Au pays des pierres/Dom Gérémus

Bibliothèque-Charpentier (p. 272-327).


DOM GÉRÉMUS



Pour M. Charles Durand :
À l’artiste, à l’archéologue, à l’ami.


C’était mon aïeul, un bon vieil homme sec comme un fagot de deux ans, avec un long gros nez, et de grandes jambes de héron boutonnées dans de hautes guêtres de toile bleue. Moi, son benjamin, encore jeunet pour lors, je ne le quittais guère et je lui faisais ses commissions. J’allais au débit faire remplir sa tabatière de corne dans laquelle il y avait une fève : ou bien je passais dire au perruquier de le venir raser, et lui accommoder sa petite queue de cheveux entortillée dans un ruban noir. Pour mes peines il me contait des histoires, c’est-à-dire la sienne, dix fois répétée, comme font les vieux, et coupée par morceaux que je rajuste maintenant.

Vois-tu, mon « drole », qu’il me disait, je suis né ici, à Tourtoirac en Périgord, le jour de la Saint-Martin de 1774, la première année du règne de Louis XVI : ça n’est pas d’hier, comme tu l’entends bien. Mon père était fermier des biens-fonds et des rentes en nature et en deniers de l’abbaye. Ma mère mourut le lendemain de ma naissance, laissant son pauvre homme bien empêché. Comme il se doulait et se complaignait fort de ce malheur, dom Gérémus Cluzel, prieur de l’abbaye, nouveau venu de quinze jours seulement, s’efforçait de le réconforter par de bonnes paroles, alléguant la volonté de Dieu, et l’assurant qu’il n’abandonnait jamais ceux qui mettaient leur confiance en lui. Finalement, pour lui donner une marque notable d’intérêt et de bon vouloir, il lui offrit d’être mon parrain, ce que mon père accepta bien volontiers, comme un grand honneur et une chose profitable. Voilà pourquoi je porte ce petit nom de Gérémus qui te semble tant étrange ; pour mondit parrain, je ne sais qui le lui avait imposé. Mais, toujours, il ne s’est pas perdu, car il y en a d’autres dans le pays.

Comme notre maison jouxtait presque le grand portail de l’abbaye, aussitôt que je fus dététiné de ma mère-nourrice et que je pus marcher, quasi tous les jours j’allais librement dans le monastère, au grand débarras et contentement de la vieille chambrière qui tenait la maison depuis la mort de ma pauvre mère. Pour mon père, il était tout le jour aux champs ou à courir pour ses affaires, et il ne rentrait que le soir. Je fus donc, pour ainsi parler, élevé dans l’abbaye, où j’étais l’enfant gâté de tous les religieux, surtout de mon parrain. Ils n’étaient pas guère, en ce temps-là, quatre seulement. Autrefois, ils étaient bien plus nombreux, comme ça se voyait pertinemment aux stalles de noyer rangées dans le chœur de l’église abbatiale. Mon parrain avait trouvé sur un acte, qu’en 1504 il y avait : le prieur, un sacriste, un camérier et trente-quatre religieux.

Mais pour lors, donc, il n’y en avait que quatre, à savoir, dom Gérémus Cluzel, que les bonnes gens de Tourtoirac appelaient : Moussu l’abbat, mais qui n’était au vrai que prieur claustral. Le véritable abbé de Saint-Pierre de Tourtoirac, tenant l’abbaye en commende, était à Paris où il écrivaillait quelque peu, et se divertissait fort avec les belles dames, ce disait-on. Après le prieur, venait le chantre, dom Hélie de Marnyhac, puis le syndic, dom Méric La Hyerce, et enfin le cellérier, dom Annet Guerlot. Comme ils étaient peu, tous avaient une dignité et des fonctions qui ne les occupaient guère d’ailleurs. Le prieur ne commandait pas, disant que les pères étaient d’âge compétent et assez grands pour se conduire ; le chantre n’avait pas de chœur à diriger, le syndic pas d’affaires à traiter, c’était l’office du juge abbatial, et le cellérier pas de provisions à faire, frère Luc s’en occupant.

Car il y avait aussi frère Luc, petit homme noir comme une mûre, qui veillait à la dépense de bouche, faisait la cuisine, et, des fois aussi, quelques bribes de la besogne spirituelle des pères. Je les aimais bien tous, ces bons religieux, mais en mon bas âge, ce frère convers était mon grand ami. Aussi faisait-il tout ce qu’il fallait pour l’être, me fabriquant des « virebriquets » ou moulinets, des fouets, des clifoires, et me bourrant de flans, de tartes et de fruits de la saison.

Les pères étaient vêtus de grandes robes noires, avec un camail et une sorte d’aumusse qui leur couvrait la tête qu’ils avaient rasée, manque une couronne de cheveux. Et puis ils avaient l’habit d’été, l’habit d’hiver, de façon à n’être point incommodés trop de la chaleur et du froid.

Ah ! qu’on était bien dans cette heureuse abbaye ! De grands murs de vingt-cinq ou trente pieds de haut, dont aucuns sont toujours debout, enfermaient en un seul pourpris la chapelle particulière de l’abbé, qui existe encore aujourd’hui, avec ses pots de grès maçonnés dans la voûte, pour augmenter la sonorité des voix lorsqu’on y chantait les louanges du Seigneur ; puis la maison abbatiale, les bâtiments, les cours, les cloîtres, une charmille, un parterre à fleurs, le verger, le potager, et les pelouses vertes ombragées de beaux arbres qui descendaient en pente douce jusqu’à la rivière de l’Haut-Vézère. Tout cela, jardins et le reste, était arrosé par une dérivation de la belle source qui jaillit au pied des rochers qui dominent le bourg. C’était une bénédiction que de vivre là, retiré du monde, tranquille, heureux, de loisir, avec un maître cuisinier comme frère Luc.

Les pères ne se levaient pas de trop grand matin, sept heures en été, huit heures en hiver, sauf le cas où quelque petite indisposition les retenait au lit. Après avoir dit leur messe, ils déjeunaient chacun à son goût : soupe au lait ou chocolat, pour mon parrain, dom La Hyerce et dom Guerlot ; « croustet » de pain avec un petit fromage de Cubjac et un grand verre de vin blanc pour dom de Marnyhac. Quant à frère Luc, qui n’avait pas de messe à dire, lui, vers l’heure de prime, il faisait une bonne frotte à l’ail et buvait tranquillement sa chopine.

À midi, les pères passaient au réfectoire pour le dîner. C’était le principal repas, celui pour lequel frère Luc réservait ses plats friands qui faisaient pousser des exclamations à ces excellents religieux :

— Ô frère Luc ! vous nous induisez en péché de gourmandise !

— Mangez, mangez sans crainte, mes pères, répondait-il, Dieu a fait les bonnes choses pour les siens ! D’ailleurs, je prends la coulpe sur moi.

D’autres fois, lorsque humant l’odeur d’une bonne royale de lièvre, ou le fumet de perdrix qui montraient leur tête sortant d’un superbe chou, si les pères se récriaient en badinant, frère Luc leur disait :

— Allez, allez, mes pères, ça n’est pas dans l’ordre de la Providence que les lièvres et les perdrix meurent de vieillesse ! Ne vaut-il pas bien mieux que ce soit ses bons serviteurs qui mangent ces bestioles tant estimables, qu’un maraud de renard ?

Les grâces dites, chacun disposait de son temps à sa guise. Après avoir fait sa méridienne, le prieur écrivait dans la bibliothèque et me faisait la classe. Dom La Hyerce prenait sa flûte et s’en allait faire de la musique avec les dames du château de La Faye, qui avaient un clavecin. Dom Guerlot sortait dans le bourg et « trullait » de porte en porte, offrant sa tabatière à chacun. Puis, il entrait chez le notaire, acceptait une goutte d’eau de noix ou de « riquiqui », et faisait avec maître Auphel d’interminables parties de piquet dont l’enjeu était une prise. Pour dom de Marnyhac, amateur forcené de chasse et de pêche, selon le temps il prenait le bateau de l’abbaye amarré sous un vergne, et, tirant l’épervier ou jetant la ligne, il remontait la rivière jusqu’au moulin de Saint-Hilaire, où il faisait des fois la collation, que nous appelons « merenda », convié à ce par la meunière, belle fière femme, ma foi, qui levait un sac de blé sur son épaule comme un homme.

D’autres fois, il montait sur les « termes » de la rive gauche, devers le repaire noble de Goursat, et après avoir changé d’habillement chez un sien ami, M. de la Rolandie, qui demeurait là, il prenait un fusil et allait à la chasse. Il n’ignorait point, le pauvre, que ça lui était défendu, mais il ne pouvait s’en tenir, ayant la chose dans le sang. Il n’était pas d’ailleurs le seul clerc ainsi braconnant. Dans le pays, c’était chose assez commune alors de voir des curés en faire autant.

Lorsqu’il faisait mauvais temps, dom de Marnyhac, s’ennuyant de se promener sous les cloîtres, me disait des fois :

— Va voir si Thibal est chez lui.

Ce Thibal était un ancien tambour et prévôt d’armes du régiment d’Auvergne. S’il était à la maison, dom de Marnyhac y allait tirer la botte. Sa robe dépouillée, en mutande ou caleçon de dessous, il s’allongeait sur la planche, leste et bien découplé ; j’avais grand plaisir de le voir faire.

C’était un bel homme, ce père, de belle figure, et vigoureux, qui eût mieux fait un officier de chevau-légers qu’un religieux bénédictin. S’il faisait ainsi quelques petits accrocs à la règle, ça n’était pas de sa faute à lui seul, mais aussi beaucoup celle de ceux de sa parentèle, qui l’avaient poussé là pour enrichir l’aîné.

Il faut bien dire que les pères ne s’absentaient pas ordinairement tous à la fois. Régulièrement ils auraient dû, les quatre, aller au chœur aux sept heures canoniales, mais ils n’y allaient qu’à none, et encore il y avait entre eux un roulement établi par semaine, et chacun à son tour psalmodiait l’office pour tous. Et même quelquefois, si celui qui était de chœur, l’hebdomadier, comme on l’appelait, avait quelque chose d’intéressant à faire au dehors, il venait trouver frère Luc et le priait de dire l’office à sa place.

— Oui bien, mon père, vous pouvez être tranquille, l’office sera dit.

Et il l’était, en effet, et lestement. On eût dit que frère Luc avalait les paroles latines.

Ceux des pères qui restaient à l’abbaye faisaient collation vers quatre heures, et à sept heures on soupait. Pour ce dernier repas, le frère cuisinier avait l’attention de faire des petits plats délicats, afin de ne pas surcharger l’estomac des bons pères. Maintenant, il est vrai que tous n’étaient pas toujours rentrés à l’heure. De temps en temps, dom La Hyerce soupait au château de La Faye, dom de Marnyhac à Goursat et dom Guerlot chez le notaire. Tantôt l’un, tantôt l’autre manquait ; mais, s’il advenait par extraordinaire que tous fussent absents en même temps, dom Cluzel disait au frère Luc :

— Allez-moi quérir mon filleul pour me tenir compagnie.

Et, lorsque j’étais tout petit, frère Luc me portait sur ses bras et mettait de gros livres sur la chaise pour m’élever à hauteur de la table.

Il y avait aussi dans l’abbaye un moine lai, vieux soldat estropié à Rosbach et placé là par le roi, qui servait la messe, sonnait la cloche et soignait la mule du prieur, jolie bête gris-pommelé qui allait l’amble. Dom Cluzel la montait pour faire de petits voyages et des visites aux environs. Lorsque j’étais tout jeunet, dès l’âge de quatre ou cinq ans, il m’emmenait des fois, à cheval derrière lui. Comme il était le père spirituel des dames religieuses de Fontevrault, du prieuré de Cubas, il y allait souvent. Dans la cour sablée, devant le perron, le vieux Navarre, qu’on appelait ainsi du nom de son ancien régiment, amenait la mule harnachée de sa selle de velours frappé vert et d’une bride à œillères avec boucles de cuivre à la française. Après que le prieur, housé pour chevaucher, était monté, Navarre me hissait sur le coussin de croupe et je m’attrapais à la robe de mon parrain.

— Tiens-toi bien ! me disait-il.

Et, le grand portail ouvert, nous partions en remontant la jolie vallée de l’Haut-Vézère.

Le chemin passait à Saint-Hilaire, devant la chapelle dépendant de l’abbaye, puis à Vaures, et ensuite au long des fossés pleins d’eau du château de La Borie, près de Saint-Martial-d’Hautefort. Les gens qui travaillaient dans les terres, nous voyant passer, levaient le bonnet :

Bien lou bounjour, moussu l’abbat !

— Bonjour, mes amis ! bonjour et bon courage !

Ayant rasé les vieilles murailles de l’église de Cherveix, nous suivions le chemin qui passait entre les prés et les chenevières, non loin de la rivière, et un quart d’heure après nous étions à Cubas.

Le jardinier du prieuré emmenait la mule à l’écurie et aussitôt nous étions amiablement recueillis par ces dames. Elles n’étaient pas beaucoup, trois seulement, et une sœur converse. C’était une joie pour elles que notre venue, ça les distrayait un peu, les pauvres, qui s’ennuyaient fort d’être là fermées. Dom Cluzel était alors âgé de soixante ans et avait les cheveux gris, mais c’était un homme de figure agréable, aimable, bien disant, qui savait beaucoup et avait de l’expérience. En sa qualité de père spirituel des religieuses, il était leur conseil et leur directeur de conscience. Il n’avait pas grand ouvrage avec la mère vicaire qui était vieille déjà, ni avec la sœur discrète, grosse et grasse personne de trente ou trente-cinq ans, un peu très fort gourmande de toutes friandises.

Mais avec dame Angélique de Villepreux, la prieure, c’était autre chose. Je n’ai jamais vu des yeux comme ceux de cette religieuse, grands, bien fendus, noirs, profonds, brûlants. Tout enfant que j’étais, lorsqu’ils se fixaient sur les miens, il me semblait que quelque chose pénétrait en moi et me remuait au creux de l’estomac. Mme Angélique avait alors dans les vingt-cinq ans je pense, et n’était pas belle, si l’on veut ; mais sa bouche rouge, ses dents superbes, son teint chaud et surtout ses beaux yeux pleins de flammes faisaient qu’on ne pouvait se déprendre de la regarder.

Comme je l’ai compris plus tard, elle souffrait de ses vœux, la pauvre, ça se voyait assez. Des fois, dom Cluzel se promenait longuement avec elle sous la grande treille du jardin et lui parlait doucement avec des hochements de tête paternels. J’ai toujours pensé, depuis, qu’il se parforçait d’apaiser les révoltes de ce cœur qui persistait à battre sous la guimpe. Souvent, la dame prieure m’enlevait dans ses bras, me serrait contre sa poitrine bien fort et m’embrassait passionnément avec des soupirs étouffés et des larmes dans les yeux. La sœur discrète me mignardait davantage, mais je préférais les caresses de Mme Angélique. Il me semblait à moi, qui n’avais pas connu ma mère, que ses baisers tendres et emportés étaient des baisers maternels, et je suis sûr qu’en ces moments elle cherchait à se tromper elle-même.

Pendant que la prieure s’entretenait avec dom Cluzel dans le jardin, ou l’hiver, dans une salle bien chauffée, les deux autres religieuses, avec la sœur converse, préparaient la collation. Autour de leurs cotillons monastiques, moi, j’allais et venais, croquant une dragée ou un berlingot que la grosse sœur discrète me mettait dans la bouche, et leur faisant des questions à n’en plus finir, comme l’interrogant bailli du Huron, de feu M. de Voltaire.

Quelquefois, mon parrain allait conférer, à propos d’une affaire touchant ces dames religieuses, avec leur père temporel, maître Arnaud Lagarène, notaire royal et lieutenant du juge-sénéchal du marquisat d’Hautefort, lequel demeurait à Cubas. Cette charge de père temporel n’était pas une sinécure. On ne se fait pas une idée aujourd’hui du nombre étrange de procès, petits et gros, qu’avaient les gens d’église d’autrefois, chanoines, curés, moines, religieuses, pour des questions de rentes, de dîmes, de redevances en denrées ou en nature, pour des droits effectifs ou honorifiques de toute espèce, établis par l’usage, ou par des actes mal rédigés, avec des clauses incertaines, obscures ou même contradictoires.

Ainsi, en ce qui concernait l’abbaye de Tourtoirac, naguère Jean de Vincenot, le seigneur abbé, avait été condamné par le sénéchal de Périgueux à payer mille livres à l’hospice d’Hautefort.

L’abbaye venait encore d’avoir un procès, qu’elle avait gagné cette fois, contre le seigneur de Montcheuil, qui disputait aux pères les fruits des noyers de la place de l’île à Tourtoirac, appartenant au monastère ainsi que la halle. Ce gentilhomme, qui s’était saisi de deux ou trois sacs de noix, fut condamné à les rendre et paya les frais du procès qui allaient à près de neuf cents livres.

Un autre procès se mijotait en ce même temps dont je parle, qui éclata peu après. Le syndic des pauvres de Tourtoirac, maître Rebeyre de Lagrange, docteur en médecine, réclamait au seigneur abbé les arrérages d’une rente de cinq sols par jour, due aux pauvres de la paroisse. Et comme il y avait longtemps que cette rente n’avait été payée, ça faisait une notable somme, et ledit seigneur abbé rétivait à s’exécuter comme un beau diable.

De ce procès-là, je ne sais ce qui est advenu ; je crois qu’il n’était pas définitivement jugé lorsque survint la Révolution, qui mit à pied les abbés et autres seigneurs ecclésiastiques et laïques.

Lorsque mon parrain revenait de chez le lieutenant du sénéchal, ou bien quand il avait, par de longues exhortations, un peu apaisé les fougueux regrets de la pauvre dame prieure, nous passions dans un petit parloir, gentil, avec des vases de fleurs sur la cheminée, et, aux boiseries, des vieilles estampes dans des cadres dorés. Il y avait là aussi un grand tableau peint représentant, selon ce que disait mon parrain, dame Pétronille de Craon de Chemillé, première abbesse de Fontevrault, recevant du bienheureux Robert d’Arbrissel l’investiture de ses fonctions, avec l’autorité abbatiale sur les religieuses, et, ce qui est un peu bien étrange, sur les religieux mâles dudit monastère aussi.

Au milieu, une table carrée à pieds tors était recouverte d’une fine touaille de ménage à grains d’orge, sur laquelle brillaient des gobelets de verre de fougère et deux flacons pleins d’un vin couleur de paille de froment. De belles assiettes de faïence à fleurs, surchargées de ce qu’on appelait autrefois des « friponneries », c’est-à-dire des pâtisseries légères, étaient disposées symétriquement entre les flacons. Outre une grande jatte de crème, des gelées de fruits et des noix confites, il y avait des crêpes, des oublies, des tartes, des « oreilles de curé », des « merveilles », des pets-de-nonne que ces dames religieuses appelaient plus modestement des « soupirs », et qu’elles avaient la réputation méritée de faire dans la perfection, et enfin des gaufres portant l’empreinte du sceau abbatial de Fontevrault.

Dom Cluzel s’asseyait d’abord, ainsi que Mme Angélique, et les deux autres sœurs restaient debout, par révérence. Mais incontinent le prieur disait :

— Mes sœurs, je vous en prie, asseyez-vous.

Et elles s’asseyaient, et l’on faisait honneur à toutes ces bonnes choses.

Dans ces occasions, mon parrain mangeait un petit peu plus qu’il n’eût voulu, pour ne désobliger ces bonnes religieuses qui, à tour de rôle, lui offraient de tout avec une aimable insistance.

— Monsieur le prieur, vous plaît-il de manger un de ces soupirs ? disait bonnement la grosse sœur discrète en présentant les pets-de-nonne ; je les ai faits à votre intention.

Un demi-sourire passait sur les lèvres de mon parrain :

— Vous les faites fort bien, ma sœur, disait-il après en avoir tâté.

Et, toute heureuse du compliment, la bonne sœur se servait après avoir offert l’assiette à Mme la prieure et à sa consœur. Cette grosse religieuse avait une forte passion pour les friandises, ça se voyait. Après avoir mangé de la crème, elle se passait la langue sur les lèvres, comme une chatte.

La vieille mère vicaire, elle, ne mangeait pas autant, mais elle buvait agréablement le bon vin blanc de Monbazillac.

Pour Mme la prieure, elle ne mangeait ni ne buvait : un doigt de vin vieux après avoir grignoté une oublie, et c’était tout.

Quant à moi, ces bonnes religieuses me gorgeaient comme une oie à l’engrais, me prenant tour à tour sur leurs genoux :

— Mange de ça, mon petit chou, c’est bien bon !

Enfin, après avoir tâté de toutes ces friandes choses, bu de ce bon vin et goûté d’excellentes liqueurs de ménage, nous repartions pour Tourtoirac.

Le jardinier ramenait la mule, et moi, ayant été mignardé, baisé et rebaisé dix fois par ces aimables sœurs, qui se repassaient ma petite personne de mains en mains, j’étais enlevé et mis à califourchon derrière mon parrain, les poches bourrées de pâtisseries :

— Bon voyage, monsieur le prieur ! — disaient-elles — et ramenez-nous bientôt ce mignon blondin !

— Ça te fait rire, petit me disait alors mon grand-père — parce que tu me vois maintenant avec des cheveux blancs et la figure pleine de rides ; mais c’est la vérité qu’en ce temps-là j’étais un gentil petit drole, frisé comme un agnelet et « escarabillé » comme un passereau.

Et puis il continuait.

Dom Cluzel faisait aussi des visites chez quelques curés qui l’invitaient les jours de fête votive, et dans les abbayes de ces renvers, comme à Châtres et au Dalon. Il y avait bien à Excideuil un couvent de cordeliers, mais les pères de Tourtoirac ne frayaient pas avec ces « va-nu-pieds », comme les appelait dom de Marnyhac.

Mon parrain ne m’emmenait pas toujours avec lui, des fois par discrétion, d’autres fois lorsque la course était trop longue. Pourtant, un jour, je l’en avais tant prié que, quoiqu’il y ait loin, il me mena à la pêche du grand étang de Born, où nous trouvâmes le prieur et le cellérier de l’abbaye régulière du Dalon, venus pour lever leurs droits. Car il faut savoir qu’à chaque pêche de cet étang, qui avait lieu tous les trois ans, il leur était dû une redevance de trois quintaux de poisson : deux cent cinquante livres de carpes et cinquante livres de tanches. Sous une tente dressée à l’écart, près d’un grand chêne, se tenait, assis sur un escabeau le prieur, dom Tanneguy Aveline, bachelier de Sorbonne et vicaire général de l’ordre de Cîteaux. Ce grave et important personnage, en robe blanche, se leva pour bienveigner dom Cluzel et lui fit prendre un siège semblable au sien. À quelque distance, le frère cuisinier, aidé d’un moine lai, écaillait du poisson et faisait les apprêts du dîner.

Pendant que les deux pères causaient ensemble, moi j’allai voir la pêche de plus près.

L’étang, grand de cent journaux, traversé par le Mureau, tout environné de bois de futaie et de beaux taillis, était déjà plus d’à moitié vide. À la bonde, regardant les gros poissons qui montraient leur échine verdâtre sur l’eau sale, se tenaient de grandes troupes de gens venus des paroisses d’alentour et même d’endroits assez éloignés, comme d’Excideuil, d’Hautefort, de Bonneguise, et de Juillac en Limosin. Même les pères augustins de Châtres, qui étaient bien à trois grosses lieues de pays en tirant vers la commanderie de Condat, avaient envoyé un frère convers avec un mulet de bât, chercher du poisson pour la semaine sainte.

Cette pêche, c’est comme une vote ou frairie de village. Les gens d’âge y viennent chopiner, les amoureux s’y donnent rendez-vous, et ceux qui ont des sous dans leur pochette mangent des fritures sous des tentes montées par des aubergistes forains. Il faisait beau temps, ce jour-là le coup d’œil était gai, rustique et animé. Sur des feux allumés en plein air entre deux grosses pierres, des femmes affairées faisaient frire le poisson à l’huile de noix dans de grandes poêles, et avaient peine à en fournir à tous ceux qui en demandaient. Des barriques étaient en chantier, où des servantes en tablier de toile tiraient sans relâche pour les buveurs qui cognaient du poing sur des manières de tables dressées avec des planches brutes sur des piquets. Les gens pauvres, ou plus regardants, avaient apporté de quoi vivre, et, assis sur l’herbe, en famille, mangeaient leur pitance et se contentaient d’une chopine prise à un qui vendait le vin à pot et à pinte.

Pour garder vivant le poisson tiré de l’étang, on avait fait des sortes de « serves » ou réservoirs à compartiments, avec des clayonnages et des glèbes de pré bien serrées afin de tenir l’eau. Là, le poisson était mis selon son espèce et grosseur : tanches, brochets, carpes, que des hommes à ce préposés, munis de crochets à peser, vendaient à tous ces gens qui se pressaient en foule pour en avoir, car il est de coutume que chacun en emporte à sa mesgnie ou famille. Ceux qui n’avaient pas d’argent, principalement des droles, se tenaient le long du ruisseau, en aval, et avec des nasses de jonc, des paniers de vîmes attrapaient le frétin échappé aux mailles des grands filets de la bonde.

Il y avait dans cette foule des gens habillés de toutes les manières ; avec des « gipous » d’étoffe burelle, ou de ces vestes à collet droit, que depuis la Révolution on appelle dans nos pays des « sans-culottes », ou encore de blouses de toile de coton bleue à petites raies, et sur la tête le grand chapeau périgordin à calotte ronde, ou le bonnet de laine tricoté, ou encore la casquette de peau de lièvre. Les femmes étaient vêtues de brassières d’indienne tenues par des bretelles de lisière, ou de corsages de cadis, et de cotillons de droguet ou de serge. Sur leur tête, des madras de coton à carreaux rouges, bleus et jaunes, des coiffes périgordines à barbes, ou de gentils barbichets du bas Limosin. Tout ce monde bariolé, grouillant, parlait, criait, riait. Les propos des buveurs sous les tentes, le débat des acheteurs et vendeurs de poisson, le bruit des conversations, les appels à des connaissances, les chansons des godailleurs, tout ça dans ce vallon sauvage faisait comme un bourdonnement de foire.

Vers onze heures, on commença à « traîner le fagot », comme on dit. Des hommes demi-nus, les jambes enfoncées dans la vase, dans l’eau glacée jusqu’aux reins, tiraient avec des cordes, des faix de branchages dans le milieu de l’étang, où il n’y avait plus qu’une eau bourbeuse, pour amener le reste du poisson à la bonde. Fichue mauvaise corvée, où les pauvres diables risquaient fort de prendre des douleurs et de mauvaises fièvres tenaces. Mais pour une ribote et une pièce de trente sols ils se hasardaient : la misère fait faire bien des choses.

Comme de juste, le père cellérier du Dalon préleva sa redevance avant tous les acheteurs, et, le poisson mis dans des barriques pleines d’eau chargées sur des charrettes, les métayers prirent le chemin de l’abbaye et le portèrent au grand vivier qui est en dessous du jardin, où on le gardait en réserve pour les jours maigres.

Et puis, le dîner étant prêt, le frère cuisinier servit sur une table pliante des brochetons frits, une carpe farcie au maigre avec la laitance, et un rôti de carême composé de deux poules d’eau. Dom Tanneguy ayant fait le signe de la croix et récité le Benedicite, les trois pères s’assirent autour de la table, tandis que le frère cuisinier et moi nous mangions debout, en nous promenant, un poisson frit sur notre pain.

Un peu à distance, notre mule et celle du Dalon broutaient l’herbe de la rive.

Le dîner terminé, les grâces dites, dom Cluzel alla prendre dans une sacoche attachée devant sa selle un filet plein de belle truffes, noires, grenues, luisantes comme le bout du nez de Turc, notre gros mâtin de l’abbaye. Lorsqu’il les présenta à dom Tanneguy, celui-ci laissa percer à travers la gravité de son visage une petite délectation sensuelle.

— Pour le saint jour de Pâques, dans un coq d’Inde, elles feront bien, mon père, dit mon parrain.

— Grand merci, mon père, pour mes religieux et pour moi, répondit dom Tanneguy. En retour, acceptez ces deux pièces de notre redevance, mises à part à votre intention.

Et alors, le frère cuisinier prit dans un baquet une énorme carpe et une belle tanche, qu’il posa sur l’herbe devant dom Cluzel, après quoi, ayant été bien admirées, il les porta dans une vaste besace qui pendait sur les flancs de notre mule, et les arrangea bien avec des herbes et les orties que frère Luc, qui pensait à tout, y avait mises en prévision de ceci.

Et ensuite, après force compliments réciproques, congratulations et souhaits de bon voyage, nous repartîmes pour Tourtoirac.

Lorsque j’eus sept ans, « l’âge de raison », comme disait notre curé, j’appris à servir la messe, et je remplaçai dans cet office le vieux Navarre, qui n’eut plus qu’à soigner la mule et à sonner la cloche aux heures accoutumées. Le bonhomme fut content d’être débarrassé de cette « corvée », comme il disait irrespectueusement par habitude soldatesque. Les pères furent satisfaits d’être servis par un jeune garçon alerte, au lieu et place d’un vieux clopineur clopinant. Leur messe en fut accourcie de sept à huit minutes, au compte de dom de Marnyhac. Mais le plus content fut encore moi. On m’avait fait faire, pour approcher de l’autel, une sorte de soutanelle ressemblant à une robe bénédictine, et j’en étais tellement fier qu’il m’arriva quelquefois de me montrer dans le bourg avec. Les autres enfants, me voyant ainsi accoutré, m’appelèrent par dérision « dom Gérémus », et ce nom m’est toujours resté.

Je viens de parler de notre curé. Il me faut donc expliquer que, dans le bourg de Tourtoirac, il y avait un curé à la « portion congrue », comme on disait alors, lequel baptisait, confessait, communiait, fiançait, mariait, enterrait les bons christians de la paroisse et leur disait messe et vêpres les dimanches et jours de fêtes. D’aucuns diront peut-être que les quatre pères de l’abbaye auraient pu suffire au service divin sans se tuer, la paroisse n’étant pas des plus peuplées. Sans doute, mais la fondation n’avait pas été faite pour cela, et les pères observaient exactement la règle à cet égard. Les religieux de Saint-Benoît avaient été originairement institués pour prier Dieu et travailler de leurs mains. Mais depuis de longs siècles le labeur des champs avait été mué en travail de copie de manuscrits, que plus tard l’imprimerie avait rendu inutile ; en sorte que ces bons religieux de Tourtoirac chômaient faute de besogne, les occupations de plume n’étant pas de ces travaux pressants comme par exemple les semailles, les fenaisons et les métives. Dom Cluzel, seul, travaillait régulièrement à une histoire de l’abbaye de Tourtoirac. Il était en commerce de lettres et de visites avec un père de Brantôme, et aussi en différend au sujet de l’époque de la fondation de l’abbaye. Il s’agissait de savoir si Guy, vicomte de Limoges, et Emma sa femme, qui donnèrent en 1025 à Dieu et à Saint-Pierre de Tourtoirac la moitié de l’église de Saint-Hilaire et une autre église encore, avaient fondé l’abbaye cette année-là. Dom Jordanet, le père de Brantôme, prétendait que oui ; mon parrain soutenait que l’abbaye existait déjà lors de la donation faite à l’abbé Richard, fils de Guy.

— Mais ! objectait dom Jordanet, un jour qu’il était venu voir son ami Gérémus, le prieur du Vigeois dit formellement que Guy construisit l’abbaye de Tourtoirac !

— C’est, répliquait dom Cluzel, qu’il l’avait fait bâtir avant la donation de 1025 !

Je crois bien que les deux bons pères sont morts sans s’être mis d’accord là-dessus.

Il y avait aussi à Tourtoirac une coutume très ancienne dont mon parrain recherchait l’origine, et qu’il fut tout heureux de trouver. Tous les ans, le troisième lundi de mai, l’abbé de Tourtoirac, haut justicier de la paroisse, ou le prieur qui le remplaçait, se transportait sur le pont et rendait publiquement la justice à qui se présentait, sans citations, plumitif et autres paperasses. De voir ça comme je l’ai vu, c’était un spectacle d’un autre âge. Le pont à arches ogivales, très vieux, bâti avec des angles de refuge, est en dos d’âne, comme tu sais, l’arche centrale étant plus haute que les autres, de manière que les curieux voyaient bien à leur aise tout ce qui se passait. Au milieu du pont, encadré par les grands arbres des deux rives, devant la petite chapelle où est une image taillée de Notre-Dame, dom Cluzel, en habit de chœur, se tenait debout, entouré du juge abbatial, du procureur fiscal, du greffier et du sergent de la juridiction, qui tous chômaient ce jour-là. Les plaids étant ouverts par cette annonce de l’appariteur : « Le seigneur abbé est prêt à faire bonne justice à tous ! » mon parrain faisait expliquer les parties qui se présentaient, et leurs allégations et réponses ouïes, les jugeait sommairement. Sa sentence rendue, il adjurait les assistants d’en être bons et mémoratifs témoins au besoin.

Ça n’était pas d’ordinaire de bien grosses affaires qu’on portait à cette audience en plein air : un prunier secoué par un passant, une poule entrée dans un jardin, une chèvre écornée, des sottises dites de part et d’autre, en composaient le plus souvent le rôle verbal. Mais pour si peu importantes qu’elles fussent, ces plaids étaient, comme l’avait découvert dom Cluzel, un souvenir du vieux temps où les comtes rendaient la justice en personne ; une prérogative conservée par les anciens abbés lors de l’établissement des juges seigneuriaux, et une sorte de privilège auquel l’abbaye tenait beaucoup, et qu’elle n’avait garde de laisser prescrire.

Il y avait aussi quelquefois des causes plus intéressantes. Une fille mise à mal venait demander que son bon ami fût condamné à l’épouser par-devant Dieu et la Sainte Église, et dom Cluzel faisait comparoir le garçon et moyennait le mariage.

Une année, un homme de Laudonie vint se plaindre que le sergent de la justice abbatiale lui avait fait payer deux écus la signification d’un exploit, ce qui était une extorsion manifeste.

— Venez çà, — dit dom Cluzel en se tournant vers l’huissier, — vous avez ouï cet homme ?

— Il ment, monsieur le prieur !

— Alors, voici votre Dieu : Jurez que vous n’avez pris qu’un écu, au tarif ! — dit brusquement mon parrain au sergent, en lui présentant son crucifix.

L’autre, surpris, hésita un instant, puis jura.

— Vous allez rendre un écu à cet homme ! — dit sévèrement dom Cluzel au fripou, — et si vous m’en croyez, vous irez vous confesser incontinent…

— Ah ! monsieur le prieur ! — s’écria une bonne femme ancienne, — il a bien d’autres affaires sur la conscience !

Et ce fut une grande risée parmi les assistants.

Lorsque mon parrain eut tiré au clair cette question des plaids, il s’attela à une autre qui le travaillait fort. Il s’agissait d’établir par le menu les faits et gestes de Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, qui fut Clément V, lors de son séjour à l’abbaye de Tourtoirac pendant la visite du diocèse qu’il faisait en qualité de métropolitain. Ce qu’il remua de papiers, ce qu’il déchiffra de parchemins à cette fin n’est pas croyable. Après beaucoup de peines et de recherches, il s’accertaina que le futur pape était arrivé à Tourtoirac le 17 octobre 1304, venant de Chancelade, qu’il avait séjourné à l’abbaye les 18, 19, 20 et 21 suivants, et que, pendant son séjour, il avait fait visiter la prévôté de Saint-Raphaël et les prieurés de Nailhac, de Born, de Granges, de Gabillou et de Sainte-Eulalie d’Ans.

Il trouva encore que, parti de Tourtoirac le 22, il était allé coucher à Saint-Rabier, où il excommunia le prieur, qui l’avait mal reçu, et ensuite interdit l’église. Mais plus rien sur son séjour à l’abbaye.

Comme un jour, tandis que j’étais avec lui, étudiant mes leçons, il se dépitait de ne trouver autre chose, moi qui avais alors dix ans, je lui dis un peu effrontément :

— Mon parrain, je m’en vais bien vous dire ce que fit l’archevêque à Tourtoirac.

— Et quoi ?

— Le premier jour, il s’occupa de bien manger et de bien boire, le second jour, de bien boire et de bien manger…

Il se mit à rire :

— Polisson ! fais tes devoirs !

Cette pièce où nous étions était la bibliothèque de l’abbaye, où le prieur travaillait ordinairement. Il y avait là tout autour, contre les quatre murs, rangés sur des tablettes en noyer, des livres de tous genres en quantité : grands vieux livres à tranche rouge ou bariolée, autres de moyenne grandeur et autres plus petits. Les uns solidement reliés en veau avec des dorures au dos, les autres habillés de basane ou de parchemin, et même quelques-uns avec des ais de bois recouverts de peau de truie et tenus par des fermoirs de cuivre. Il y avait aussi beaucoup de manuscrits et force papiers et parchemins. Les placards de dessous les corps de bibliothèque en étaient bourrés. Je me disais des fois : « À quoi peut servir tout ça ? Quand même mon parrain y trouverait tout ce que fit à Tourtoirac le futur pape Clément V, voilà-t-il pas une belle affaire ! » Tout de même ces paperasses ont été bien utiles, mais pas comme l’entendait dom Cluzel, lorsqu’on en fit des gargousses pour les canons qui firent reculer l’étranger à Valmy et à Jemmapes.

J’ai dit, ci-devant, que j’étais content de servir la messe et d’avoir ainsi ma petite fonction dans l’abbaye ; mais un jour j’eus une autre satisfaction.

J’étais à la cuisine, faisant collation, en même temps que le vieux Navarre, lorsque le père de Marnyhac, pour lors hebdomadier, entr’ouvrit la porte, tout affairé :

— Frère Luc, on vient de me dire qu’il y a des sarcelles sur la rivière, près du moulin d’Exorbepey… Vous irez bien au chœur pour moi ?

— Certes, oui ! — répondit frère Luc, qui ratissait des carottes, car c’était jour d’abstinence, — et rapportez-en de quoi faire un salmis maigre ; autrement, il n’y a que ça pour souper ! dit-il en montrant les carottes, — et puis une carpe au bleu, — ajouta-t-il, en se reprenant.

Le père parti, je dis à frère Luc :

— Voulez-vous que j’aille au chœur à votre place ?

— Et tu sauras dire l’office ?

— Très bien.

— En ce cas, vas-y. Tu trouveras le vespéral sur la stalle de dom de Marnyhac.

Je me rendis à l’église avec mon habit religieux, et, debout dans une stalle, je psalmodiai l’office en conscience. Loin de me dépêcher et de mettre les mots doubles comme frère Luc et aussi les pères, je me complaisais à réciter les paroles latines avec une lenteur, majestueuse me paraissait-il, et je prenais plaisir à entendre ma voix grêle résonner sous les vieilles voûtes de l’église : il me semblait être déjà un des religieux.

Cependant, lorsque j’eus douze ans et que j’eus fait ma première communion, mon père me dit un soir :

— À cette heure, il est temps de prendre un état ; lequel te conviendrait ?

— Je voudrais être père bénédictin.

— Y penses-tu ! Ne l’est pas qui veut ! Il faut des protecteurs en grand crédit pour avoir une bonne place comme ça !

Dom Cluzel, consulté, dit à mon père :

— Laissez-le encore quelque temps continuer d’étudier ici. Posé le cas qu’il n’entre pas en religion, cela lui servira toujours pour se faire une position.

Et par ainsi, je continuai à passer mes journées à l’abbaye, travaillant sous les mains de mon parrain et me rendant de mon mieux utile et agréable aux pères, qui m’aimaient tous, les braves gens.

En ce temps-là mourut d’un coup de sang le pauvre dom Guerlot. Aussitôt sa mort sue, plusieurs postulèrent pour avoir sa place, mirent en mouvement leurs amis et patrons et firent apostiller leurs suppliques de la bonne encre. Le curé de Tourtoirac, qui travaillait prou et n’était guère payé, eût bien, voulu passer de la maison curiale à l’abbaye, mais un autre, plus heureux, et mieux appuyé près du seigneur abbé, lui coupa l’herbe sous le pied, comme on dit ; à lui et à cinq autres.

De cette affaire, il y eut une belle cérémonie de vêture d’habit, à laquelle assistèrent plusieurs personnages notables des environs, et aussi Me Auphel, notaire royal et apostolique, qui en dressa l’acte, selon l’usage, après quoi cet acte fut transcrit sur le registre de l’abbaye. Dom La Hyerce, syndic, qui devait faire cette transcription, m’en chargea, de manière que, pour la curiosité, j’ai gardé une copie dudit acte.

— Va la quérir dans la tirette du cabinet qui est dans ma chambre, — me dit mon grand-père en s’interrompant.

Ayant rapporté cette copie, je la lus, et elle était et est encore telle, car je l’ai conservée.

« Par-devant le notaire royal et apostolique soussigné, et témoins bas nommés, fut présent Guillaume du Fayard, clerc tonsuré, habitant de la ville d’Excideuil, lequel ayant la présence de vénérables personnes, dom Gérémus Cluzel, prieur claustral de l’abbaye de Saint-Pierre de Tourtoirac, dom Hélie de Marnyhac, chantre, et dom Méric La Hyerce, syndic, tous prêtres et religieux composant la communauté du présent monastère, capitulairement assemblés au son de la cloche, leur a dûment dénoncé avec respect et vénération le titre de la place monacale vacante par le décès de dom Annet Guerlot, à lui conférée par messire Jean-Baptiste Hector du Paty, abbé commendataire de la présente abbaye, par acte passé devant Mes Girard et Mahé de la Quérantonie, notaires au Châtelet de Paris, dûment contrôlé et insinué dans les registres ecclésiastiques du présent diocèse, par lequel ledit seigneur abbé requiert lesdits dom prieur et religieux de la présente abbaye, de recevoir en ladite place et portion monacale ledit Guillaume du Fayard. Lequel a très humblement prié lesdits dom prieur et religieux de lui donner l’habit de leur ordre et le recevoir à faire son noviciat et profession. À quoi inclinant, lesdits dom prieur et religieux, après avoir fait faire lecture du titre susdit par le notaire soussigné à qui il a été mis en mains, et qui l’a reçu avec le respect en tel cas requis ; dûment informés des bonnes vie et mœurs et de la religion catholique, apostolique et romaine dudit du Fayard, qui leur a paru capable, après examen, l’ont reçu en leur dite communauté. En conséquence, ledit dom prieur assisté des autres religieux, le saint nom de Dieu invoqué, après avoir béni l’habit de religieux, en a revêtu ledit du Fayard étant à genoux au pied de l’autel, qui a récité avec ledit dom prieur les oraisons accoutumées, et l’a admis au noviciat dans ledit monastère. En suite de quoi il a été délibéré d’une commune voix, par le chapitre, que dom Hélie de Marnyhac serait le père spirituel et maître dudit du Fayard pendant la durée de son noviciat, pour le guider et instruire en toutes choses répondantes à sa profession. Après quoi, dom Cluzel, prieur, a donné au récipiendaire le baiser de paix en signe de fraternité et vraie prise d’habit et admission au noviciat, toutes autres cérémonies en tel cas requises dûment observées. Dont et de tout ce que dessus, ledit du Fayard nous a requis acte, qui lui a été concédé sous le scel royal pour lui servir à telles fins que de droit. Ce fut fait et passé dans l’église abbatiale du monastère de Saint-Pierre de Tourtoirac en Périgord, diocèse de Périgueux, ordre de Saint-Benoît, congrégation réformée de Saint-Maur, à l’issue de none, le jeudi quinze du mois de juin 1786, la douzième année du règne de Louis seize, en présence de noble personne, Jacques de Lamaux, sieur de Saint-Michel, et y habitant, présente paroisse ; de Me Jean Villaret, juge de la présente abbaye ; de sieur Eloi de Masjoubert, bourgeois, et de Grégoire du Peyrat, commis du contrôle des fermes générales au bureau de Tourtoirac, tous trois habitant le présent bourg ; témoins qui ont signé avec lesdits dom prieur, religieux, du Fayard et moi notaire. »

— Dom de Marnyhac a dû enseigner au novice à tuer proprement un lièvre ! — dis-je à mon grand-père après avoir achevé cette lecture.

Il se mit à rire, et dit :

— Dom du Fayard aimait mieux manger les lièvres que de courir après !

— Tu dois penser, reprit-il, qu’étant toujours fourré à l’abbaye je dînais ou soupais souvent au réfectoire avec les pères. Il me semblait ainsi faire déjà partie de l’ordre célèbre des bénédictins, qui a fourni à l’Église quarante papes, deux cents cardinaux, seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques et trois mille six cents saints canonisés, comme il était dit dans un gros livre de la bibliothèque.

Ce réfectoire était une belle pièce carrée, voûtée à nervures, avec au centre une pierre en saillie sur laquelle était taillée une main tenant une clef de forme très ancienne, espèce de rébus signifiant que cette pierre était la clef de voûte. La table était au milieu, massive, en face d’une grande cheminée garnie d’une laque de fonte aux emblèmes de l’ordre, où brûlait l’hiver un grand feu de bois de brasse, de ce bon bois de causse qui fait de si belle braise. En face de la cheminée était un grand crucifix de poirier sculpté qui oyait les propos des pères, honnêtes toujours, bien entendu, mais point trop austères.

Car il ne faut pas s’imaginer, parce que c’était des religieux, qu’on s’ennuyât à ces repas ; au contraire, ils étaient fort gais, comme ceux de gens qui n’avaient point de soucis en ce monde et comptaient sur leur salut en l’autre. Mon parrain était un homme de savoir qui avait toujours des choses intéressantes et curieuses à dire. Dom de Marnyhac avec ses allures cavalières et gentilhommesques amusait par la verve avec laquelle il contait des histoires et des aventures de chasse dont, je pense, la plus grande partie était le produit de son imagination gasconne. Dom La Hyerce parlait de musique, de livres, de pièces de théâtre, de choses mondaines, et commentait l’Almanach des Muses et le Mercure de France qu’il lisait au château de La Faye. Parfois même, il faisait quelque peu de politique. Pour dom Guerlot, en son vivant il entretenait ses confrères de coups extraordinaires et de combinaisons au jeu de piquet, avec de temps en temps des digressions sur l’art de bien manger, car il était un peu bien fort porté sur sa bouche, comme on dit. À l’égard du novice qui l’avait remplacé, c’était un jeune homme gai comme un pinson, qui voyait toutes choses par leur côté plaisant, et faisait rire les autres.

Celui des pères que j’aimais le mieux après mon parrain, c’était dom La Hyerce. Il était aimable, spirituel et très poli, comme celui qui avait la société des dames. Aucun des pères n’était bigot ou intolérant, mais lui avait des idées larges et même un petit révolutionnaires pour son état. Des fois il me tenait des propos un peu bien étranges dans la bouche d’un religieux.

— Quelle diable d’idée as-tu donc de te vouloir faire moine ? — me disait-il un jour. — Ne vaudrait-il pas mieux te marier, travailler, et devenir un citoyen utile à la patrie, au lieu d’être un fainéant inutile comme moi ?

Le père La Hyerce était philosophe. Dans sa chambre il avait les ouvrages des « coryphées de l’irréligion », comme on disait alors : Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot et autres. C’est chez lui, et de son consentement, que, tandis qu’il était à musiquer avec les dames de La Faye, j’ai lu Le Compère Mathieu, les Lettres persanes, la Nouvelle Héloïse, l’Essai sur les mœurs, et le Dictionnaire philosophique.

— Surtout — me disait-il, — ne parle pas de ces lectures à ton parrain !

Frère Luc, lui, sans ratiociner là-dessus, devait être dans les mêmes idées que le père syndic à l’endroit du mariage, comme cela se vit apertement plus tard. Un certain jour que, sur la prière des dames religieuses, il allait à Cubas pour donner à la sœur converse la recette des lucquettes et du poulet au safran, je l’accompagnai. J’avais quatorze ans alors et j’étais grandet, mais ça n’empêchait pas la mère vicaire, ni la grosse sœur discrète de m’embrasser, comme lorsque j’avais cinq ou six ans. Depuis lors, elles m’avaient toujours mignardé, caressé, ne s’apercevant point, pour me voir souvent, que je grandissais et devenais jeune drole. Il n’y avait nulle malice dans leur cas, les pauvres vieilles filles ; c’était l’histoire de la femme qui, s’étant adonnée à porter un petit veau dans ses bras, par l’effet de l’accoutumance le portait encore lorsqu’il fut devenu bœuf. Pour dame Angélique, la prieure, elle me faisait bon accueil comme au filleul de dom Cluzel, mais ne m’embrassait plus.

Ce jour-là, frère Luc montra à la sœur converse la manière de faire les fameuses lucquettes, ainsi appelées parce qu’il en était l’inventeur.

Il prit d’abord des poires de bon chrétien, les pela, puis les coupa en tranches et enleva les pépins. Ceci fait, il mit les tranches à cuire dans du vin blanc de Monbazillac, avec de la coriandre et d’autres ingrédients. Pendant la coction, il confectionna une pâte légère, comme pour des crêpes, et y mêla un peu d’eau-de-vie d’oranges. La pâte étant prête et les tranches cuites, frère Luc les prenait une à une avec une passoire, les tournait et retournait dans la pâte, et lorsqu’elles étaient bien enveloppées, il les plongeait dans une poêle pleine de graisse bouillante. Ces espèces de beignets de poires bien frits, bien dorés, il les dressa sur un plat, les saupoudra de sucre candi, puis les envoya aux bonnes dames religieuses.

Le soir, frère Luc s’en revint avec moi, comblé de louanges et gratifié d’un petit écu par Mme la prieure.

Ce jour-là, il ne donna pas à sœur Félicité la recette du poulet au safran, faute de temps, dit-il, se réservant de revenir, non pour le petit écu, car il n’était pas vilain, mais, comme je pense, pour revoir la converse, en qui il avait retrouvé une sienne payse, forte fille de Saint-Orse, avec laquelle il se maria plus tard, comme je dirai, ayant jeté l’un et l’autre le froc et la guimpe aux orties.

Pour moi, je ne sais si ce fut les discours de dom La Hyerce touchant le mariage qui me tournèrent les idées du côté des filles, mais ce qui est bien sûr, c’est qu’à l’âge de quinze ans je commençais à les regarder. Quand je dis « les », je parle mal, car je n’en regardais qu’une, la fille d’un nôtre voisin, maître menuisier de son état, gente et frisque drolette de onze ans appelée Rosette. Nous étions bien un peu jeunes tous deux, mais ça n’empêche que je l’aimais bien. Et ça venait de loin, car, du temps qu’elle était encore au maillot, des fois sa mère me disait :

— Mon Gérémus, garde-moi ce paquet un moment, tandis que je vais laver ses drapes.

Et elle me mettait l’enfançonne sur les bras, et je la promenais et l’amusais du temps que sa mère était à la rivière.

Et à mesure qu’elle grandissait je m’affectionnais davantage à cette petite. Des fois, m’engalopant de l’abbaye, je lui portais des friandises que m’avait données frère Luc.

Lors donc qu’étant grandet j’oyais parler de mariage, je me prenais à penser à ma petite Rosette. Je la recherchais, et, souvent, le soir, nous parlions ensemble, assis devant la porte, au frais l’été, et l’hiver chez elle au coin du feu.

— Si ce galopin n’était pas en passe de se faire moine, je crois qu’il serait mon gendre, — disait un jour la mère de Rosette, par manière de risée.

Cette parole me donna fort à penser, et je commençai à muer de vocation. Je ne savais trop comment m’y prendre pour le faire entendre à mon parrain qui parlait de m’envoyer à la maison chef d’ordre pour continuer mes études de cléricature, lorsque parvint à Tourtoirac la nouvelle de la prise de la Bastille.

Des habitants du bourg, nul n’était sans doute personnage assez crêté pour être jamais enfermé dans cette prison royale, et pourtant cette nouvelle mit tout le monde dans une joie folle. Les bourgeois se visitaient pour s’en réjouir, les marchands devant leur boutique, les artisans sur le pas de leur porte ne s’entretenaient que de ça, avec une joyeuse mine, et d’aucuns s’embrassaient comme frères qui ne se sont pas vus depuis dix ans. Le soir, on fit un grand feu de joie sur la place, et tous, hommes, femmes, garçons, filles, dansèrent une grande ronde autour. À l’abbaye, mon parrain accueillit la nouvelle avec un étonnement silencieux. Dom de Marnyhac applaudissait à la chute de la vieille prison d’État où avaient été enfermés tant de bons gentilshommes, et dom du Fayard riait de ça comme de tout. Quant à dom La Hyerce, il exultait.

— C’est la fin du bon plaisir et des odieuses lettres de cachet ! — s’écria-t-il ; — de ce jour, nous commençons à devenir citoyens !

Le surlendemain, étant monté à sa chambre pour lire une gazette relatant l’événement, je le trouvai fredonnant une chanson qu’il avait faite sans doute, car incontinent que je fus entré il me fit asseoir et me la dicta. Je me souviens encore du commencement :

Sortez tous de vos couvents,
Plus de monastères !
Allez tous, gaillardement,
Vous marier à présent !

Et il me chanta tous les couplets pour m’apprendre l’air.

— Maintenant que nous avons vu luire la première aurore de la liberté — me dit-il en riant, après avoir achevé sa chanson — j’espère que tu ne penses plus à endosser le froc ?

J’avouai que ma vocation défaillait.

— Et tant mieux ! ton avenir est tout tracé. Fais-toi menuisier, comme l’Émile de Rousseau, mon garçon ! Entre en apprentissage chez Périgord-la-Vertu, et, quand tu seras compagnon, tu épouseras Rosette ! Mieux vaut un père de famille qu’un célibataire inutile, un bon menuisier qu’un mauvais religieux !

Le soir, je parlai de la chose à mon père, et dès le lendemain nous fûmes trouver dom Cluzel pour avoir son avis. L’affaire ouïe, mon parrain dit simplement :

— Si tu ne te sens pas la vocation, tu fais bien.

Et le lundi d’après j’entrai en apprentissage chez le père de Rosette.

Je mis mon tablier d’apprenti avec autant ou plus de plaisir que je n’en avais eu à vêtir ma petite robe bénédictine. Il est vrai que Rosette avait voulu le couper et le coudre elle-même :

— Porte-moi la serge ! m’avait-elle dit, je te le ferai.

Elle avait onze ans et demi alors, la petite Rosette. Mais, en ce temps-là, où il n’était pas rare de marier les filles à douze et treize ans, elles étaient plus faites à cet âge qu’une drole de quinze ans d’aujourd’hui. L’enfant, donc, déjà grandelette et formée, était gentille tout plein avec ses cheveux châtains qui faisaient des frisons partout, ses yeux bruns qui riaient toujours, son petit nez court et ses dents qui brillaient entre ses lèvres roses. Avec ça, raisonnable comme une petite femme et aidant beaucoup sa mère à tenir la maison. Malgré tout ce que j’avais lu dans la chambre de dom La Hyerce, j’étais véritablement innocent, aussi bien que Rosette, et je n’avais aucune méchante pensée. Mon bonheur était d’être avec ma « petite femme » comme je l’appelais, de lui parler, de l’amitonner, de me promener en sa compagnie et surtout de lui rendre de petits services. Je n’étais jamais plus heureux que lorsqu’elle me venait dire à la boutique :

— Mon Gérémus, va me quérir un seau d’eau ; ou bien : donne-moi des ripes pour allumer le feu ; ou encore : mène-moi cette pleine brouette de linge à la rivière.

Dix fois le jour, je la voyais sous un prétexte quelconque. J’étais content de la savoir en haut dans la cuisine, au-dessus de la boutique. Je reconnaissais son petit pas menu et je me la figurais allant et venant lestement pour faire tout le train-train du ménage. Lorsque je ne l’oyais plus trottiner, légère comme une chatte, je me disais :

« Elle repasse, ou bien elle est assise près de la croisée et ravaude le linge et les hardes de la maison. »

Le dimanche, nous allions à la messe ensemble, et à la vesprée nous nous promenions le long de la rivière, nous tenant par la main, ramassant des fleurettes et devisant amiteusement de nos petites affaires. Lorsque le temps était mauvais, je restais à la boutique à faire de menus ouvrages pour Rosette : une boîte à serrer son ouvrage, un petit banc pour ses pieds, ou une chaufferette.

La première année de mon apprentissage, quand vint la fête votive de la Saint-Laurent, qui tombe le second dimanche d’août, avec la permission de sa mère nous fûmes danser sous les grands platanes de la promenade, au son de la « chabrette ». Au carnaval ensuivant, des amies et cousines vinrent danser en famille chez elle, avec leurs frères et puis des voisins. Nous n’avions pas de musique, mais toutes ces filles chantaient pour la mesure et nous autres, les jeunes gens, trouvions que ça allait bien ainsi : du moins moi. Pourvu que je fusse avec ma petite Rosette à danser une sautière, une bourrée, à fringuer ou tourniquer, la tenant par sa taille fine, j’étais heureux. Dans le bourg on riait de nous voir toujours ensemble comme deux amoureux raisonnables. Lorsqu’il avait bu un petit coup, tout petit, car il n’était pas ivrogne, Périgord me disait en coyonnant :

— Mon gendre !

Et moi je riais aussi, bien content, et, si j’avais eu de l’argent, je lui aurais bien payé pinte souvent, pour l’entendre m’appeler comme ça.

C’était un brave homme, le père de Rosette, un peu brusque et rude pour le travail, mais brave homme tout de même. Au contraire, le compagnon qui travaillait à la boutique était un mauvais sournois du nom de Jean le Sarladais. Je n’étais pas depuis huit jours à l’établi que je connus qu’il ne m’aimait guère. Sous prétexte qu’il était un Dévorant, il aurait voulu me commander à tort et à travers, et même un peu me battre. Mais la première fois qu’il s’avisa de lever la main sur moi, un jour que Périgord n’y était pas, j’empoignai un bédane et je lui dis en me quillant :

— Viens donc me manger, le Dévorant !

Lorsqu’il me vit ainsi décidé, il s’arrêta, grommela quelque chose entre ses dents et se remit à son travail.

J’ai toujours pensé depuis qu’il y avait de la jalousie dans son fait, car il regardait Rosette avec des yeux en dessous, qui nous faisaient rire, elle et moi.

Il y avait déjà un an que j’étais apprenti chez Périgord, lorsque mon père mourut d’une mauvaise fièvre me laissant seul au monde, car il était natif du pays bas au-dessous de Bergerac, en sorte que je ne me connaissais aucun parent.

Deux ou trois jours après l’enterrement, le bourgeois me tira en particulier et me dit :

— Or çà, comment feras-tu à cette heure pour me payer les droits d’apprentissage ?

— Je toucherai bien sans doute quelques sous de ce qui est dû à mon défunt père.

— Ton père, mon pauvre Gérémus, n’a pas fait de bonnes affaires avec la ferme de l’abbaye ; il est mort devant deux fois plus qu’il ne lui était dû ; c’est au su de tout le monde.

— Alors, si je ne vous peux pas payer en deniers, je vous payerai en travail. Mon apprentissage fini, je travaillerai pour vous le temps que vous trouverez juste.

— Mais, qui me dit qu’ayant achevé ton apprentissage, tu ne t’en iras pas t’embaucher chez un autre bourgeois, à Excideuil ou à Périgueux ?

— Qui vous le dit, Périgord ? C’est moi ! Vous pouvez faire état de ma parole !

J’avais dit ça haut, les yeux brillants, la contenance fière comme un jeune coq dressé sur ses pattes. La-Vertu me regarda un instant, puis fit :

— Tu es un brave drole ! J’ai confiance en toi et je te garde. Retourne à ton banc, tu seras nourri à la maison, et plus tard nous conviendrons du temps que tu me devras donner.

À partir de ce jour-là je tablai près de ma Rosette, et je couchai dans un petit galetas sous la tuilée. Jean le Sarladais fut tellement offusqué de me voir commensal de la maison, que huit jours après il se fit régler son compte et partit.

Quoique n’étant plus alors toujours fourré à l’abbaye comme autrefois, je ne laissais pas d’y aller de temps en temps le dimanche, pour rendre mes devoirs à mon parrain et faire mes amitiés à dom La Hyerce. À l’exception de ce dernier, les pères étaient surpris par la Révolution qui marchait toujours, et tout effarés comme des grenouilles lorsqu’on jette une pierre dans un étang. Les décrets ordonnant la vente des biens d’Église et supprimant les vœux monastiques les terrifiait. Dom Cluzel, qui avait lors près de soixante-dix ans, se demandait ce qu’il deviendrait lorsque ces terribles décrets seraient mis à exécution.

— Soyez tranquille, mon parrain, — lui dis-je un jour, qu’il m’entretenait de ça, — je travaillerai pour vous !

Il hocha tristement la tête, comme qui dit : « Tu as bien assez à faire pour toi. »

Les deux autres pères trouvaient bien dur d’être obligés de quitter une aussi agréable vie, pour gagner leur pain, et se rendre peut-être curés dans quelque méchant village périgordin. Aucun d’eux ne faisait cette réflexion que, depuis des siècles, les biens dont ils jouissaient étaient détournés de leur destination première.

Comme le leur disait un jour dom La Hyerce, ce n’était pas le vœu des fondateurs que les revenus de l’abbaye fussent mangés en plaisirs de toutes sortes par un galant abbé qui n’avait jamais mis les pieds au monastère, et par quatre religieux grassement nourris et bien entretenus sans faire aucune œuvre utile.

— Notre possession d’état n’est plus légitime, mes pères ! conclut-il. Après toutes les réformes qu’a nécessitées au cours des siècles le relâchement de notre ordre, depuis celle de saint Benoît d’Aniane, au neuvième siècle, jusqu’à celle de dom Didier, abbé de Saint-Vanne, au dix-septième, voici maintenant la grande réforme laïque ! Nous devons disparaître en tant qu’ordre religieux, parce que la vie monastique n’est plus compatible avec la société moderne.

Mais eux ne l’entendaient pas ainsi et se récriaient ferme. Le plus fâché de tous, c’était dom du Fayard, qui avait été reçu à faire sa profession et ses vœux après une année de noviciat. Il trouvait bien pénible de voir mise à néant la certitude qu’il avait eue de passer une heureuse et douce vie, exempte de soins, de peines et de soucis, derrière les hautes murailles de l’abbaye, en se promenant sous les cloîtres et en regardant paisiblement couler les eaux vertes de l’Haut-Vézère. Après s’être donné tant de mal, avoir tant sollicité, fait solliciter, et peut-être aussi financé pour obtenir sa nomination du seigneur abbé, le coup était dur en effet. Lui, qui tournait tout en risée, ne riait plus maintenant que la chose le touchait, comme il arrive souvent à ces grands rieurs.

Pour frère Luc, il avait ses projets et ne s’inquiétait pas de l’avenir, persuadé qu’un maître cuisinier comme lui se tirerait toujours d’affaire.

Quant au moine lai le vieux Navarre, il était pour toujours à l’abri des accidents vimaires, sous six pieds de terre au cimetière.

Lorsqu’arriva l’exécution du décret qui supprimait les chapitres, abbayes, prieurés, chapellenies et tous bénéfices sans charge d’âmes, dom La Hyerce, qui avait prêté serment à la Nation, fut placé comme curé du côté de Nontron. Dom de Marnyhac se retira chez son frère aîné dont le pigeonnier était aux environs de Salignac, dans le Périgord noir. Dom du Fayard s’en alla je ne sais où, et pour dom Cluzel, ayant reçu du district une rente viagère de huit cents livres, il se mit en pension chez le curé de Tourtoirac et y vécut en paix jusqu’à sa mort, respecté de tous.

L’abbaye étant vide d’habitants, frère Luc fut constitué par les autorités gardien des bâtiments et du mobilier, jusqu’au moment de la vente. Mais de ce moment il posa son froc de frère convers et vêtit une carmagnole comme un bon sans-culotte.

Les livres furent portés à Périgueux, où ils sont sans doute encore à la bibliothèque. Pour le mobilier dont l’abbaye regorgeait, tous les anciens cabinets à colonnes torses, les vieux bahuts, les coffres recouverts de cuir gaufré avec clous dorés, les chaires de noyer, les crédences, les tables de chêne, les lits à quenouilles, les tapisseries, les tableaux, les pintes à couvercle, les aiguières, la vaisselle d’étain marquée du sceau bénédictin, tout ça se vendit comme du pain. Les bâtiments et les biens-fonds furent adjugés pas cher à de bons patriotes, qui furent bien récompensés de leur confiance en la Nation, car pour plusieurs ces biens ecclésiastiques furent le commencement de leur fortune. Il y en avait pourtant d’un peu capons, qui, pour s’excuser d’acquérir ainsi de ces biens sacrés, disaient à l’oreille de ceux qui le leur reprochaient tout bas, que c’était pour les rendre aux gens d’Église, la bourrasque passée.

Mais du diable si aucun en a rien rendu ; ils les ont très bien gardés, et leurs hoirs et successeurs les ont encore dans leur héritage, qui sont gens de bien, bons royalistes, et craignant Dieu.

Peu de jours après la vente, tandis que je dégrossissais des planches pour faire un cercueil, je vis venir à la boutique le ci-devant frère Luc, content comme un roitelet.

— Gérémus, dit-il, je te viens convier à ma noce.

— Vous vous mariez, frère Luc ?

— Mon ami, je ne suis plus frère Luc, mais Pierre Nadal, citoyen.

— Et avec qui vous mariez-vous ? si je ne suis pas trop curieux.

— Devine un peu.

Un souvenir me revint en ce moment, et je me mis à rire :

— Avec la sœur Félicité, de Cubas !

Il fut très étonné :

— Et qui te l’a dit ?

— Personne… mais un jour je vous ai vu l’embrasser dans le cou…

Il se mit à rire aussi et, adressant la parole à Périgord, lui dit :

— Vous le laisserez bien venir, dites, La-Vertu ?

— Oui bien, pardi !… pour le mariage d’un ancien frocard, ça ne peut pas se refuser !

Quinze jours après, frère Luc, marié à la municipalité, fut marié à l’église par dom Cluzel, qui fit aux novis la recommandation de ne pas oublier Dieu dans leur nouvel état :

— Puisque vous êtes rentrés dans le siècle, ce que vous pouviez légitimement faire tous deux, puisque vous n’aviez pas prononcé de vœux, il faut y vivre en bons chrétiens et en honnêtes gens : on peut faire son salut dans toutes les conditions.

Le repas de noces se fit ensuite à Saint-Orse chez les parents de la novie, et ce fut moi qui détachai, selon l’antique usage, la jarretière de la ci-devant converse du prieuré de Cubas. Puis les mariés allèrent s’établir à Périgueux à l’enseigne de la Treille d’Or, qui pendant quarante ans a été l’hôtellerie la plus renommée de la ville pour la cuisine, le vin et tout. Lorsqu’on avait parlé de souper chez « la Blonde », comme on avait baptisé l’ancienne sœur Félicité, on avait tout dit. Pour ce qui est de son homme, on l’a toujours appelé « frère Luc » ; il n’a jamais pu se défaire de ce nom, pas plus que moi de celui de « dom » Gérémus. Chez nous, les surnoms et sobriquets sont tenaces comme des ronces, où l’on est empêtré.

Moi, j’aurais bien voulu être en âge de faire comme frère Luc, d’épouser ma petite Rosette. Nous nous aimions toujours comme deux innocents que nous étions, sans nul souci de l’avenir, tant il nous semblait assuré qu’un jour nous serions mari et femme. Pourtant, des fois, je me disais : « Périgord a bien de quoi pour un artisan ; c’est à savoir s’il te voudra donner sa fille ! » Mais je ne m’arrêtais pas trop à cette idée.

Mon apprentissage achevé, j’étais resté à la boutique comme il avait été convenu. Mais pour le temps que je lui devais donner, le bourgeois ne me parlait de rien, ni moi à lui. Seulement, tous les samedis, il me baillait une pièce de rente sols pour m’amuser si j’en avais fantaisie. Mais, en fait de plaisirs, je n’en connaissais qu’un, être avec Rosette, la voir, l’entretenir, lui dire que je l’aimais. Toutes ces pièces de demi-écu je les assemblais une par une, en vue de lui acheter une bague à Périgueux, le jour de la foire de la Saint-Mémoire, comme je fis.

Le dimanche ensuivant, nous nous promenions tous deux sous les rochers qui dominent le bourg de Tourtoirac, et d’où sort cette belle source claire et bouillonnante qui est renommée pour les tanneries du bourg. Le lieu un peu retiré, assez fourni d’arbres, à l’abri des regards curieux, était bien idoine aux entretiens des amants. J’avais mon bras autour de la taille de ma mie, et de mon autre main je tenais une des siennes. J’avais dix-sept ans alors, et j’étais un fier garçon ; elle n’en avait guère plus de treize, mais elle était fille faite. Nous commencions pour lors à être un peu plus amoureux, ou plutôt à l’être autrement, et à penser à d’autres choses plus sérieuses que les enfantillages des tout jeunes gens. J’avais bien souvent dansé avec Rosette, et je l’avais embrassée plus d’une fois en faisant des rondes, devant tout le monde ; mais, à cette heure, sans penser à mal, je rêvais de l’embrasser sans être vu de quiconque.

Ce jour-là, nous étant promenés un bon moment sans parler, ainsi enlacés comme j’ai dit, et le cœur nous battant fort à tous deux, je commençai à dire tout doucement à Rosette que je l’aimais plus que toutes choses au monde et que j’étais bien heureux de l’avoir là, serrée contre moi.

Mais elle, comme toutes les filles qui font semblant de ne croire leur amoureux pour lui faire répéter le doux aveu, fit alors :

— Les garçons disent tous comme ça, et puis ils vous oublient aisément…

— Pas moi, Rosette ! pas moi ! Je n’ai jamais mué d’amour ! Je t’ai toujours aimée ! Ça n’est pas d’antan, vois-tu, ça date de loin, du temps où tu étais toute petite enfantelette au téti de ta mère…

Elle ne dit rien, comme persuadée.

— Et toi, mon petit cœur, — repris-je, — m’aimes-tu ?

Elle continua de marcher, la tête baissée, sans répondre.

— Dis, ma Rosette, dis ? — fis-je en la serrant contre moi,

— Oui… je t’aime !

Elle n’eut pas dit ça que, la prenant à plein corps, je baisai la bouche rose d’où était sortie cette tant douce parole ; puis je repris :

— À cette heure, je suis à toi, Rosette, et je t’aimerai tant que j’aurai vie au corps !

— Je t’aimerai toujours, mon Gérémus !

— Adonc, donne-moi un peu cette gauche menotte.

Et tirant de ma poche de gilet la bague que j’avais achetée, je la lui mis au doigt en disant :

— Garde-la en mémoration de cette si heureuse journée !

Et, derechef, nous nous embrassâmes comme devant, étroitement, longuement, ne pouvant nous déprendre l’un de l’autre ; puis nous revînmes lentement au bourg, muets, et nous tenant la main.

Ça n’est pas d’aujourd’hui que les parents cherchent à marier leurs enfants sans les consulter ; de tout temps il en a été de même, je pense. Depuis une paire de mois, la mère de Rosette avait logé sous sa coiffe à barbes le projet de la marier avec un garçon du Champbon, riche pour un paysan, et même le plus riche du village, mais laid, falourd et ignorant comme celui qui ne sait tant seulement pas sa Croix de par Dieu. Aussi, lorsqu’elle vit la bague au doigt de sa fille, elle se fâcha fort, surtout lorsqu’elle sut qui la lui avait baillée. Pourtant elle avait de l’amitié pour moi, mais j’étais un pauvre diable sans un sol vaillant, et l’intérêt la poussait. Lorsqu’elle venait à penser que sa fille serait la reine du village et la maîtresse d’une maison pleine d’écus dans les tirettes des lingères, où toute chevance abondait, où bon an, mal an, on faisait cent charges de vin, elle ne voyait du tout plus que ça aurait été un crime de donner cette gente drole, fine comme une tourterelle, à la grosse vilaine bête qu’était celui qu’elle courtisait pour Rosette.

La petite ayant refusé de me rendre la bague comme le voulait sa mère, il y eut quelque peu de garbouil entre elles, et moi j’attrapai pour ma part une bonne bourrade en paroles, avec menaces de me faire débaucher par le bourgeois si je parlais encore à Rosette.

Je n’avais pas bien peur d’être renvoyé ; j’étais devenu bon ouvrier, et Périgord tenait à moi parce que je lui faisais beaucoup d’ouvrage et qu’il ne me payait guère. Mais ce qui me fâchait fort, c’était que la mère de Rosette la tenait de plus près et que nous ne pouvions plus nous parler aussi aisément, ni nous aller promener tous deux comme ci-devant. Pourtant, tout de même, le soir après la journée faite, il n’y avait ordre de nous empêcher d’être ensemble devant la porte, et, le dimanche, ma petite mie s’échappait des fois pour me venir retrouver le long de la rivière ou sous les rochers.

Je ne sais pas trop comment tout ça aurait fini, lorsqu’un jour, vers la mi-juillet de 1792, nous entendîmes tout d’un coup sonner le tocsin et battre le rappel : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Nous courûmes sur la place de la Halle, où était déjà, au pied de l’arbre de la Liberté, le maire ceinturé de son écharpe et tenant des papiers à la main. Bientôt, arriva d’un pas saccadé le vieux Thibal, l’ancien tambour d’Auvergne, battant à tour de bras : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

En un rien de temps, tout le bourg fut là, rassemblé devant le peuplier, et chacun se disait : « Qu’est-ce qu’il y a ? » Pour sûr, ça n’était rien de bon ; il n’y avait qu’à voir la figure du maire.

Tout d’un coup il fit signe à Thibal, qui cessa de battre, et, lors, ôtant son large chapeau à cocarde tricolore, il dit, d’une voix haute et forte :

« Citoyens, la patrie est en danger !

« Les Autrichiens sont à la frontière, les Prussiens sont en France. L’Assemblée a décrété une levée de quatre cent cinquante mille hommes ; les enrôlements volontaires sont ouverts…

« Citoyens, la patrie est en danger ! »

Tandis qu’il parlait, il me semblait que les cheveux m’entraient dans la tête comme des aiguilles. Il n’eût pas achevé que je lui criai :

— Moi ! monsieur le maire ! écrivez Gérémus Albier !

— Moi ! moi ! crièrent alors d’autres garçons de tous côtés.

De suite on courut chercher une table, une chaise, et le vieux monsieur Hélian, maître ès-arts, apporta son écritoire de faïence où était fichée une grande plume d’oie.

Une dizaine de jeunes gens se pressèrent comme moi autour de la table.

— Monsieur le maire, dis-je, s’il vous plaît ! écrivez mon nom en tête, j’ai parlé le premier !

Il écrivit : Gérémus Albier, et puis, me passant la plume, dit :

— Signe !

En ce moment, sans ordre aucun, Thibal recommença à battre la caisse : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Tout le monde le regarda. De grosses larmes coulaient le long de ses joues tannées et venaient se perdre dans ses moustaches blanches ; le pauvre vieux soldat ne savait plus où il en était.

On lui arrêta le bras, la batterie cessa et les enrôlements continuèrent.

Lorsque tous eurent signé ou fait leur croix, le maire dit à Thibal :

— Fais le tour de la commune, passe dans tous les villages, dis ce qui en est, et puis que les enrôlements sont ouverts à la mairie.

Sans répondre, Thibal s’en alla de son pas mécanique, battant fort et pressé : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan… tandis que le tocsin sonnait toujours.

Le vieux, ayant fait le tour de la commune, recommença le parcours, repassant dans les villages, toujours battant furieusement le rappel… Le soir venu, il repartit une troisième fois, et toute la nuit on ouït sur les puys et les coteaux la sinistre batterie : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan… Le matin, comme il recommençait sa tournée pour la cinquième fois, on l’arrêta ; le pauvre vieux était devenu fou…

Chez nous, toute la maisonnée avait couru sur la place, comme moi, de manière que nous revînmes ensemble. Rosette m’avait attrapé le bras, et nous marchions derrière les vieux sans rien dire.

Arrivés au logis, Périgord me dit, en montrant Rosette :

— Gérémus, embrasse ta femme ! elle t’attendra !

La pauvrette, lors, se jeta dans mes bras, et, ne se retenant plus, pleura doucement.

— Fais un bon souper, femme, ajouta La-Vertu : c’est un repas d’accordailles.

Le soir, étant à table, à la desserte, Périgord alla quérir une vieille bouteille de vin de Puy-la-Brame, renommé dans toute la commune, et, ayant rempli les verres, il leva le sien et dit :

— À la victoire des armées de la République ! et à l’heureux retour de Gérémus !

Et nous trinquâmes tous de bon cœur, même la mère de Rosette. Brusquement, elle avait pris son parti et renoncé à voir sa fille la reine du Champbon ; d’ailleurs, quand le père avait parlé, c’était fini.

La soirée se passa pour les deux femmes à me préparer un peu de linge, des bas et des mouchoirs. Périgord alla au grenier chercher son sac de compagnon du tour de France, et sur la minuit, tout étant prêt, nous fûmes nous coucher.

De la nuit je ne dormis pas une minute, pour avoir en tête trop de choses qui m’émouvaient. Je pensais à l’invasion étrangère, à ma petite promise, au jour heureux du retour, et, haut enjuché sous la tuilée, j’entendais au loin le tambour battant toujours, affolé : ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan

Le lendemain matin, ayant embrassé vingt fois ma Rosette en larmes, j’allai faire mes adieux à mon parrain, après quoi je fus à la maison commune quérir ma feuille de route. Les onze enrôlés de la veille, nous nous retrouvâmes là, et, ayant reçu nos papiers, nous prîmes le chemin de Périgueux, convoyés jusqu’à Sainte-Yolée par une grande troupe de monde. Arrivés que nous fûmes à ce petit bourg, Périgord, m’ayant tiré à part, me bailla un louis d’or et quelques assignats de cinq livres que je serrai dans une ceinture de cuir, puis nous rentrâmes à l’auberge. De ce temps on avait versé le coup de l’étrier, de manière qu’ayant trinqué tous ensemble nous partîmes en chantant, garnis de beaucoup de souhaits de bonne chance qui ne servirent pas à tous les onze.

À Périgueux, on nous réunit à d’autres volontaires, puis on nous tria par corps et nous fûmes acheminés tous vers nos demi-brigades.

Maintenant, mon fils, de te dire tous les pays où j’ai passé, de Valmy à Fleurus, et à la seconde occupation de Mayence en l’an VI, les batailles, les prises de villes et tout, ça serait trop long.

À la première paix, des onze qui étions partis ensemble de Tourtoirac, nous revînmes quatre. Trois étaient restés à l’armée, et quatre autres sous la terre au delà du Rhin, de-cà de-là, je ne sais où. Moi, j’eus la chance de revenir sans un accroc à ma peau, après avoir vu tomber à mes côtés plus d’un camarade, et même un ami et pays de ma compagnie, appelé Nogaret, du moulin du Frau, par delà Coulaures, qui fut tué à Jemmapes lorsque nous marchions à l’avant-garde pour joindre l’ennemi.

Je n’ai pas besoin de te dire si je fus content de retrouver ma Rosette, ta pauvre défunte grand’mère, et plus jolie qu’à mon départ, du moins il me le sembla. Peut-être le plaisir de la revoir me le faisait-il trouver ainsi.

Dès mon retour, je pendis au clou mon sabre d’officier, celui-là même qui est à mon chevet de lit, et je repris ma place à la boutique, et bien à propos, car Périgord commençait à se faire vieux. Puis, quinze jours après, j’épousai ma Rosette, et j’ai été le plus heureux des hommes pendant cinquante ans. La pauvre femme ne m’a jamais fait qu’un chagrin, c’est lorsqu’elle est morte, de ça huit ans il y a.

Maintenant, c’est à mon tour, car j’aurai quatre-vingts ans à la Saint-Martin. Bientôt j’irai dormir près d’elle au cimetière, ne la voulant quitter dans la mort, non plus que je ne l’ai quittée dans la vie.


FIN