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IX

Ce même soir déjà (le soir donc du jour où Pont était monté), le neveu avait dit :

— Il faut mettre la corde.

Le maître avait bien essayé de hausser encore les épaules, mais on voyait que c’était seulement par habitude, car, quand son neveu et Barthélemy s’étaient levés, il les avait laissé faire sans rien dire ; et la porte, dès ce soir-là, avait été attachée soigneusement.

Ils avaient tous été se mettre ensuite autour du feu, sans même s’apercevoir que Clou n’était pas rentré.

Ils faisaient grand feu. Clou n’était pas rentré, ils n’y ont pas pris garde. Ils étaient les quatre, ils ne disaient rien. Et, longtemps, ils n’avaient rien dit ; puis, comme l’autre fois, c’était Barthélemy qui avait parlé le premier, ayant fait d’abord bouger un moment en silence sa grosse barbe.

On l’avait vu ensuite hocher la tête :

— Ça va être comme il y a vingt ans… Il ne doit déjà plus être bien loin…

— Taisez-vous ! a dit le maître.

Il prit une grosse poignée de branches qu’il jeta sur le feu, puis une deuxième, faisant naître une grande flamme claire qui est montée à un bon mètre du foyer en se recourbant dans le bout ; et c’était moins pour la chaleur que pour la lumière, parce qu’on prétend qu’Il n’aime pas la lumière.

Et, en effet, le maître a alors vivement regardé tout autour de lui dans la pièce ; le maître a pu voir qu’Il n’était pas là.

Ils étaient seulement les quatre, et c’était bien tout. Et, à ce moment, Barthélemy a fait encore un mouvement avec la tête :

— C’est pourtant vrai, a-t-il commencé…

Mais alors, pour le faire taire, le neveu a pris dans sa poche sa musique à bouche, pendant qu’il y avait donc le grand feu que le maître continuait d’entretenir soigneusement ; mais c’est aussi que le silence de dehors avait recommencé à venir, en même temps que la nuit était revenue ; alors on voudrait ne plus l’entendre, on cherche à se distraire de lui (quand il n’y a plus rien, quand c’est comme avant les hommes sur la terre ou quand il n’y aura plus d’hommes sur la terre) ; — avec un petit peu de musique, une danse, les toutes petites notes claires tremblotantes (une marche, puis une valse, puis une polka) ; et Joseph pendant ce temps était ici, les coudes sur les genoux ; puis il n’a plus été ici.

De son côté, il était parti ; c’était son tour à lui de se mettre en route, pendant que la petite musique venait toujours, mais elle venait à présent pour lui entre les pins, bougeant doucement derrière leurs troncs rouges, et par terre aussi c’était tout rouge, à cause des aiguilles tombées sur lesquelles Victorine glissait.

Pendant que la petite musique venait, et la petite musique venait d’en haut, à leur rencontre, entre les pins ; tandis que Victorine glissait, parce qu’elle n’avait pas de clous à ses souliers. C’étaient ces petits souliers sans clous qu’elle mettait pour aller danser le dimanche ; une de ces après-midi de dimanche où ils allaient danser dans les fenils de la montagne, de l’autre côté de la forêt ; alors elle glissait sur les aiguilles, ce qui la mettait en colère, ce qui la faisait rire, puis elle semblait prête à pleurer.

Il la prenait par la main, il la tirait à lui ; mais elle se fâchait de nouveau, disant qu’il allait lui déchirer son caraco de mohair, bien mince en effet, et brillant, brillant comme un morceau de ciel sous les arbres, pendant qu’il y avait là-haut entre les arbres ces autres morceaux de ciel.

— Ne tire pas si fort, tu vas me déchirer…

Ah ! elle n’était pas toujours commode, mais on trouvait toujours moyen de se raccommoder.

Elle faisait tenir ses frisons noirs avec de l’eau sucrée, elle se mordait les lèvres pour les rendre plus rouges. Ils regardaient l’écureuil, ils regardaient la pie faire aller sa queue en haut et en bas. Ils regardent la pie, puis ils se mettent assis ensemble pour la regarder, pendant qu’elle se balance toujours sur le ciel dans le bout d’un sapin, car rien ne presse et on a tout le temps ; pendant que les autres tournaient là-haut, puis ils s’arrêtaient de tourner, puis ils recommençaient de tourner, comme on entendait à la petite musique qui venait, ne venait plus, venait de nouveau, Et, tout à coup, il avait dit :

— Si on en dansait une ici, rien que les deux ?

Elle voulait bien, ça l’a amusée. Ils ont trouvé une place suffisamment plate, et dégarnie, comme il convient. Il l’avait prise contre lui, chaude à tenir derrière le mince petit caraco ; ils tournaient ensemble, — mais il a semblé à ce moment à Joseph que le jour baissait, comme si un nuage était venu se mettre entre le soleil et eux.

Joseph a levé la tête ; des morceaux d’arbre, des morceaux de pente à la terre rouge se sont envolés…

Le feu avait baissé, en effet ; le neveu avait remis la musique à bouche dans sa poche.

Joseph voit le feu qui baisse, il voit que le maître s’est levé ; elle, il ne la voit plus.

Pareillement au maître, le neveu et Barthélemy se lèvent, ne disant rien, baissant la tête, qu’ils tournent ensuite vers la lumière du falot que le maître vient de suspendre à un clou enfoncé dans le montant d’un des lits, après que Barthélemy avait encore été voir si la porte était bien fermée ; — puis ils se sont jetés sur la paille, s’enroulant dans leur couverture, sans s’être déshabillés, ni même avoir pris la peine d’ôter leurs souliers, ce soir-là, comme ils font pourtant toujours, et à cause des rats ils les pendent par les cordons à des chevilles.

On n’a pas su s’ils dormaient ou non. Ils se trouvaient couchés depuis au moins une heure ; il y avait de la lune. Ils ne bougèrent point. On a entendu un bruit de pas. Les pas se rapprochaient toujours plus.

On n’a pas su s’ils dormaient ou non, à part Joseph ; ils n’avaient plus, ni les uns ni les autres, pensé à Clou, tellement ils vivaient déjà chacun pour soi.

Et Joseph a entendu qu’on venait, il a entendu ensuite qu’on a essayé d’ouvrir la porte. Jusqu’à ce soir-là, elle n’avait jamais été que poussée ; alors il y a eu un moment de surprise, de l’autre côté de la porte, d’où aussi un silence et un temps d’arrêt, puis on heurte. On frappe trois coups ; Joseph s’était assis sur sa paillasse.

Et Joseph d’abord s’était dit : « C’est Clou, » puis, parce qu’on n’appelait toujours pas et on ne disait toujours rien (on s’est contenté de frapper trois coups de nouveau, toujours ces trois mêmes coups), — au lieu d’aller ouvrir, il est resté assis, sentant sa peau se soulever à la racine de ses poils, dans ses cheveux, dans sa barbe.

On heurtait pour la troisième fois.

Il a dit : « Eh, vous autres, vous entendez ? » on faisait comme si on dormait. Joseph appelle de nouveau : il voit, à cause de la lune, le neveu se serrer contre le maître sur leur cadre.

Il se lève. Il avait honte de lui. Il a été secouer Barthélemy par l’épaule.

— Eh ! Barthélemy, disait-il, venez avec moi. Ça doit être Clou.

— En es-tu sûr ? disait Barthélemy… Parce que peut-être que c’est Lui…

Ayant fini pourtant par s’asseoir à son tour :

— Oh ! moi, je veux bien ; moi, je ne risque rien, mais toi…

Il a été chercher le papier avec la main sous sa chemise et ce fut seulement quand il l’eut tenu dans sa main qu’il est venu avec Joseph.

Ayant dénoué la corde, ils n’ont fait qu’entr’ouvrir la porte légèrement, tandis que la lune venait en une étroite bande bleue sur la terre battue devant eux. Et la lune a été un triangle, puis elle a été une belle route claire disant d’entrer, car ils avaient reconnu Clou ; mais Clou n’entrait pas.

Il se tenait dans la lune :

— Eh bien, vous n’êtes pas pressés d’ouvrir… Qu’est-ce qu’il vous prend ? Vous vous enfermez ?

Il se tenait devant vous, il riait ; la lune lui coulait sur les épaules, venant de dessus la montagne derrière lui et de derrière sa tête ; de sorte que ses épaules et les côtés de sa veste étaient éclairés, mais pas sa figure, ni ses traits, ou mal : — pendant qu’il riait de nouveau, puis :

— Allez-vous toujours me faire attendre comme ça ?

Les côtés de sa veste tombaient droit, à cause de ses poches pleines.

Et, tout à coup, Joseph a recommencé à avoir peur, pendant que la colère lui venait :

— Dépêchez-vous d’entrer, disait-il… Ou bien je referme…

Mais l’autre riait toujours.

— Quand je voudrai, tu sais… Et puis vous n’avez qu’à laisser la porte ouverte. Il fait bon dehors par le clair de lune.

Et il ne s’est pas pressé d’entrer, pendant que Joseph (est-ce parce que la nuit était froide ?) sentait des frissons lui courir le long de l’épine sous ses habits…

Le lendemain matin (bien qu’on eût soigneusement isolé le troupeau, et, pour la nuit, on le poussait sous une roche), le lendemain matin, deux bêtes de nouveau ont été atteintes par la maladie.

Ils ont été chercher de nouveau la hache à long manche ; ils se sont remis à creuser.

Sous le beau ciel, par le beau temps ; car il a fait beau sans interruption tous ces derniers quinze jours, avec une frange de froid régnant encore le matin, le long des parois, du côté de l’ombre, puis elle se retirait en même temps que l’ombre, faisant place à une grande chaleur pleine de mouches et de taons.

Ils étaient regardés seulement depuis là-haut, par cette bande de ciel bleu ; il n’y a eu qu’elle, tous ces quinze jours, et elle a été toujours la même, ramenant sur ses bords, à chaque lever de soleil, un même bel arrangement de tours, de pointes, d’aiguilles, de dents.

Le beau temps allait là-haut, sans s’occuper de vous, avec son horlogerie ; et des hommes sont dessous, mais est-ce qu’ils sont seulement vus ? est-ce qu’ils comptent seulement ? quand il y a ces quatre points, et ce cinquième ; puis plus aucune autre chose vivante, par toute la grande combe et au-delà sur le chemin, parmi la rocaille et les éboulis ; — sauf les ombres qui lentement tournent, un arbre qui bouge, un choucas, une corneille, ou bien l’aigle immobile sur ses ailes haut dans l’air, comme s’il pendait à un fil.

Et quatre hommes là, vus ensemble, puis un cinquième qui s’éloigne d’eux, allant dans la direction du glacier ; — et, parfois, vers le soir, l’un des quatre aussi s’en allait, mais dans la direction contraire : c’est-à-dire jusqu’à la porte qui ouvre sur la vallée.

Joseph, arrivé là, choisissait un point dans le ciel.

Le point qu’il choisissait dans le ciel était juste au-dessus du village ; il n’avait plus ensuite qu’à se laisser tomber de là-haut, droit en bas.