La gent Agrafeil/06

Bibliothèque-Charpentier (p. 254-269).


VI


Depuis la première assignation en partage, la procédure avait suivi son cours obscur et tortueux, semé d’incidents dilatoires chicanous et fructueux pour les gens de loi. À cette heure, l’affaire bien en état, assortie de nombreux actes que s’étaient fait réciproquement signifier les avoués des parties, après avoir longtemps mijoté, était cuite à point ; et au moment même où les parsonniers enterraient Pierre, l’huissier Borie, de sa grosse plume d’oie grinçante, écrivait ses actes aux fins de leur signifier le jugement qui ordonnait le partage par lots du domaine des Agrafeils. À l’encontre des associés restés à la maison, qui demandaient la vente judiciaire du bien afin de le garder tout entier en payant Jean et Tiennou, le praticien avait poursuivi et obtenu pour ses mandants le morcellement en huit lots, opération à laquelle il devait concourir et qu’il comptait rendre lucrative pour lui. Le surplus de ses conclusions tendant à faire attribuer à Jean plusieurs parts comme représentant trois branches des anciens Agrafeils, avait été rejeté pour n’être justifié, et le partage des immeubles par tête ordonné.

Après beaucoup de vacations des deux notaires des parties, assistés de Galinet, l’allotissement étant terminé à grand’peine, les lots furent tirés au sort. Lorsque Jean, qui avait été entretenu dans l’espoir d’emporter à lui seul la moitié du bien, vit le résultat de l’opération qui lui attribuait comme aux autres un huitième du tout, il comprit qu’il avait été joué et devint sombre. Son irritation contre l’Isabeau qui l’avait poussé à demander le partage, s’exacerba en voyant le lot que lui avait attribué le sort, lot dont les bâtiments se trouvaient entre une partie de maison attribuée à Siméon et la grange échue à Michel ; toutefois il resta muet, couvant sa colère.

Il fallut, pour mettre chacun en possession de son lot, aborner les terres et les prés, découper la cour, les bâtiments et les aisines en huit parties délimitées provisoirement par des piquets et des clôtures sèches. La grande cuisine fut divisée entre Tiennou et Françoise par un mur mitoyen allant du milieu de la porte à deux battants jusqu’à la taque de la cheminée, au droit de la crémaillère. Les provisions, le cheptel furent partagés, et le mobilier réparti entre tous, chacun prenant un lit, un meuble, un ustensile, un outil aratoire ; l’équivalence se faisant au moyen de menus objets de ménage. Ce partage fut l’objet de violentes discussions entre les parties adverses, et de récriminations envenimées par les criailleries de l’Isabeau et les haineuses revendications de Tiennou. Enfin, après force contestations et des chipotages interminables pour une cuiller ou pour une mauvaise assiette de terre raccommodée, les notaires finirent par lotir chacun à peu près également. Il ne restait plus à partager que la grande marmite, le « pot » symbolique de la communauté des Agrafeils. Michel demandait à le garder, offrant d’en payer la valeur à l’estimation ; mais Tiennou, rageur, déclara qu’il en voulait « son morceau » comme du reste et, prenant une pioche, mit la marmite en pièces, les pesa dans un panier avec la romaine et prit pour lui et Jean le quart du poids total. Après ce beau coup, avec l’Aîné, ils chargèrent sur une charrette ce qui leur appartenait et s’en allèrent à La Salvelat.

Les autres Agrafeils, restés avec Michel, réunirent leurs lots et continuèrent la vie en commun. Le bâtiment de Jean et son lopin d’aisine ne les gênait pas trop, étant à une extrémité de la cour ; mais dans la cuisine coupée en deux, le voisinage de Tiennou, qui venait de temps en temps et soulevait des difficultés de passage et autres, les incommodait fort.

Un jour, la Françoise, prenant Michel à part, lui montra, dans sa tirette, un fond de chausse plein de louis d’or et d’écus.

— Avec ça, dit-elle, on pourrait acheter la part de Tiennou ; il y a dans les trois cents pistoles…

— Oui, mais s’il se doutait qu’on la lui veuille acheter il en demanderait le double de ce qu’elle vaut. Laissons faire ; ça me tromperait beaucoup si l’Isabeau ne le poussait à vendre pour lui attraper son argent.

En effet, quelque temps après, Galinet, rencontrant Michel comme par hasard, entama une foule de propos vagues et insidieux, et finit par faire entendre assez clairement qu’il amènerait Tiennou à vendre sa part, moyennant qu’on lui fît une commission de trois louis par mille.

— Trois louis ! s’écria Michel, tu n’es pas trop coyon ! C’est toi qui gagnerais le plus à cette affaire ! D’ailleurs, pour acheter, il faut avoir de l’argent, et avec tous les frais que tu nous as fait faire sans raison, il n’y en a plus chez nous.

— Penses-tu que la Françoise, mettant sou sur sou depuis cinquante ans, n’ait point un magot quelque part ? dit le rusé coquin.

— C’est elle qui a fourni presque tout l’argent de notre part de frais ; elle ne doit plus avoir une maille… Et puis, quel intérêt aurait-elle à acheter seule le lot de Tiennou, puisque nous vivons en commun ?

Après plusieurs entretiens de ce genre, Galinet, fortement aidé par l’Isabeau, finit par mener à bien la négociation, moyennant deux louis de commission. Mais, pour décider Tiennou, il fallut avoir l’air de forcer la main à Michel qui représentait Françoise et se disait obligé d’emprunter pour faire le payement comptant exigé par le vendeur. Enfin au travers de bien des incidents, des semblants de rupture, et des diverses finasseries d’une diplomatie de village, les deux contractants se rencontrèrent un jour chez le notaire de Cabans. L’acte était écrit presque en entier, lorsque tout faillit être remis en question. Outre le prix principal de trois mille et quarante francs, Tiennou exigeait des épingles pour l’Isabeau… un louis d’or !

— Elle n’a rien à voir dans notre marché ! dit Michel, elle ne t’est de rien. Si c’était Jean qui vendît, encore à toute force étant son homme, il pourrait parler de ça !

Là-dessus, après avoir bataillé longtemps et avoir fait mine de se retirer, Tiennou, pressé par le notaire, consentit à se réduire à un demi-louis d’épingles. Mais Michel déclara qu’il ne voulait rien donner à l’Isabeau, pas un rouge liard… Pourtant, il finit par s’accorder à payer quatre écus au-dessus du prix convenu : Tiennou en ferait ce qu’il voudrait.

Le contrat passé, Michel, tirant de dessous sa veste un sac de grosse toile, compta l’argent que le notaire recompta, puis remit à Tiennou.

— Et ne te le laisse pas prendre ! dit Michel, goguenard, à son vendeur. Ne donne que douze francs à l’Isabeau !

Dès le lendemain, le mur qui coupait en deux la grande cuisine fut démoli. Tous y besognèrent, même l’Albine qui transportait des gravats dans un panier.

— Laisse ça, petite, c’est trop lourd pour toi ! lui dit amiteusement Michel en la voyant peiner.

— Oh ! laisse-moi faire ! Je suis si contente que tu aies remis sus en entier la maison des Agrafeils !

Et comme elle disait ça avec affection, en levant la tête vers lui, il la regarda et leurs yeux se rencontrèrent.

— Tu es une brave petite drole ! fit-il, tandis qu’elle s’éloignait, rougissante.

Et tous deux, au même moment, se remémorèrent leur promesse faite à Petit-Pierre.

Le dimanche suivant, comme la Françoise avec l’Albine se promenaient à la vesprée autour de la maison, Michel survint, qui leur dit :

— Si vous autres voulez, nous irons jusqu’à la Font-du-Merle, ramasser du « creysselou », pour faire une salade.

— Je le veux bien, répondit Françoise, d’autant qu’il n’y a pas grand’chose pour souper…

— Je vais quérir un panier ! ajouta la petite, joyeuse d’aller se promener en compagnie de celui auquel elle commençait à penser.

Cette fontaine était entre des bois dans une petite combe, à une demi-heure des Agrafeils. En y allant, la vieille fille causait avec Michel, qu’Albine regardait de temps en temps à la dérobée, et elle se satisfaisait fort de l’acquisition de la part de Tiennou.

— La maison étant remise en son état, maintenant nous serons plus tranquilles, disait-elle, ça me déplaisait fort de voir cette cuisine où nos anciens ont mangé depuis des centaines d’années, coupée en deux !

— Il manque le lot de Jean, fit observer le maître, mais il nous reviendra tôt ou tard.

— Il est à craindre que l’Isabeau ne se le fasse donner, objecta la Françoise.

— Il n’y a point de risque, il la hait trop.

— Enfin, qu’il fasse à sa volonté… mais à présent il faut penser à autre chose. Pour que la maison ne défaille pas, il convient de te marier, Michel ; il me fâcherait beaucoup que la race des Agrafeils se perdît… Et tu n’auras pas besoin d’aller loin pour trouver une fille honnête et gente. Tiens, vois celle-ci ! dit-elle en prenant la main de l’Albine, devenue rouge subitement, elle t’aime, il y a quelque temps que je le connais ! tu ne feras jamais mieux que la prenant à femme !… comme a recommandé ce pauvre Pierre ! ajouta-t-elle.

— Moi je veux bien… et toi, qu’en dis-tu, Nine ? demanda Michel.

— Je ferai comme dit Françoise… puisque tu me veux, répondit-elle en le regardant franchement.

— Alors, tout est bien, dit la ménagère, donne ta main, Michel.

Et la prenant elle la joignit à celle d’Albine.

— Vous êtes accordés, mes enfants, dit-elle avec une sorte de religieuse gravité.

— Alors, tu es contente, ma petite ? demandait en revenant, Michel à l’Albine appuyée sur son bras.

— Oh oui ! Je suis bien heureuse !

De ce jour, Françoise ayant annoncé la nouvelle au souper, ils s’aimèrent simplement, ouvertement, sans coquetterie de la part d’Albine, sans manifestations de désirs impatients du côté de Michel. La petite prenait plaisir à voir le maître au travail, montrant son adresse et sa force. Lorsque, tenant le manche de l’araire, il poussait ses bœufs dans le sillon, elle admirait sa figure calme et sérieuse ; et le timbre de sa voix mâle la remuait profondément. Il lui semblait que, même dans les plus infimes et les plus pénibles travaux, il avait comme une sorte de dignité rustique consciente de l’importance du labeur qui fécondait la bonne terre nourricière ; sentiment du tout inconnu aux autres, qui faisaient leur tâche sans penser, à la manière des bêtes. Pour lui, il aimait à voir sa promise, six mois auparavant encore une enfant, maintenant fille faite, bien prise, à la douce figure, s’occuper des choses du ménage et des champs. Depuis que Lïou, maladif, gardait les brebis, l’Albine aidait le plus souvent Françoise à la maison, ou la suivait dans les terres pour faner, vendanger, ramasser les haricots ; et le maître se disait en lui-même qu’elle faisait tout avec une autre grâce que la Faurille et toutes les filles de par là.

Lorsqu’ils se rencontraient, ce qui était souvent, ils se jetaient au passage un regard amiteux, avec une bonne parole. Quelquefois s’il n’y avait personne en vue, Michel prenait sa future, et, tandis qu’elle riait fort, il l’élevait à bout de bras jusqu’à hauteur de ses lèvres et l’embrassait honnêtement, ainsi qu’il se doit entre accordés. Ainsi s’aimant, ils attendaient sans nulle mauvaise impatience le temps des noces qui se devaient faire après les vendanges.

La paix et la tranquillité étaient revenues aux Agrafeils, depuis que Tiennou, tracassier et noiseur de son naturel et puis toujours excité par l’Isabeau, ne venait plus leur rompre la tête pour une poule grattant dans son carreau de jardin, ou un cochon entré dans son morceau de cour mal close.

À La Salvetat, il n’en allait pas de même ; il y avait du garbouil entre Tiennou et sa prétendue femme, pour ce qu’il ne voulait lui remettre, pour le serrer disait-elle, l’argent de la vente de son lot. Il lui avait même quelque peu caressé l’échine avec un lien de fagot, certain jour qu’il l’avait surprise le guettant pour savoir où il le mettait. Quant à Jean, il avait visiblement quelque chose qui le travaillait ; ne disant mot à l’Isabeau et ne parlant à Tiennou qu’à toute force. Sombre, ennuyé, il mangeait du bout des dents, mâchant son pain lentement ; et après soupé laissait les autres à table et s’en allait coucher dans le fenil pour être seul.

Un jour qu’ils étaient tous les trois à biner des pommes de terre, Tiennou laissa Jean et l’Isabeau pour aller boire, disait-il, à la vérité pour s’assurer, en l’absence de celle-ci, que son argent était toujours dans la cache où il l’avait serré.

Arrivé à La Salvetat, il alla droit à l’étable où il l’avait enfoui, ôta le fumier, leva une pierre plate et, trouvant le trou vide, poussa un cri furieux :

— Ah la coquine ! la voleuse !

Et, fou de colère, il revint tout courant à la terre et trouva l’Isabeau seule.

— Où as-tu mis mon argent ?

— Est-ce que je l’ai touché, ton argent !

— Rends-le-moi ! Tonnerre !

— Pour le rendre, il faudrait l’avoir pris !

— Rends-le-moi, je te dis !

— Ah ! tu m’embêtes, à la fin !

Et se courbant, elle se remit au travail en grommelant :

— Vieille bête ! gros animal ! va le chercher au diable, ton argent !

Alors, exaspéré, perdant la raison, Tiennou, qui avait repris sa pioche, en asséna un grand coup sur la tête de l’Isabeau, qui tomba lourdement à plat ventre, la figure sur une motte. Comme elle remuait encore, grattant la terre des pieds et des mains, il acheva de l’assommer, de deux autres coups, et resta là planté, les yeux égarés.

Un instant après, l’Aîné sortit d’un bois tout voisin et s’approcha.

— Tu as fait là un joli travail, dit-il froidement à Tiennou qui, tout hébété maintenant, regardait le corps de l’Isabeau gisant le crâne défoncé.

— Elle m’avait volé mon argent !

— Ça ne m’étonne point ; elle était capable de tout, hors le bien… Mais, en attendant, te voilà dans de mauvais draps ; sauve-toi bien vite.

Sur ces paroles, Tiennou, déjà tout affolé par la perte de son argent, vit la guillotine devant ses yeux égarés, et pâle, épouvanté, s’enfuit vers La Salvetat.

En arrivant au village, il passa devant un vieux assis au soleil sur une « tronce » d’arbre, qui devisait avec deux femmes anciennes, leur quenouille au flanc.

— Je viens de tuer l’Isabeau ! leur cria-t-il.

Et entrant dans la maison, il prit une corde, monta au grenier et se pendit à un chevron.

— Ça devait mal finir ! fit Michel en apprenant la chose. En attendant, Nine, voilà notre mariage repoussé ne sais jusqu’à quand, car nous ne pouvons faire noces au lendemain de cette pendaison…

— Tiennou ne nous a pas bien fait ! objecta Siméon.

— Ça ne fait rien, répliqua Françoise, c’est un Agrafeil.

Quinze jours après cet événement, le meunier du Cros, entrant dans la basse-cour des Agrafeils, envoya une pétarade de coups de fouet qui fit enfuir la poulaille piaillant, et venir la Françoise sur la porte de la cuisine. Ayant déchargé deux sacs de farine, le meunier, en buvant un coup, raconta à la ménagère que Jean était malade et en danger de crever dans son lit faute de soins, car les gens de La Salvetat ne le voyaient pas d’un bon œil depuis son mariage avec l’Isabeau ; joint à ça que personne ne se souciait d’entrer dans la maison où s’était pendu Tiennou…

— Tu fais bien de me dire ça, répondit-elle.

Le meunier parti, elle alla trouver Michel et Cyprien et leur conta la chose.

— Il faut mettre les bœufs à la charrette, et l’aller quérir coup sec ! dit-elle.

— Tu as raison, firent-ils.

Arrivés à La Salvetat, ils trouvèrent Jean couché, maigre, la figure terreuse, l’air abattu.

— Ça ne va donc pas, mon pauvre ? lui demanda Françoise.

— Non.

— Et qu’est-ce qui te doul ?

— Tout.

— Eh bien, nous te venons chercher… Voilà ton frère Cyprien, voilà Michel aussi.

— Ma gent, je vous ai mal fait…

— Ne pense plus à ce qui s’est passé, nous autres l’avons oublié ! interrompit la vieille fille.

— Tout ça n’est plus rien ! ajoutèrent Michel et Cyprien. Nous allons t’aider à t’habiller, tu vas voir.

L’Aîné se mit à pleurer :

— Vous me faites mieux que je ne mérite, mes pauvres ! fit-il piteusement.

— Nenni, nenni, mon Jean ; entre parents on se doit aider.

Jean, habillé, la Françoise lui dit :

— Si tu as des sous, il ne faut pas les laisser ici.

— Je n’ai pas un liard…

— Alors, partons, nous reviendrons quérir tes affaires.

La paillasse et la couette du lit mises sur la charrette, Michel et Cyprien aidèrent l’Aîné à monter et il se coucha, un traversin sous la tête, Françoise assise près de lui. Puis Michel appela les bœufs et ils prirent le chemin des Agrafeils.

En route, la ménagère et l’Aîné parlèrent de la mort de l’Isabeau et de Tiennou.

— Je me pensais bien, dit Jean, que cette coquine lui aurait ses écus…

— Mais, où ont-ils passé ?

— Galinet est venu l’autre jour que Tiennou était aux Agrafeils. Ils ont parlé tous deux en cachette de moi… Elle a dû les lui donner à garder…

— Elle les plaçait bien !

— C’est que, vois-tu, reprit Jean, elle faisait la vaurienne avec Galinet, comme auparavant avec Malivert. Tiennou l’a tuée comme une chienne qu’on assomme d’un coup de pioche pour épargner une charge de poudre…, il a bien fait ! j’aurais dû le faire depuis longtemps !

— Oh, mon Jean !…

Comme il n’était guère malade que de regret et de chagrin de ce qu’il avait fait, l’Aîné fut bientôt rétabli sur pied, de manière que six semaines environ après son retour, Michel remit en avant l’affaire de son mariage. Mais il n’était pas au bout de ses ennuis. Après avoir fait les publications sans nulle observation, le maire, sifflé par le curé, refusa au dernier moment de faire le mariage, sous le mauvais prétexte que les promis étaient trop proches parents.

— Pourquoi ne le disiez-vous plus tôt ? lui demanda Michel en colère.

— Ils ne sont point tant parents comme vous dites ! ajouta Françoise. Le grand-père de Michel et celui de l’Albine n’étaient que cousins seconds… Mais tout fut inutile, les parsonniers venus tous furent obligés de s’en retourner penauds. Le curé, de sa fenêtre, et sur la place, le juge de paix, le notaire, l’huissier Borie et jusqu’à ce petit coquin de Galinet, les regardèrent passer d’un air goguenard.

— Le Diable me crâme ! dit à ses communiers Michel en serrant les poings, ces bougres-là finiront par me faire regretter le temps de l’autre !

Il fallut que le notaire de Cabans intervînt pour ses pratiques. Il dut rédiger un mémoire et faire une visite au procureur du roi de Bergerac pour vaincre les résistances illégales du maire. Enfin, après un mois de démarches et de peines, celui-ci consentit à procéder au mariage. Seulement, par une dernière méchanceté, il le fit à neuf heures du soir, en sabots et bonnet de coton.

Lorsqu’il eut achevé, il déclara que, pour cette fois, il ne suivrait pas l’ancien usage d’embrasser la mariée, et qu’il renonçait à ses droits.

— Ça tombe bien ! lui répondit Michel, j’avais logé dans ma tête de ne point vous la laisser embrasser !

Revenus aux Agrafeils, Françoise dit aux novis :

— Maintenant, mes enfants, ça n’est pas tout. Vous n’avez pas voulu le mariage de ce chétif curé ; mais tout de même il ne faut pas oublier le bon Dieu. Moi qui suis ancienne, j’ai appris de mon père comment, renonçant au prêtre, il fut marié ici même sous le manteau de la cheminée, devant le foyer des Agrafeils.

Alors elle alla quérir une bouchée de pain et un verre de vin sur une assiette et la posa sur la haute coupe d’un des grands landiers de fonte. Puis les novis étant debout devant le feu, entourés de tous les parsonniers, elle dit :

— Devant Dieu qui nous voit tous, Albine, veux-tu être la femme de Michel Agrafeil ?

— Oui… ma Françoise.

— Et toi, Michel, veux-tu être l’homme d’Albine Agrafeil ?

— Oui, je le veux !

— Adonc, prenez ce morceau de pain et le mangez, dit-elle en le rompant.

— Maintenant, Albine, — ajouta-t-elle lorsqu’ils eurent fait, — bois la moitié de ce vin et donne l’autre à ton homme.

Alors, après qu’ils eurent bu, elle joignit leurs mains et dit :

— À cette heure, vous êtes mariés devant Dieu : C’est entre vous à la vie, à la mort !

— Et vous autres, mes gens, — ajouta-t-elle en s’adressant aux assistants, — soyez bons témoins et mémoratifs de ce mariage à la mode de nos anciens !

Ainsi, en dépit du curé et des autorités, hostiles, se perpétua au milieu d’une population catholique et à deux pas du fameux suaire de Cadouin miraculeusement retrouvé, la communauté huguenote des Agrafeils.

« C’est Israël chez les Égyptiens ! » s’écria le vieux pasteur calviniste de Bergerac, en apprenant, une dizaine d’années plus tard, l’existence de cette petite église.

Et prenant son bâton de voyage, il s’en vint coucher aux Agrafeils. Le lendemain, il baptisa quatre jeunes enfants de Michel et fit un culte domestique au cours duquel tous les parsonniers et la Faurille communièrent fraternellement autour de la table de famille.

— Ma sœur — dit en partant le vieillard à Françoise — tu as bien ouvré la vigne de Christ !

Et tandis qu’il s’éloignait, la vieille pucelle huguenote en cheveux gris, du revers de son tablier, essuyait ses yeux humides.