La guerre des dieux, poème en dix chants (éd, 1808)/04

Chez Debray, Libraire, au Grand-Buffon (p. 70-Ill.).

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CHANT QUATRIÈME.


Histoire du Juif Panther, de Marie, et de Joseph. Saint Elfin renie Jésus-Christ et déserte. Sainte Geneviève et saint Germain. Priape et ses compagnons sont faits prisonniers, acceptent le baptême, et viennent sur la terre fonder les ordres monastiques.


En vérité, frères, je le répète,
Anges et Saints pêle-mêle étendus,
Mais décemment couverts d’une jaquette,
Dormaient alors du sommeil des élus.
L’un d’eux pourtant, sujet à l’insomnie,
De ces ronfleurs fuyant la compagnie,
Se promenait avec le bon Elfin,
Du purgatoire arrivé le matin.
Elfin disait : « Fais cesser ma surprise,
Ami Panther, et parle avec franchise.

Je te croyais au fin fond des enfers.
Jérusalem a vu notre jeunesse
Narguer les lois, afficher la mollesse,
Et des Romains imiter les travers.
Les jeux bruyans, les belles courtisanes,
Les longs dîners, et les soupers profanes,
Du paradis ne sont pas le chemin.
Je me damnais, la vieillesse y mit ordre.
Privé de dents, je ne pouvais plus mordre :
De Jésus-Christ le système divin
Me plut alors (j’aime les paraboles) ;
Je l’adoptai, sans trop l’approfondir,
Et, sur mes pas craignant de revenir,
J’assommai vîte un prêtre des idoles.
Je fus brûlé tout vif, et bien martyr,
Je t’en réponds : Je soutins la gageure ;
Sans cris, sans pleurs, j’endurai la torture.
Sur des tisons cuisant à petit feu,
À mes bourreaux je faisais la grimace.
Mais quelquefois murmurant à voix basse,
Entre mes dents je disais : Sacredieu !
Et ce mot seul, qui ternissait ma gloire,

Pour vingt mille ans me mit en purgatoire.
Là, de nouveau, chauffé, cuit, et recuit,
Mon corps chétif en charbon fut réduit.
L’argent peut tout : de charitables femmes
De tems en tems rachètent quelques ames
Du purgatoire, en payant grassement ;
Et ce trafic abrège mon tourment.
Juge, mon cher, si c’est avec délices
Que de la nuit je hume la fraîcheur.
As-tu connu ces horribles supplices ?
Es-tu martyr, ou simple confesseur ?
— Ni l’un ni l’autre. — Au moins la pénitence
De tes excès répara la licence ?
Tu fus dévot ? — Jamais, en vérité.
Pensant, vivant comme à mon ordinaire,
Pour être saint il m’en a peu coûté ;
Je n’ai rien fait, je me suis laissé faire.
— Explique-toi. — Lorsque Jérusalem
Ne m’offrit plus d’aventure nouvelle,
Je la quittai. Non loin de Bethléem,
Je possédais une terre assez belle.
Je complais seul y passer quelques jours ;

Quand le hasard, qui m’a servi toujours,
Me fit connaître une jeune grisette,
Brune, il est vrai, mais du reste parfaite ;
Son vieux mari, très-mauvais charpentier,
Ne gagnant rien, vivait dans la misère.
Je l’occupai, je doublai son salaire,
Et j’agrandis son chétif atelier.
Par mes bontés, sorti de l’indigence,
Il s’épuisait en longs remercîmens ;
Et sa moitié, sensible à ma constance,
M’en fit aussi : mais quelle différence !
Je m’y connais ; les siens furent charmans.


La Vierge et le juif Panther.


Je trouvai tout dans ma jeune maîtresse,
Beauté, fraîcheur, innocence et tendresse.
Sans soins, sans art, à mes sens étonnés,
Depuis long-tems muets pour les Phrynés,
Elle rendit la vie et la parole.
J’en eus besoin ; l’époux malignement
Avait laissé tout à faire à l’amant.
D’un tel malheur sans peine on se console.
Un accident, au bout de quelques mois,
Inquiéta notre vierge discrète ;

Moi, j’en riais ; sa taille rondelette
Ne pouvait plus tenir dans mes dix doigts.
Cet embonpoint me la rendait chère.
Le vieux mari, qui s’avisait à tort
D’être jaloux, exhala sa colère.
De l’assommer je fus tenté d’abord ;
Mais la pitié vint modérer ma bile.
Dans son grenier j’allai donc me cacher :
Là, vers minuit, sautant sur le plancher,
Par ce fracas j’éveillai l’imbécille,
Et je lui dis avec un porte-voix :
« Ton dieu te parle, écoute, misérable :
Ta femme est grosse, et ne fut point coupable ;
Respecte-la ; je le veux, tu le dois.
Point de soupçons, d’humeur, ni de querelle,
À son insçu j’ai fécondé son sein ;
Je bénirai l’enfant qui naîtra d’elle,
Fille ou garçon ; sur cet enfant divin
J’ai des projets : honore donc sa mère,
Fais bon ménage ou gare le tonnerre ! »
Cette menace effraya le barbon ;
Dès ce moment sa douceur fut extrême.


La Conception.

L’aimable vierge accoucha d’un garçon,
Et ce garçon, c’est Jésus-Christ lui-même.
« — Quoi ! notre Dieu ? — Notre Dieu. — Quel blasphème !
— Sa mère ici jouit d’un grand pouvoir.
Elle voulut auprès d’elle m’avoir,
Et se chargea d’arranger cette affaire.
J’y consentis, car je l’aime toujours.
On se permit quelques malins discours ;
Je rembarrai les plaisans du parterre,
Et de ma vierge un coup d’œil les fit taire.
— Quand je vivais, j’ai souvent entendu
De Jésus-Christ conter ainsi l’histoire.
De Bethléem ce bruit s’est répandu
Chez les païens ; mais j’étais loin d’y croire.
Il est ton fils ! Et moi, qui bonnement
Ai pour cet homme enduré le martyre !
Sur des tisons je me suis laissé cuire ;
Pour qui ? Pour un… — Ton zèle assurément
Fut excessif, et je t’en remercie.
— Dans votre ciel je ne resterai pas,
Non, sacredieux ! je vole de ce pas
Chez les païens : bon soir. — Autre folie !

Arrête, écoute… » Elfin ne l’entend plus ;
Il désertait, en reniant Jésus,
Panther en vain se met à sa poursuite :
L’obscurité favorisait sa fuite,
Et dans sa course il dépassait les vents.
Las de chercher, et las surtout de rire,
Le jeune Hébreu revenait à pas lents.
Un léger bruit sur la gauche l’attire :
Avec prudence il approche, et soudain
Il reconnaît la voix rauque d’Elfin.
« Oui, disait-il, l’affaire est immanquable.
Ici tout ronfle, et pour un coup de main,
Jamais instant ne fut plus favorable.
Allons, Priape, allons, il faut enfin
Féminiser ces onze mille vierges,
Pour qui Cologne a brûlé tant de cierges.
Ce troupeau-là, des autres séparé,
Offre à l’audace un triomphe assuré. »
« Bon ! dit tout bas le fripon qui l’écoute :
Un coup de main, la surprise, l’effroi,
Des cris d’alerte, et du trouble sans doute ;
La circonstance est heureuse pour moi.

Dans ce fracas, je peux à ma petite
Faire en secret une courte visite. »
Du sanctuaire où le divin Trio
Dort quelquefois sous un double rideau,
À pas pressés notre saint se rapproche.
Pour la décence on a construit tout proche
Une chapelle, où la Vierge au besoin
Se retirait sans suite et sans témoin.
Pendant la nuit ses charmes y reposent.
Le beau Panther d’un œil brûlant d’amour
Lorgnait la porte ; il rôdait à l’entour ;
Mais à ses vœux des importuns s’opposent.
Devant le trône est un poste nombreux :
Pour échapper au sommeil qui les presse,
Ces désœuvrés causaient tout bas entre eux,
Allaient, venaient et revenaient sans cesse.
L’Ange Azénor, d’ici-bas arrivant,
Désennuyait le céleste auditoire ;
D’un ton d’humeur il comptait son histoire,
Et des soupirs l’interrompaient souvent.
« Vous le savez, disait-il, sur la terre,
Près de Lutèce, au hameau de Nanterre,

J’avais en garde une jeune beauté,
Chez les mortels son nom est Geneviève.
J’aimais sa grace et sa naïveté ;
J’espérais tout de cette chaste élève.
Auprès d’un bois, sur le bord d’un ruisseau,
Elle habitait un petit ermitage.
Des voyageurs évitant le passage,
Elle y veillait sur un petit troupeau ;
Elle chantait assise sous l’ombrage,
Tressait des joncs ; et sa débile main
Soignait de plus un modeste jardin.
Mais pour trouver une église, une messe,
Il lui fallait aller jusqu’à Lutèce.
Dans cette église elle voyait souvent
Un jeune abbé, propre, doux et décent,
Joli, bien fait, aux pauvres secourable,
Et qui sur elle, au moment de sortir,
Jetait toujours un regard charitable,
Accompagné du plus tendre soupir :
C’était Germain. À la Sainte nouvelle
Il en voulait ; mais pure autant que belle,
Ma Geneviève alors soupçonnait peu

Qu’on pût aimer autre chose que Dieu.
J’étais sur-tout l’objet de ses prières ;
À tout moment son ange elle invoquait :
À lui donner des pensers salutaires,
Jamais aussi son ange ne manquait.
Soins superflus ! Un matin la bergère,
Voulant aux prés conduire ses moutons,
Voit qu’une eau pure a lavé leurs toisons,
Et s’aperçoit qu’une main étrangère
Dans son jardin n’a laissé rien à faire.
Son esprit cherche et ne peut concevoir
Quand et comment ce prodige rapide
S’est opéré. Ce fut bien pis le soir.
Pour tout festin prenant un pain fort noir,
Elle s’en va puiser l’onde limpide.
Elle revient ; sa table offre à ses yeux
Le lait durci, des fruits délicieux,
Un pain très-blanc, et le miel et la crême.
À cet aspect sa surprise est extrême.
D’abord timide elle craint d’approcher ;
Et sur les mets qu’elle n’ose toucher
Deux fois sa main de la croix fait le signe.

Ne voyant pas s’altérer leur couleur,
Ni leurs parfums, elle dit dans son cœur :
« Ces présens-là me viennent du Seigneur ;
Je les reçois, mais je n’en suis pas digne. »
En y goûtant, elle réfléchissait
Sur ce miracle, et dans sa petite ame
La vanité doucement se glissait ;
Car une sainte, hélas ! est toujours femme.
La mienne au moins de ce naissant poison
Sut préserver à tems son innocence.
Elle savait, malgré son ignorance,
Que sur ce point Dieu n’entend pas raison.
Sachant aussi, qu’à la moindre fredaine,
Il est prudent d’ajouter aux remords
La discipline ; elle cherche la sienne,
Bien résolue à fouetter son beau corps.
Nouveau miracle ! elle trouve à sa place
Un gros bouquet de myrtes et de fleurs.
Sur ses genoux elle tombe avec grace,
Et du Très-Haut reconnaît les faveurs.
Mais cependant son péché la chagrine,
Et sa ferveur brûle de l’effacer.

Pour suppléer à cette discipline
Qu’elle n’a plus, elle veut ramasser
Le caillou dur, et la ronce et l’épine ;
Sur ce beau lit elle prétend coucher.
Dans les buissons elle va donc chercher
Épine et ronce ; et la nuit déjà sombre,
Pour l’arrêter semble épaissir son ombre.
Au même instant la plus douce des voix
Lui dit ces mots : « Écoute et sois sans crainte,
On péche encore alors que l’on est sainte.
Dieu te pardonne ; il t’aime, tu le vois.
Ne cherche plus la ronce ni la pierre ;
Va, le sommeil est fait pour ta paupière. »
Vive à l’excès, mais courte fut sa peur,
Et le chagrin s’éloigna de son cœur.
Elle regagne aussitôt sa chaumière.
Le vent sans doute éteignit la lumière
Qu’elle y laissa : très-bien l’on s’en passait,
La jupe tombe, ensuite le corset ;
D’un léger voile elle entoure sa tête ;
Et la chemise est son seul vêtement :
Elle se couche. Ô prodige charmant !

Ce jour pour elle était un jour de fête.
Le lit, les draps, de roses sont couverts ;
Leur doux parfum s’exhale dans les airs,
Et tout-à-coup d’une voix amoureuse
Elle s’écrie : « Ô vous, mon cher soutien,
Ange du ciel, qui me gardez si bien,
De vos bontés Geneviève est honteuse ;
Car c’est à vous que mon modeste lit
Doit de ces fleurs la parure inconnue,
N’est-il pas vrai ? — Sans doute, répondit
La même voix qu’elle avait entendue.
Ah ! ne crains point. — Connaissez mes souhaits,
Ange charmant ; montrez-vous à ma vue ;
Et couronnez ainsi tous vos bienfaits.
— Dieu le défend ; un châtiment sévère…
— J’abjure donc ce desir téméraire ;
Je vous crois beau. — Trop pour tes faibles yeux.
— Puis-je du moins vous toucher. — Tu le peux. »
L’ange s’approche ; aussitôt l’imprudente,
Pour s’assurer qu’il vient du paradis,
Ose toucher sa tunique flottante,
Sa main douillette et ses bras arrondis,

De ses cheveux les boucles naturelles,
Son joli nez, les lèvres immortelles
D’où s’échappait une aussi tendre voix,
Son frais menton, et sur-tout ses deux ailes
Qui constataient sa nature et ses droits.
Cet examen, qu’elle prolonge encore
Trouble son ame, et sa tête, et ses sens.
Elle se livre au danger qu’elle ignore ;
Ses bras tendus deviennent caressans ;
Certain desir et l’entraîne et l’agite ;
Un feu nouveau s’allume dans son sein ;
Et sur ce sein qui se gonfle et palpite,
De l’ange heureux elle presse la main.
Il profita de l’aimable attitude,
Et lui disait, pour ne pas l’étonner :
« Dieu, qui m’entend, par moi te veux donner
Un avant-goût de la béatitude. »
Qui donc tenait cet amoureux discours ?
Ce n’est pas moi, morbleu ! dont bien j’enrage ;
De la parole on nous défend l’usage ;
C’était Germain qui, depuis quelques jours,
Incognito logé dans le village,

Rodait sans cesse autour de l’ermitage.
Vous concevez ma honte et mon courroux.
À son destin j’abandonne la belle,
Et me voilà ; des esprits comme nous
Ne sont pas faits pour tenir la chandelle.
Ainsi parlait cet ange humilié.
Loin d’applaudir au courroux qui l’agite,
De sa disgrace on riait sans pitié.
On eût mieux fait pour notre Israélite
De s’endormir. Dans un coin retiré,
Craignant les yeux, il se lassait d’attendre ;
Arrive enfin le moment désiré.
Des cris confus de loin se font entendre :
« Alerte ! alerte ! Aux brebis du Seigneur
Priape en veut. Debout ! qu’on se dépêche !
Ils sont ici. Non, c’est là qu’ils font brêche.
À droite ! à gauche ! au Satyre ! au voleur ! »


Priape surpris.


Le rusé Juif, dans ce trouble propice
Qu’entretenait le lugubre tocsin,
Facilement accomplit son dessein.
Dans la chapelle en secret il se glisse.
« Qui va là ? — Moi. — Qui vous ? — À ce baiser,

À mes desirs tu peux me reconnaître.
— Oses-tu bien ?… — L’amour sait tout oser.
— Quelle imprudence ! On t’aura vu peut-être !
— Non, les païens occupent nos soldats,
On crie, on pleure, on caresse, on s’échine :
Je viens aussi, mon ange, à la sourdine,
Te violer ; mais tu ne crieras pas.
— Tes yeux encor me trouvent donc passable ?
— Tu le sais trop ; l’amour, le tendre amour
Est mon seul bien, il me rend supportable
Du paradis l’insipide séjour.
Je périrais d’ennui, sans ta présence.
Ces charmes-là sont les dieux que j’encense.
Dieux du bonheur, dieux potelés et doux,
Dieux complaisans, tant fêtés sur la terre,
Je vous adore, et n’adore que vous. »
Lecteurs dévots, laissons-le dire et faire ;
D’autres pécheurs attendent nos regards.
Sur eux les Saints fondent de toutes parts ;
On les empoigne au milieu des pucelles,
Non pas debout, mais couchés auprès d’elles ;
Non pas auprès ; qu’importe ? Ils sont tous pris.

Dans la capture Elfin n’est pas compris ;
L’adroit Elfin, dès l’attaque première,
De ces pandours déserta la bannière,
Et le fripon, pour éviter leur sort,
S’était rangé du parti le plus fort.
Voilà Priape et sa troupe cynique
Devant leur juge, et pour eux c’est un jeu.
L’air impudent, l’attitude lubrique
De ces vauriens, scandalisent un peu
Du doux Jésus l’œil dévot et pudique.
Le beau pigeon, surpris et stupéfait,
D’un nouveau psaume entrevoit le sujet.
Mais le pater, qui de rien ne s’étonne :
« Or çà, Priape, avec tes compagnons
Que faisais-tu chez mes jeunes tendrons ?
Parle. — Vraiment la question est bonne !
Ne sais-tu pas ce qu’aux vierges l’on fait ?
— Tu violais ? — Mais… pas trop. — Réponds net,
Et laisse-là tes phrases ambiguës.
— Soit ; c’est à tort que vous avez niché
Dans votre ciel ces vierges prétendues ;
Une moitié pour le moins a triché.

— Tu mens, coquin. — Regardes-y, bon Père,
Et tu sauras qui de nous a menti.
La résistance est nulle, ou très-légère ;
Tu vois pourtant comme je suis bâti.
— Vierges ou non, votre crime est le même ;
Vous méritez l’enfer… ou le baptême ;
Il faut choisir. — Pouvons-nous balancer ?
Qu’on nous baptise : aussi bien je m’ennuie
Dans cet Olympe où l’homme nous oublie,
Et d’où bientôt il pourra nous chasser. »
Au même instant la cohorte profane
Courbe la tête, et reçoit sur le crâne
Trente seaux d’eau par des anges lancés.
Pour ces brigands était-ce bien assez ?
« Ainsi soit-il, et nous voilà des vôtres,
Dit saint Priape : Allons, employez-nous ;
Vous n’aurez pas de plus fermes apôtres,
Ni les païens de rivaux plus jaloux. »
Jésus alors : « Ils sont francs et sincères,
Leur zèle est vif ; mon Père, employons-les.
— Qu’en ferons-nous ? — Dès long-tems je voulais
Chez les chrétiens former des monastères :

Dans ce projet ces gens nous serviront ;
Forts et nerveux, sans peine il soutiendront
L’ennui du cloître et sa longue paresse :
À ces vertus il joindront quelque adresse ;
Et nos couvens bientôt se peupleront.
— D’un prompt succès, mon fils, ton plan est digne.
— Naissez, croissez, pour féconder ma vigne,
Multipliez, Carmes, Bénédictins ;
Frères prêcheurs, Frères ignorantins,
Dominicains, Bernardins, Franciscains,
Les uns chaussés, les autres sans chaussure,
Barbus ou non, avec ou sans tonsure,
Gris, blancs ou noirs, mendians ou seigneurs ;
Et vous aussi, nonnes, mères et sœurs,
Moines en jupe, à la guimpe flottante,
Troupe jeûnante, et priante, et chantante ;
Soldats du Christ, épouses de la croix,
Vous tous enfin qui vivrez de mes droits,
Pour mes soutiens du doigt je vous désigne ;
Naissez, vous dis-je, et fécondez ma vigne. »
À ce discours noblement déclamé,
Le Saint-Esprit en souriant réplique :

« Très-bien, mon cher, ce style est poétique.
En me lisant, votre goût s’est formé. »
Tandis qu’il parle, on habillait mes drôles.
De blanche laine on couvre leurs épaules,
Et leur poitrine et leurs membres velus :
Un long cordon presse leurs reins charnus.
Un pied de bouc avec peine se chausse ;
On l’élargit, on l’alonge, on le fausse,
D’un pied de moine on lui donne l’ampleur,
Sans rien changer à sa première odeur.
On tond leur tête, ensuite on la décore
D’un large froc noué sous le menton :
Embéguiné de ce blanc capuchon,
Leur mufle noir paraît plus noir encore.
Ainsi vêtus, d’un air très-dégagé,
De Jésus-Christ ils vont prendre congé,
Et chacun d’eux fait serment d’être sage.
Il les bénit, en disant : Bon voyage.
Anges et saints répètent bon voyage.
Le beau Panther entend ce dernier mot
Il en conclut que la scène est finie.
Droit sur la bouche il baise son amie,

La baise encore, et s’échappe aussitôt.
Mais un quidam, qui près de là repose,
Le voit sortir sans distinguer ses traits.
Comment garder de semblables secrets ?
Le lendemain il raconte la chose.
Ce récit plaît, et passe en un moment
De bouche en bouche, et d’oreille en oreille.
Pour l’Angelus la Vierge se réveille,
Et sort enfin de son appartement.
Sa bouche encore et s’entr’ouvre et soupire ;
Ses grands yeux noirs se ferment à demi.
La pauvre enfant ! elle avait peu dormi.
On l’examine, et les plaisans de dire :
« De notre reine heureux le favori !
Est-ce Panther, ou l’ange petit-maître,
Ou le pigeon ? Ma foi, tous trois peut-être,
Mais à coup sûr ce n’est pas le mari. »


FIN DU QUATRIÈME CHANT.