X

Pendant ce temps, ceux du village continuaient à relever le poste ; comme le poste était de quatre hommes et qu’on le relevait toutes les quatre heures, c’était pour eux un grand dérangement. Quatre hommes, six fois par jour, ça en faisait vingt-quatre par jour ; or, en cette saison, à peine s’ils étaient une centaine d’hommes au village, de sorte que votre tour revenait deux fois par semaine à peu près et souvent au milieu de la nuit. Les tours étaient inscrits sur un papier. On venait à deux heures du matin vous appeler sous vos fenêtres. C’était pour eux un grand dérangement ; ils ont pourtant été bientôt forcés de voir que même ce dérangement, et tout important qu’il était, n’allait plus servir à grand’chose.

À la fin d’une de ces dernières nuits, peu avant le lever du soleil, il y avait eu, en effet, un coup de fusil dans la gorge ; puis ce nouveau malheur s’est mis à descendre vers eux.

Ils n’avaient pas compris tout d’abord, ceux du poste ; ils avaient vu seulement d’abord que c’était un homme qui venait ; ils étaient courus hors du fenil avec leurs fusils, pensant l’empêcher de passer ; criant : « Halte là ! » puis tout à coup :

— Mais c’est Romain !…

Et c’était Romain en effet.

Il s’était passé ceci que Romain, tout en continuant de se tenir caché, n’avait pourtant pas pu rester longtemps tranquille. Son vieux goût l’avait remordu. Il s’était remis à penser à son fusil et à cette fissure de roc où, sous les feuilles sèches, il y avait l’arme, une poire à poudre, de la grenaille, des capsules dans une boîte de fer-blanc, parce que c’était un vieux fusil à chien, mais ça n’empêche pas, au contraire ; — il avait été remordu par l’idée de ce fusil ne servant plus à rien, tandis qu’il aurait eu maintenant tout le temps qu’il fallait pour s’en servir et même il ne savait plus que faire de son temps. Il n’y avait plus tenu ; il avait fini par se dire : « Si j’allais quand même ? »

Étant parfaitement renseigné sur l’état des lieux, il avait eu vite fait de voir comment il lui faudrait s’y prendre pour passer sans être aperçu par ceux du poste, ce qui n’était pas très difficile ; et, une nuit douce, il était parti, n’ayant eu qu’à suivre en se baissant le lit du torrent. Ce n’était pas plus difficile que ça, se disait-il, tout en allant chercher son arme et pendant que le jour commençait à paraître, faisant venir dans le haut des branches des losanges couleur de poussière, ou bien des carrés, ou bien des triangles, en même temps que les oiseaux élevaient leurs premiers cris.

En même temps que le jour s’élevait, un premier cri d’oiseau s’élève et une branche ployait sous le poids d’un pic, une branche ployait sous le poids de ce petit paquet de plumes comme sous celui d’un fruit. Une branche a été quittée, elle se relevait en se balançant ; de nouveau, l’écureuil rouge, là-haut, était confondu un instant avec le tronc d’un pin auquel il se tenait accroché par ses griffes, puis on recommençait à le voir quand il recommençait à bouger. Romain qui avait son fusil sur l’épaule, l’ôte de dessus son épaule. Tout le reste avait été oublié, une fois de plus, par lui, sauf cette baguette qu’il tenait, ayant mis dans le canon une forte charge de poudre, puis de la bourre, puis la grenaille ; et le voilà qui bourrait encore son arme avec des gestes précipités (et peut-être qu’il a mis plus de bourre qu’il n’aurait dû).

Il a couru après la pie. La capsule était en place, le chien levé. La pie avait disparu ; mais un geai à bout d’ailes bleu, appelant sa femelle, était posé un peu plus loin, dans une ouverture de la pente, par où l’autre versant de la gorge tout noir encore s’apercevait en vis-à-vis.

Romain avait couru après le geai qui s’est envolé ; ensuite la détonation avait donc été entendue jusqu’au poste, tandis que du côté d’amont elle ne cessait plus de se faire entendre, roulant en cahotant dans la gorge qu’elle remontait comme une charrette lourdement chargée.

Romain avait visé le geai qui avait été au bout du canon de son arme, puis n’y était plus, pourtant Romain avait pesé sur la détente ; ensuite il avait tourné sur lui-même un moment dans la fumée, pendant que l’odeur de la poudre qu’il avalait abondamment le faisait éternuer et tousser ; — puis il était tombé sur le dos dans la mousse.

Il a regardé d’abord sa main sans comprendre, n’éprouvant aucune douleur ; il s’était mis ensuite à sangloter comme un enfant.

Il appliqua sur la blessure la paume de sa main droite pour empêcher le sang de couler, mais le sang giclait sous la paume. Le sang giclait entre les lambeaux de peau qui étaient tout ce qui restait des doigts de sa main gauche ; il tombait à larges gouttes en faisant un bruit. Une colère était venue à Romain ; tout à coup il avait secoué violemment sa main à deux ou trois reprises, comme pour la vider en une fois de tout son sang, mais il s’en éclaboussa la figure. Il sentait la chaleur du sang sur sa figure froide de l’air du matin ; il y avait l’odeur du sang, il y avait la vapeur du sang dans l’air froid ; il cria : « Au secours ! » il cria plusieurs fois au secours de toutes ses forces ; puis, portant les yeux sur son pantalon, il le vit rouge, portant les yeux sur sa manche il la vit toute rouge du même liquide gluant qui collait à son poignet en tirant sur les poils…

Il avait dû perdre connaissance un moment ; puis, étant revenu à lui, il avait déchiré tout un côté de sa chemise qu’il enroula autour de sa main blessée, de son mieux ; et la suite avait donc été qu’il était paru sur le chemin en avant du poste, sans que les hommes du poste se fussent encore aperçu de ce qui lui était arrivé.

Ils avaient seulement crié : « Halte !… » ils avaient crié : « Halte ! ou on fait feu ! » puis ils avaient reconnu Romain ; — ils abaissent leurs armes, ils crient : « Qu’est-ce qu’il y a, Romain ? D’où viens-tu ? »

Il ne leur répondit rien. Il continuait de venir. Alors on a vu son épaule nue. Alors, aussi, on a vu qu’il était entièrement peint en rouge, la poitrine, les joues, le front, les jambes, le pantalon, jusqu’à ses souliers ; enfin ce fut cette main qu’il tenait levée, avec son autre bonne main, comme une lampe, devant lui.

On l’a assis dans le poste ; Compondu disait :

— Il faudrait avoir des toiles d’araignée, il n’y a rien de meilleur pour arrêter le sang…

Mais Romain n’a pas voulu qu’on le touche. Il disait : « Non ! non ! laissez-moi tranquille ! » Il n’a pas voulu qu’on touche à son bandage ; dès qu’on parlait de le faire, il se mettait à pleurer. On n’avait donc pu que le faire asseoir et le faire boire ; il y avait de l’eau-de-cerises toute jeune dans une gourde, c’est-à-dire de la très forte ; on est venu avec la gourde, on lui disait :

— Ça va mieux ?

Il tenait toujours sa main levée devant lui, on lui tenait le goulot de la gourde entre les dents.

— Encore une gorgée ? Ça va mieux ?

Et lui, mettait sa tête en avant pour avaler, mais il secouait la tête ; puis, comme on lui demandait : « Alors qu’est-ce qui est arrivé ? raconte-nous, » il l’a secouée de nouveau.

Et on n’a rien su que beaucoup plus tard, pendant que pour le moment on l’emmenait, et deux des hommes du poste l’ont accompagné jusqu’au village, le soutenant chacun sous un bras ; — ainsi ce nouveau malheur descendait maintenant vers nous.

Il y avait toujours cette main levée ; le sang avait séché, le sang avait durci à l’air sur le bandage ; Romain tenait à présent devant lui une main noire ; et c’est le signe de cette main qu’on a eu vite fait de voir, quand il s’est montré devant nous.

Une fenêtre, une autre ; celles qui regardent vers le chemin, celles qui sont tournées du côté de la montagne, puis celles qui étaient de chaque côté de la rue : Romain qu’on menait à présent chez Pont.

Puis le monde qui est venu, Victorine qui était venue ; mais la seule chose qu’elle a entendue, c’est quand le vieux Munier a dit :

— Vous voyez, il était là-haut… C’est par ceux-là que ça va commencer.

La seule chose qu’elle ait entendue parmi tout ce qui était dit, crié, toussé, pleuré ; — et la seule chose qu’elle ait comprise, c’est qu’elle pourrait passer, puisque Romain avait passé.