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VI

La vie d’en bas, pendant ce temps, continuait son petit train ; c’est ainsi que, quelques jours plus tard, le vieux Munier était monté avec sa luge chercher une provision de fagots dans la forêt.

Ces luges, c’est de quoi ils se servent dans leurs mauvais chemins où aucune voiture, ni véhicule à roues ne pourrait s’aventurer ; alors ils ont pour les remplacer ces traîneaux faits de grosses pièces de bois à peine écorcées, qui tiennent ensemble, non au moyen de clous, mais bien de fortes ligatures en osier qui leur donnent de la souplesse, et avec de larges glissoires ; — comme était donc la luge de Munier, à laquelle il avait attelé une vache.

Il redescendait avec sa provision de fagots ; il venait d’arriver en haut d’un raidillon particulièrement penché qui rejoignait du bas le chemin de Sasseneire.

La vache avait eu beaucoup de peine à traîner sa charge pendant un moment et Munier pour l’aider marchait devant elle, tirant sur la bride ; puis voilà qu’on a vu la vache s’accroupir sur son train de derrière, pendant que Munier tirait en sens inverse, tant qu’il pouvait, de ses deux mains.

On a vu alors les brancards monter à frottement juste contre les flancs ronds de la bête, dépassant ses cornes du bout ; en même temps, le devant des glissoires s’était mis à porter à faux, de sorte qu’on a pu en voir le dessous ; puis toute la masse a basculé en avant, poussant la bête qui s’est laissée glisser sur ses sabots parmi les pierres, où deux traces luisantes se sont alors marquées, laissant voir les cailloux écrasés faire par place un petit peu de farine, tandis qu’une poussière montait de chaque côté des glissoires comme si elles avaient pris feu.

Heureusement qu’il y a des paliers, il y a des repos par moment dans ces pentes ; et un de ces paliers était venu dont Munier profita pour laisser souffler sa bête et pour souffler soi-même un peu.

Ce fut pendant que Munier était là. Il regardait du côté du chemin.

Et Munier a été étonné de voir qu’on venait sur le chemin, pendant qu’il s’étonnait aussi des dimensions de la personne ; mais, ce qui l’étonnait le plus, c’est la façon dont on venait, parce qu’on avait la tête en avant, et parce que tantôt on courait, tantôt on s’arrêtait, puis on faisait deux ou trois pas, puis on s’arrêtait de nouveau.

Et Munier regardait toujours, — Munier qui avait donc voté non et était donc un de ceux qui avaient voté non à l’assemblée de commune ; — puis il a dit : « Est-ce possible ? » puis : « C’est bien lui, » puis : « Alors qu’est-ce qui arrive ? » ayant dans le même moment tiré sur sa bête qui reçut de nouveau le poids de la charge dans l’arrière-train.

C’était le boûbe. Il avait ses habits du dimanche ; ceux de la semaine étaient dans un petit sac de toile sur son dos. Il tenait la tête en avant, on ne voyait pas sa figure. Il avait bien été forcé de s’arrêter, ayant trouvé Munier et la luge de Munier qui lui barraient le chemin ; pourtant il n’avait pas relevé la tête sous son petit chapeau de feutre noir devenu rouge ; et même, maintenant (parce que Munier avait commencé à lui parler, lui disait : « D’où viens-tu ? ») il se cachait la figure dans son bras.

— D’où viens-tu ? a recommencé Munier.

Alors, toujours sans la relever, le boûbe a fait un mouvement avec la tête vers la montagne ; après quoi ses épaules, sous la veste de drap trop large, se sont mises à trembler malgré le soleil et la chaleur…

— Pourquoi es-tu descendu ? avait repris Munier.

Mais le boûbe a seulement tremblé plus fort et le tremblement gagnait à présent toute sa petite personne et jusque dans le pantalon trop long ou trop court, qui n’était pas encore tout à fait un pantalon d’homme, mais n’était plus une culotte et tombait raide jusqu’à mi-jambe avec une grosse bosse au genou.

— Ça n’allait pas là-haut, hein ?

Le petit Ernest a secoué la tête.

— Ah ! ça n’allait pas ; qu’est-ce qui n’allait pas ?

— J’avais… j’avais peur…

— Peur de quoi ?

— Parce qu’on marchait.

— Hein ?

— On… marchait…

— Hein ?

— Sur le toit…

— Hein ?

— … Alors le maître m’a dit : « Va-t’en ! »

Et puis :

— J’ai froid… J’ai mal à la tête…

— Arrive, a dit Munier. On descendra ensemble.

Sans plus rien dire, Ernest s’était mis à marcher à côté de Munier, pendant que la vache tirait, mais à présent le chemin était bon, de sorte qu’on n’avait plus besoin de s’occuper d’elle ; et Munier s’occupait à poser au petit Ernest toute sorte de questions.

Des hommes étaient en train de faucher dans les prés bordant le chemin ; ils se sont redressés, croisant les mains sur le manche de leur faux.

Et plus loin est venu le village, mais Munier avait déjà arrêté toutes les personnes qu’il avait rencontrées ; et, dans le village, il a continué à agir de même, ce qui fit un attroupement, pendant qu’on allait prévenir la mère du petit Ernest…

Ce soir-là, Victorine était en train d’écrire et il pouvait bien être déjà dix heures ; elle était dans sa chambre en train d’écrire une lettre à Joseph quand elle a entendu du bruit dans la rue.

Elle a été ouvrir la fenêtre. Il y avait dans le haut de la rue une femme qui venait de sortir de chez elle, pendant que d’autres femmes étaient sur leurs perrons.

Victorine a reconnu la mère du petit Ernest ; et la mère du petit Ernest :

— Je ne sais pas ce qui lui arrive ; il n’arrête pas de trembler…

On voyait sur ces autres perrons les barres de lumière que faisaient en travers de la dalle les portes ouvertes à demi ; là, les femmes, se penchant, disaient quelque chose, et d’en bas :

— Oh ! bien sûr, j’ai tout essayé… Je lui ai fait boire du thé bouillant, je lui ai mis des bouteilles d’eau chaude… Ça n’a servi à rien, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Attendez…

On est descendu des perrons ; les femmes avaient rejoint la mère du petit Ernest.

Il faut dire que Victorine n’avait pas pensé ce soir-là beaucoup plus loin, et, ayant fermé sa fenêtre, elle s’était remise à écrire. Romain devait descendre le samedi suivant avec le mulet. La grande affaire était alors pour elle la lettre qu’elle comptait lui remettre. Il ne se passa rien d’important jusqu’à ce samedi-là ; et la lettre de Victorine était prête depuis deux ou trois jours déjà, qui était une longue lettre, où elle avait pourtant laissé une place vide, comptant la remplir au dernier moment.

Le samedi, dès les sept heures et demie, elle était dans la boutique. Romailler s’est mis à rire derrière le comptoir en la voyant entrer.

— Tiens ! tu es déjà levée.

Il riait dans sa barbe noire, les mains dans les poches, en avant des piles de morceaux de savon et des pièces de drap qui garnissaient les rayons en étages derrière lui.

— Voyons, disait Romailler, de toute façon, ils ne peuvent pas être là avant dix heures…

Parlant de Romain et du mulet, parce qu’elle s’inquiétait déjà : parlant de Romain et du mulet au pluriel, parce qu’ils devaient venir ensemble :

— Alors, repasse un peu après dix heures… Ou bien est-ce que tu veux l’attendre ?…

Ne parlant plus que de Romain.

— Voilà une chaise, mets-toi là…

Mais elle était trop agitée pour attendre. Et elle revint à dix heures, à dix heures et demie, à onze, à onze heures et demie, à midi : Romain n’était toujours pas arrivé.

Non, d’ailleurs, qu’il se fût rien passé de grave, mais c’est qu’il avait volé à son père un vieux fusil de chasse qu’il avait été cacher, le jour de la montée, non loin du chemin, sous des feuilles sèches, comptant bien l’y reprendre dès que l’occasion s’en présenterait, et l’occasion s’en présentait. À la descente déjà, la tentation avait été trop forte, bien que Romain par prudence ne comptât se servir de son arme qu’en remontant ; et ainsi il avait perdu près de trois heures, parce qu’il y a des écureuils, et il y a parfois des lièvres, mais, à défaut de lièvres, il y a des écureuils, il y a des geais, des pigeons. Il avait attaché le mulet par la bride à un tronc de mélèze, et : « Toi, tu vas rester là, » ayant été fouiller ensuite sous les feuilles, dans une fente de rocher où était l’arme, avec une poire à poudre, de la grenaille et des capsules dans une boîte en fer-blanc, car c’était un vieux fusil à chien, mais ça n’empêche pas ; puis il s’est glissé sans faire de bruit d’un arbre à l’autre, levant la tête vers ces puits en hauteur qu’il y avait entre les troncs, avec une fermeture d’air dans le bout, une belle fermeture d’air bleu.

Romain visait, tirait, manquait.

Il faisait venir au bout du canon de son fusil un autre canon de fumée, tandis que la secousse lui entrait dans l’épaule ; puis, l’arme levée, il restait là, s’attendant à voir tomber l’écureuil, et l’écureuil ne tombait pas.

Seulement déjà, un peu plus loin, un geai s’est mis à crier ; alors Romain a couru après le geai.

Telle était sa nature, et il cédait à sa nature, entre les troncs, dans la rocaille, montant ou descendant la pente abrupte, toute glissante d’aiguilles, coupée de bancs de rochers ; ainsi il avait fini par arriver à un endroit dégarni d’arbres, d’où il dominait la pointe des sapins poussant plus bas et sur laquelle il avait vu des pigeons se poser ; alors il a tiré sur les pigeons, et eux sont partis droit devant eux pour l’autre côté de la gorge, parcourant en une ou deux secondes le chemin que l’homme mettrait des heures à faire, ô le condamné, parce qu’il lui faudrait descendre, puis remonter, avec mille peines, tandis qu’eux n’ont qu’à se lancer sur la belle route droite, la belle grande route, toute plate, de l’air…

Cependant Romain avait donc encore couru après les pigeons, couru de nouveau après des geais, ayant plusieurs fois risqué de se casser la tête ; — il était midi passé que le mulet attendait toujours au bord du chemin. Cela donna, au total, que Romain ne parut à la boutique qu’après deux heures.

Aux questions qu’on lui posait, il avait répondu par une histoire qu’il avait eu tout le temps de préparer en venant : « Oh ! disait-il, c’est seulement une génisse qui s’était sauvée » ; et puis il a eu faim et puis surtout il avait soif.

Il mangeait, il buvait ; et elle, elle avait été une des premières à être là (pour la sixième ou la septième fois) ; alors, voyant Romain être tranquillement assis devant une chopine et un verre, la joie l’a faite changer de couleur ; parce que la joie a tiré d’abord tout son sang au cœur, puis l’a refoulé, lui faisant les oreilles devenir toutes chaudes, lui gonflant les veines du cou.

Elle arriva droit sur Romain :

— Mon Dieu ! Romain, qu’est-ce qui se passe ?

Mais lui, de nouveau :

— Rien du tout.

Il a recommencé son histoire :

— Il y avait une génisse qui s’était échappée, on s’est tous mis après, et, comme ça, ça a fait du retard.

Il a vidé son verre, tandis qu’elle, il lui a fallu boire encore une grande tasse d’air pour se remettre d’aplomb ; puis tout à coup :

— Tu n’as rien pour moi ?

Elle venait enfin de penser à la lettre que Romain devait avoir pour elle, et lui, bien entendu, l’avait oubliée ; mais alors il a été la chercher dans la poche de sa veste, il l’a tendue à Victorine, qui sortit en courant, tandis que le Président entrait…

Le Président de son côté avait questionné Romain ; il avait été tout content de voir qu’il ne s’était rien passé de grave.

— Je savais bien, disait le Président… C’est comme l’histoire du boûbe…

— Oh ! disait Romain, parlant du boûbe, qu’est-ce que vous voulez ? il avait l’ennui… Il pleurait tout le temps ; le maître lui a dit : « Va-t’en chez toi, si tu veux pleurer… » Pour ce qu’il faisait quand même !

Et le Président a payé à boire à Romain :

— Parce que, disait-il, j’ai compris tout de suite que Munier avait cherché à grossir l’affaire pour me faire du tort ; alors je ne suis pas fâché qu’on t’entende…

Plusieurs de ceux du parti de Munier étaient, en effet, venus, sans en avoir l’air, aux nouvelles ; d’autres étaient entrés par simple curiosité ; maintenant la boutique était tellement pleine que beaucoup de personnes avaient dû rester dehors ; et au fond de la salle à boire était Romain qui buvait, qui a bu encore, et qui parlait ; — pendant qu’elle mettait vite sur la place restée blanche : « Oh ! je suis bien heureuse, car j’ai été tellement inquiète depuis l’autre jour, mais tu me dis que tout va bien là-haut, alors je te crois. Tu verras sur ce papier que tout va bien ici également, adieu. J’ai juste le temps de fermer ma lettre, merci de la tienne, mais quand viendras-tu ? Tâche bien, n’est-ce pas ? de venir de demain en huit, et, la fois suivante, c’est moi qui monterai… »

Ne pouvant toutefois pas s’arrêter, mais il n’y avait plus qu’une petite place, alors elle a mis dessus :

— « Je t’aime bien, un gros baiser… »

Romain ne se remit en route que vers les six heures ; pourtant, peut-être que s’il avait eu sa tête à lui, rien ne serait arrivé et il aurait pu encore à la rigueur être sorti des mauvais passages avant que la nuit fût venue ; — mais justement il n’avait plus sa tête à lui.

À peine était-il arrivé dans la forêt que le souvenir de sa chasse inutile du matin lui était revenu dans ses fumées, l’humiliant ; il avait de nouveau attaché le mulet à un tronc, lui disant, comme l’autre fois : « Tu n’as qu’à attendre ; » puis le voilà qui va reprendre son fusil, bien qu’on n’y vît plus à vingt pas…

On s’explique du moins la chose de cette façon-là, car il ne reparut au village qu’un peu avant minuit, et on n’a jamais pu savoir exactement ce qui s’était passé. Mais, vers minuit, on a appelé sous les fenêtres du Président. Du premier coup, le Président fut réveillé à côté de sa femme. C’est Romain qui appelle le Président sous les fenêtres du Président : « Hé ! là-haut, » de toutes ses forces, parce que le vin ne devait pas l’avoir entièrement quitté encore et le vin ne connaît pas les ménagements.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Le mulet s’est déroché…

— Comment dis-tu ?

Puis, plus bas :

— Monte vite… Je vais t’ouvrir…

Mais l’autre continuait à haute voix :

— C’est comme je vous dis, dans la gorge… Une pierre qui lui est arrivée dessus.

Le Président, en chemise, courut ouvrir la porte à Romain ; pas si vite toutefois que les voisins n’eussent tout entendu, et que Romain n’ait eu le temps de leur raconter, à eux aussi, son aventure :

— Une pierre, et à mon avis elle n’a pas roulé toute seule… L’endroit était trop bien choisi.

Il a fallu que le Président vienne, le prenne par l’épaule, le pousse dans la cuisine, dont il ferme la porte à clé ; puis, comme sa femme s’était habillée et voulait venir, il ferme à clé la porte de la chambre ; il enferme sa femme dans la chambre à coucher.

— Tais-toi malheureux !… Parle plus bas. Tu sais bien que j’ai des ennemis.

Mais quoi faire, le malheur étant déjà public ? — et quoi faire ensuite, sinon aller voir ?…

C’était à l’endroit d’une des barrières, à un de ces endroits où la paroi de la gorge surplombe.

Ils étaient partis à plusieurs lanternes, avec des cordes et des crocs, chacune des lanternes faisant une tache ronde sur les pierres et la terre allant en arrière, parce que c’est de nouveau une troupe en chemin, mais on n’a rien pu découvrir. Il n’a pas été possible de rien découvrir, ni du mulet, ni de sa charge, même quand le jour fut venu et même quand un des hommes se fut laissé descendre dans la gorge au bout d’une corde.

On la lui avait attachée sous les bras ; il disait : « Attendez… Bon ! vous y êtes ?… Eh bien, allez-y… » il se laissait aller quelques mètres. Puis, de nouveau, il s’est laissé aller quelques mètres, passant d’une saillie de roc à l’autre et jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la dernière, laquelle avançait singulièrement sur le lit même du torrent ; là, il a pu tout voir, c’est-à-dire qu’on ne voyait rien.

Il y avait seulement cette eau verte, lisse, profonde, cette eau morte, et qui vous donnait froid rien qu’à la regarder ; elle tournait lentement sur elle-même dans les poches du roc, tout en se soulevant par place comme quand le contenu d’une marmite se met à bouillir.

L’homme, au bout de la corde, regardait ; on lui criait d’en haut : « Tu ne vois toujours rien ? » — « Non, rien. » — « Tu ne peux pas descendre davantage ? » — « Oh ! impossible… » Ils ont fini par le remonter.

Alors le Président avait dit à Romain :

— Il ne te faut pas faire d’histoires. Prends mon mulet. On arrangera l’affaire plus tard… On va faire une enquête, on verra bien qui est responsable. Mais, pour le moment, dépêche-toi ; ils doivent s’inquiéter là-haut…