veut de nouveau régner par la gaîté.
L’enfer est là, Momus ; et l’homme sage
Ne rit jamais dans un tel voisinage.
Le chapelet succède à tes grelots ;
Et Jérémie a vaincu tes bons mots.
Quel changement ! quelles métamorphoses !
Ces jeunes fronts, jadis joyeux et fiers,
Qui s’entouraient de pampres et de roses,
Tristes, baissés, de cendre sont couverts.
Le goupillon qui lance une eau chrétienne
A remplacé le thyrse de Bacchus,
Et Mardi-gras fait oublier Silène.
Loin donc, bien loin les festins de Comus :
Nous adoptons l’Abstinence au teint blême,
Le Jeûne étique, et le maigre Carême.

La beauté même, abjurant les plaisirs,
Au crucifix porte tous ses soupirs.
De blanches mains déroulent un rosaire.
Un joli sein dont le doux mouvement
Semble appeler les baisers d’un amant,
À ces baisers oppose un scapulaire.
Femme, dit-on, veut plaire, et toujours plaire :
La discipline outrage cependant,
Et sans pitié sur la dure on étend
Ces bras mignons, ces formes arrondies,
Formes d’amour, autrefois si chéries,
Qu’adoucissaient les parfums onctueux,
Et qui foulaient un lit voluptueux.
Fuis, ô Vénus ! par un dévot caprice
De ta ceinture on a fait un cilice.
Graces, fuyez : sévère est notre loi :
Elle proscrit vos leçons dangereuses ;
Et vous avez trois rivales heureuses,
La Charité, l’Espérance, et la Foi.
« Ainsi donc, l’homme, imbécile et volage,
Porte à Jésus son triste et plat hommage,
Dit Jupiter : tel maître, tels valets.

Mais ces valets, bénissant l’esclavage,
Vexés, battus, ne regimbent jamais ;
De ces nigauds sans risque l’on se joue ;
Tout leur est bon ; et leur pieuse joue
Vient d’elle-même au-devant des soufflets.
Pour les tyrans rien n’est aussi commode ;
Et Constantin du système à la mode
Avec raison vante les agrémens.
Grace aux chrétiens, ce scélérat habile
Sur le duvet goûte un sommeil tranquille.
Le sang d’un fils couvre ses bras fumans,
Dans un bain chaud il étouffa sa femme ;
Il étrangla les deux Licinius ;
Au chien vorace il livra les vaincus ;
Et les remords ne rongent point son ame !
Et les pavots descendent sur ses yeux !
Il dort le tigre, et des spectres livides
N’agitent pas son sommeil ! et ses dieux
Ne tonnent point ! Volez donc, Euménides,
Et tourmentez cet hypocrite heureux. »
Il dit : soudain ces déesses terribles,
Joignant leurs cris, s’arment de fouets piquans,

Fendent les airs, font siffler les serpens
Entrelacés sur leurs têtes horribles,
Et du coupable assiégeant le repos,
À la lueur des funèbres flambeaux,
En traits de sang lui retracent ses crimes,
Et sous ses yeux font passer ses victimes.
Mais Constantin, calme, et sans s’éveiller,
Leur dit : « Trop tard vous arrivez, princesses.
Il fut un tems où vos mains vengeresses
De ces longs fouets auraient pu m’étriller :
Ce tems n’est plus. De quelques peccadilles
J’étais coupable, et les prêtes païens
N’ont pas osé m’absoudre : les chrétiens
M’ont pardonné ces royales vétilles.
Ils ont fait mieux ; courageux et rusés,
Ils m’ont donné l’évangile et l’empire.
Tous deux sont bons : c’est assez vous en dire ;
Laissez-moi donc ; vos serpens sont usés. »
Sur l’homme encor le fils de Cythérée
Veut essayer le poison des plaisirs.
Du ciel il part sur l’aile des zéphirs,
Et comme un trait fend la plaine azurée

Sur le chemin qui conduit au désert
Un jeune couple à ses yeux se présente.
« Fort bien ; dit-il ; la fortune me sert.
Belle Thaïs, votre ame est innocente ;
Mais l’innocence aime sans le savoir,
Et quatorze ans plaisent sans le vouloir.
Vous, Élinin, sensible autant que sage,
De vos seize ans on pourra faire usage.
Sur vos coursiers, où fuyez-vous tous deux ?
Votre naissance au trône vous appelle ;
Pour vous d’hymen on prépare les nœuds ;
Mais de Jésus la doctrine nouvelle
Vous a séduits, et vous fuyez pour elle ;
Car vos parens, fidèles à leurs dieux,
Dans tout chrétien punissent un rebelle.
Fuir est trop peu ; dans vos saintes ferveurs
Vous abjurez le monde et ses douceurs ;
Et vous voulez, miraculeux ermites,
Du grand Pacôme égaler les mérites.
C’est votre plan ; j’ai fait aussi le mien.
Un habit d’homme enveloppe vos charmes,
Jeune Thaïs, et je n’en dirai rien ;

De la pudeur j’approuve les alarmes.
Mais votre voix féminine, et vos cris,
À chaque pas de ce coursier rapide,
Vos pieds mignons de l’étrier sortis,
Et replacés par votre aimable guide,
De votre corps l’équilibre incertain,
Votre embarras, et cette blanche main
Qui se refuse à la flottante bride,
Et de sa selle a saisi le pommeau,
Tout vous trahit, et cet habit nouveau
Aux curieux n’en imposera guère :
Voyagez donc, mais d’une autre manière. »
Après ces mots, il pique du coursier
Le flanc poudreux : moins rapide est la flèche ;
Mais, en partant, sur l’herbe molle et fraîche
Il a jeté son charmant cavalier.
De sa frayeur avec peine remise,
Thaïs se lève, et son ame soumise
Rend grace au ciel qui, prévoyant et bon,
Avait pour elle épaissi le gazon.
Elle s’abuse en tenant ce langage ;
De l’Amour seul ce miracle est l’ouvrage.

Pour éviter un semblable danger,
Son compagnon avec elle partage
Sa selle étroite, et ce groupe léger
Au petit pas se remet en voyage.
Mais Cupidon avait d’autres projets,
Et par degrés sa puissance maligne
Du Bucéphale affaiblit les jarrets.
Bientôt il bronche, et la belle se signe ;
Il bronche encore, il fatigue la main
Qui le relève ; et Thaïs alarmée,
De négligence accusant Élinin,
Lui répétait d’une voix animée :
« La bride échappe, alors qu’on est distrait ;
Si vous voulez nous ferons un échange. »
Sans répliquer, le jeune homme discret
Cède la bride, et de place l’on change.
L’Amour sourit : le cheval en effet
Ne bronche plus, et Thaïs triomphait.
Elle est si simple encore et si novice !
En croupe assis, pour trouver un appui,
Il fallait bien qu’Élinin, malgré lui,
Entre ses bras serrât sa conductrice ;

Il lui fallait croiser sa double main,
Non pas dessus, mais au-dessous du sein,
Et sur ce cœur que l’innocence habite,
Mais qui pour lors plus vivement palpite.
Pour être saint, l’on a beau tout braver ;
Cette posture est douce, et fait rêver.


Thaïs & Elinin.


Nos voyageurs, qu’un trouble vague agite,
Rêvaient beaucoup, et leur ame séduite
Se complaisait dans ce fatal oubli.
Mais une croix sur la route placée
Frappe leurs yeux, épure leur pensée
Et rend la force à leur cœur amolli.
« Notre projet, dit Thaïs, est louable ;
Dieu l’inspira, mais nous débutons mal.
Oui, nous péchons par un luxe coupable.
Vit-on jamais ermites à cheval ?
Allons à pied, mon ami ; cette allure
Est à-la-fois plus modeste et plus sûre. »
À pied tous deux poursuivent leur chemin,
Et, sans s’asseoir, marchent une heure entière.
Lassés alors, dans un bosquet voisin
Ils vont chercher un repos nécessaire.

Pour eux l’Amour avait tout préparé.
Ils trouvent donc une épaisse verdure,
Un lit de fleurs du soleil ignoré,
Un frais zéphir, un ruisseau qui murmure ;
De pommes d’or l’oranger parsemé,
Le doux figuier et le melon timide,
De l’ananas le trésor parfumé,
Et le dattier qui porte un miel solide.
Ce lieu dut plaire au couple voyageur.
Thaïs s’assied, de fatigue affaiblie ;
Et d’Élinin la main légère essuie
Son joli front que mouille la sueur.
Les fruits divers qu’adroitement il cueille
Sont présentés aux lèvres de Thaïs ;
Sa bouche ensuite en reçoit les débris.
Il prend enfin la verte et large feuille
Du bananier que baigne le ruisseau,
En la creusant y retient l’eau captive,
Et sa compagne à ses soins attentive,
Boit en riant dans ce vase nouveau.
Témoin caché, de ses ruses nouvelles
Le dieu malin s’applaudissant tout bas,

Veut qu’un dessert couronne leur repas,
Et sous leurs yeux conduit deux tourterelles.
Vous connaissez de ces oiseaux fidèles
Les vifs transports, l’heureux roucoulement,
Leurs jeux, leur grace, et le frémissement
Que les desirs impriment à leurs ailes,
Et leurs baisers si délicats, si doux,
Baisers d’amour, trop imités par nous :
Le marbre même en les voyant s’anime.
Sans y penser, nos ermites naissans
Suivent de l’œil ces oiseaux carressans,
Et par degrés leur abandon exprime
Ce qui pour lors se passe dans leur cœur.
Sans y penser, Thaïs avec langueur,
Sur son ami nonchalemment penchée,
Prend une main qu’elle n’a point cherchée ;
Sans y penser le bras de cet ami
S’étend, se courbe, enveloppe à demi
Un corps charmant qu’avec douceur il presse.
« Bon ! dit le dieu, j’ai vaincu leur sagesse.
Dans un désert avant de s’exiler,
Il faut du moins apprendre à le peupler. »

Il se trompait ; d’une cloche voisine
Le son subit dans les airs retentit.
Ce bruit pour eux fut une voix divine,
Une leçon que leur cœur entendit.
Des voluptés ils repoussent l’image,
Et promptement s’éloignent du bocage.
L’Amour commande ; aussitôt l’aquilon
D’un voile humide a couvert l’horizon ;
La nuit survient et la pluie avec elle.
Ce contre-tems afflige notre belle.
Pour nous, hélas ! le ciel est sans pitié,
Disait sa peur ; mais son guide fidèle
Rassure un peu son esprit effrayé,
De son manteau lui donne une moitié,
Conserve l’autre ; à son pied qui chancelle
Montre la route ; et pour les pas glissans,
Il l’enlevait dans ses bras caressans.
Pour eux enfin s’ouvre un gîte modeste.
L’hôte leur dit : « Une chambre me reste,
Elle est à vous. » Ils s’y rendent joyeux ;
Mais un seul lit se présente à leurs yeux,
Et de Thaïs l’innocence murmure.

« Ne craignez rien, pour vous sera le lit,
Dit Élinin ; un siége me suffit. »
Et de Thaïs la pudeur se rassure.
Des vêtemens qu’elle avait usurpés,
Et que la pluie a sur elle trempés,
Elle ne peut débarrasser ses charmes.
Il fallut donc, malgré quelques alarmes,
À son ami confier ce travail.
Pour leur vertu quelle épreuve pénible !
Abrégeons-la du moins, s’il est possible.
En abrégeant cet amoureux détail.
La couche étroite a reçu notre sainte,
Et du sommeil elle attend les pavots.
Son compagnon, sans humeur et sans plainte,
Va sur un banc chercher quelque repos.
Mais Cupidon de nouveau les menace.
« À moi, Borée ! » Il dit : avec fureur
Borée accourt des antres de la Thrace,
Et sans pitié souffle sur le dormeur.
Un simple lin le couvre, et la froidure
Saisit bientôt ses membres délicats :
Il grelotait, et gémissait tout bas.

Thaïs entend ce douloureux murmure.
« Qu’avez-vous donc ? vous souffrez, j’en suis sûre. »
Transi de froid, il ne pouvait parler.
« Ah ! sur ce banc j’eus tort de l’exiler ;
Sur les coussins tandis que je repose,
Il va mourir, et j’en serai la cause. »
Disant ces mots, du lit elle a sauté,
Et du jeune homme avec vivacité
Touche le front, prend la main engourdie,
Presse le sein, ensuite elle s’écrie :
« Oui, sous mes doigts je sens battre son cœur.
Viens, mon ami, des coussins la chaleur
En peu d’instans ranimera ta vie. »
Le même lit tous deux les a reçus.
L’humanité n’est-elle pas sagesse ?
La belle donc, dans ses bras demis-nus
Prend Élinin, et doucement le presse.
C’était ainsi qu’Abisag autrefois
Couchait auprès du plus sage des rois,
Et, sans pécher, réchauffait sa vieillesse.
Mais d’un ami réchauffer la jeunesse
Vaut mieux encor. Ce remède charmant

Sur le malade opéra promptement :
Il a repris sa force naturelle ;
Bientôt s’y joint une force nouvelle.


Thaïs & Elinin.


« Oui, dit Thaïs, j’ai tremblé pour tes jours.
J’eus tort ; le ciel nous devait son secours ;
Sa volonté traça notre voyage.
Dans le désert nous arrivons demain ;
Nous choisirons chacun notre ermitage,
Notre cellule et notre humble jardin.
De ton réduit le mien sera voisin.
De me quitter aurais-tu le courage ? »
« Jamais, jamais, lui répond Élinin.
Deviens ma sœur, et je serai ton frère.
À mon salut Thaïs est nécessaire.
La solitude a, dit-on, ses dégoûts
Et ses dangers ; contre eux unissons-nous,
Sans peine alors nous vaincrons les obstacles.
Le même lieu, par nous sanctifié,
Verra toujours notre tendre amitié,
Notre ferveur, nos vertus, nos miracles.
Mourant ensemble, ensemble ensevelis,
Au ciel encor nous resterons unis. »

Ainsi parlant, nos deux anachorètes
Par amitié se tenaient embrassés ;
Par amitié leurs bouches indiscrètes,
Leurs fronts brûlans, et leurs seins oppressés
Se rapprochaient : une ivresse fatale
Dans tous leurs sens allume les desirs ;
Et de Thaïs l’haleine virginale,
Et d’Élinin les innocens soupirs,
Sont confondus : la volupté timide,
Et la langueur, et le baiser humide,
Ouvrent déjà leurs lèvres… Par bonheur
Pour eux, pour moi, pour le sage lecteur,
Un coq chanta : le fracas du tonnerre
N’eût pas produit un effet plus certain.
Ce triple cri leur rappelle soudain
Le renîment du coupable saint Pierre,
Et le remords que porta dans son cœur
Du coq hébreu le chant accusateur.
Sautant du lit, à genoux sur la pierre,
Tous deux au ciel adressant leur prière,
Et prudemment répètent sur leurs fronts
Le signe heureux qui chasse les démons.

L’Amour chassé s’envole avec colère,
Et va gémir dans les bras de sa mère.
Muni d’un fer qu’il tourne adroitement,
Tel un filou qu’enhardit la nuit sombre,
Avec lenteur, sans bruit, tout doucement,
D’un riche avare ouvre l’appartement,
Écoute, avance, et se glisse dans l’ombre ;
Déjà sa main touche le coffre-fort,
Et va… Jamais l’avarice ne dort ;
Et tout-à-coup dans la chambre voisine
A retenti la sonnette argentine :
Le voleur fuit, abandonnant cet or
Qu’il crut saisir, et qu’il convoite encor.
Ou tel un loup sur la verte prairie
Voit deux agneaux nouvellement sevrés
Mêler leurs jeux, goûter l’herbe fleurie,
En folâtrant du troupeau séparés,
Et du taillis s’approchant par degrés ;
Du bois il sort, et sur eux il s’élance :
Mais aussitôt se montre le berger,
Branlant sa fourche, et que son chien devance :
Le loup surpris se dérobe au danger ;

Laissant l’agneau qui bondit avec joie,
Rapide il fuit dans les buissons touffus,
Entend de loin les bêlemens confus,
Et sous sa dent mâche l’absente proie.
Veillez, bergers, veillez sur vos troupeaux.
Ne forcez point mes fidèles pinceaux
À retracer des images fâcheuses ;
Et que jamais dans mes rimes heureuses
Les loups adroits ne croquent les agneaux.


FIN DU SEPTIÈME CHANT.