Hachette (p. 290-313).


CHAPITRE II

L’ORGANISATION


Installation dans l’Afrique du Nord. ‖ Vie en Smala. ‖ Éloignement des villes. ‖ Choix des garnisons. ‖ Cadres. ‖ Instruction. ‖ Habillement et équipement. ‖ Constitution du réservoir. ‖ Mobilisation. ‖ Organisation des nouvelles troupes. ‖ Maintien des effectifs en France. ‖ Transport par mer. ‖ Utilisation des troupes noires dans une guerre européenne.



Le corps de vingt mille tirailleurs sénégalais dont la création a été commencée par la loi de finance pour 1910 doit être stationné par moitié en Afrique occidentale et septentrionale. En Afrique septentrionale il permet la constitution de 4 régiments à 3 compagnies de 800 hommes, un par province algérienne et un en Tunisie. Déjà un bataillon est stationné en Algérie depuis le mois de mai 1910, 1 650 tirailleurs ont été levés en Afrique occidentale, où ils s’instruisent, afin de pouvoir former en 1911 deux nouveaux bataillons, qui iront rejoindre le premier et constituer avec lui un régiment.

Ces 1 650 hommes, dont l’incorporation ne nécessite aucune augmentation de cadres, amorcent la constitution du « réservoir » qu’il faut créer en Afrique occidentale pour pouvoir y puiser, au fur et à mesure de nos besoins, des hommes instruits qui iront tenir garnison en Afrique septentrionale, et qui permettront, d’une part, le retour en France des contingents d’origine française qui servent en Algérie-Tunisie, d’autre part une augmentation de nos régiments de tirailleurs algériens par voie d’appel.

La race noire vit et se multiplie sous des climats beaucoup plus froids que celui de l’Algérie et de l’Europe centrale, aux États-Unis d’Amérique par exemple, dont la population de couleur est originaire de notre Afrique occidentale ; et sur le sol même de l’Afrique septentrionale des populations noires ont vécu longtemps : en Algérie, où la suppression de la traite a tari la source des apports fréquents, elles sont en presque totalité fondues dans la population indigène ; mais au Maroc, bien qu’en diminution par suite des mêmes mélanges, elles subsistent encore à l’état de groupement. Il n’est donc pas douteux que nos Sénégalais puissent vivre dans n’importe quelle partie de l’Algérie, et à plus forte raison y faire campagne pendant quelques mois, en toute saison. De plus, elles ont été en expédition avec des troupes européennes et algériennes au Sénégal, au Dahomey, à Madagascar, au Maroc, sans le moindre inconvénient ; le bataillon sénégalais qui fait encore partie du corps de débarquement de Casablanca est mélangé avec des troupes tirées du 19e corps, tirailleurs algériens, légion, artilleurs, chasseurs d’Afrique, spahis, et la meilleure camaraderie n’a jamais cessé de régner entre tous nos soldats, quelle que soit leur origine. Il n’y a donc à prévoir aucune difficulté pour l’emploi des troupes sénégalaises en colonne dans toute l’Afrique septentrionale, et pour une répartition de ces troupes qui résulterait des nécessités militaires.

Mais le stationnement, en garnison normale et permanente, d’un grand nombre de tirailleurs sénégalais — dix mille à titre d’expérience — soulève un tout autre problème. Nos soldats noirs sont des volontaires, et sous peine de tarir leur recrutement, nous devons leur assurer une existence conforme à leurs besoins et à leurs goûts.

Il faut avant tout leur éviter les inconvénients du dépaysement. Le procédé pour y arriver est connu et employé ; il consiste à leur laisser l’existence coutumière, la vie de famille, et par conséquent à leur permettre d’emmener femmes et enfants, comme nous faisons déjà au Congo-Tchad, à Madagascar et au Maroc. Le noir est rarement polygame, le tirailleur presque jamais. Ce sont donc là des sentiments que nous pouvons comprendre.

La saine atmosphère de la vie familiale réagit sur le jeune tirailleur non marié, qui prend pension dans un ménage. Au Soudan même, le village de tirailleurs se forme près du poste, qui abrite les familles en cas d’attaque. Partout il se transporte semblable à lui-même, et reconstitue un coin du pays natal, le meilleur. Il réunit la propreté naturelle du noir à la netteté militaire[1].

Sans doute, la smala est parfois gênante en station : il faut écouter d’interminables palabres avec une inlassable patience, et dire pour terminer le mot qui convient et qui apaise tout. Et ce n’est pas tout : il y a une hiérarchie parmi les femmes, éta- blie par le grade du mari, dont il faut tenir compte. Mais que sont les petits inconvénients auprès des immenses avantagée ?

Car les femmes des tirailleurs ne sont jamais gênantes. En route, dans les changements de garnison, elles marchent crânement à leur place dans la colonne, leur mioche attaché dans le dos, et portant sur la tête tout le bagage de la famille. Pendant les expéditions, elles restent au camp. En cas d’alerte inopinée, pas de cris inutiles, nul désordre ; un convoi de femmes est-il surpris, elles secondent l’escorte. Ces vaillantes vont au besoin porter des cartouches sur la ligne de feu[2]. Les familles de tirailleurs ne seront jamais un encombrement ; si les unités d’Algérie sont mobilisées pour une action extérieure, elles resteront sur place, ou bien seront renvoyées au Sénégal par les bateaux qui viendraient amener des recrues noires en Algérie.

Nos soldats noirs seront donc dans des camps, à proximité des voies ferrées, afin d’être rapidement transportables, mais assez éloignés des villes.

Ce sont des primitifs, qui ont le respect de l’Européen, qui s’est toujours montré à leurs yeux avec un certain prestige : en Afrique occidentale, nos administrateurs, peu nombreux, ayant une grande responsabilité et un grand pouvoir, représentent très dignement la France, nos officiers et nos sous-officiers — (nos sous-officiers sont tous rengagés) – ont l’autorité du grade et le prestige de leur courage. Comme l’Européen ne résiste dans ce climat pénible que dans certaines conditions de confort, il coûte cher, et les entreprises commerciales qui l’emploient s’efforcent de le bien choisir ; la bonne tenue de tous est maintenue par les vieilles maisons de commerce du Sénégal dans lesquelles le chef de la maison préside la table où viennent s’asseoir tous ses employés européens. L’individu isolé ne peut réussir que s’il possède des qualités tout à fait exceptionnelles de ténacité et d’intelligence, sinon il disparaît rapidement. Si les Français ont le respect et l’affection des noirs, c’est parce que, d’une façon générale, ils s’en montrent dignes. Il faut garder précieusement ces sentiments de nos protégés, que le séjour dans les villes entraînerait forcément dans des bas quartiers où ils rencontreraient des promiscuités regrettables. Sans doute ils sauraient faire la différence. Mais pourquoi leur enseigner qu’il y a des différences ? Pourquoi mettre en permanence sous les yeux de ces simples des tableaux fâcheux ?

De plus, le stationnement hors des villes les fera échapper au contact prolongé avec la population arabe, au café maure, et enlèvera toute chance à la propagande islamique.

Il faut éviter également de les mettre dans les garnisons normales des tirailleurs algériens, qui, sous le rapport du campement, du couchage, de l’ordinaire, sont traités exactement comme les troupes européennes, et qui ont gardé les brillants uniformes du second Empire. Nos Sénégalais réclameraient les mêmes avantages, fort coûteux, qui auraient l’inconvénient de leur faire perdre leur rusticité. Établissons-les dans des rez-de-chaussée sommaires et construits en brique, avec des lits de camp, et laissons leur en temps normal leur ration de riz, quitte à leur donner du pain ou du biscuit en colonne : il n’y a aucun avantage à les entraîner à cette nourriture, qui exige l’entretien d’hommes du contingent français employés à faire du pain pour nos troupes indigènes. De même les tirailleurs algériens envieraient la libre vie du Sénégalais, qui contraste avec leur existence de caserne, et les négresses.

Bien qu’ils puissent vivre sous tous les climats, ce serait jouer la difficulté que de placer nos Sénégalais sur les Hauts Plateaux, où la température est assez rigoureuse pendant l’hiver. Mais il n’y a aucun inconvénient à les mettre dans l’extrême sud[3], vers l’extrémité des lignes ferrées. Les emplacements de Boni-Ounif et de Colomb-Béchar, dans la province d’Oran, sont très bien choisis ; entre El Kantara et Biskra, on peut trouver des points analogues. Toutefois ce n’est pas dans cette région que nous voyons les fortes réserves de l’armée noire. Elles seraient trop éloignées, et par conséquent coûteraient plus cher, puisque le pays ne produit rien, pas même le bois pour la cuisson des aliments, et que les transports restent assez onéreux, malgré la voie ferrée. Elles seraient mieux placées dans les régions du Tell, non dans les plaines fertiles où les terrains de manœuvre sont rares et la population dense, mais dans des régions peu favorisées et considérées encore comme impropres à l’exploitation agricole, entre Lalla-Marnia et la frontière marocaine, dans la vallée de l’oued Mina (vers Relizam) pour la province d’Oran, — dans certaines parties de la vallée du Chélif pour la province d’Alger, – dans la vallée du Sahel et sur le cours moyen de la Seybouse pour la province de Constantine. En Tunisie, le camp principal pourrait être aux environs de Kairouan[4], avec un bataillon sur la frontière tripolitaine. Répétons que dans le choix de ces garnisons il faudra éviter la proximité des villes et le morcellement des effectifs. Pour le stationnement des régiments sénégalais en Afrique septentrionale, il s’agit de déterminer, dans chaque province algérienne et en Tunisie, l’emplacement d’un camp important, puis, en cas de nécessité, le stationnement d’un bataillon isolé. Instinctivement, on pique sur une ville qui n’a pas encore de garnison : c’est précisément l’un des endroits à éviter.


Nos Sénégalais, placés dans ces camps, conserveront évidemment leurs cadres actuels. L’aptitude de notre race dans le maniement des troupes indigènes est très ancienne ; dès le xviiie siècle, elle nous a servi dans l’Inde et au Canada, même contre un ennemi européen. Elle vient d’une politesse supérieure, qui fait parler à chacun comme il aime qu’on lui parle, de la bonhomie cordiale de notre peuple[5], qui dégénère même en familiarité. Nous n’éprouvons pas le besoin d’une différenciation extérieure qui parait forcément une marque de mépris et par lequel d’autres civilisés éloignent d’eux leurs protégés. Nul doute par conséquent que l’armée métropolitaine ne contienne de nombreux officiers et sous-officiers très capables d’acquérir les qualités spéciales que nécessite l’encadrement des Sénégalais. Mais nous avons déjà ces officiers et sous-officiers dans l’armée coloniale, qui ont fait leurs preuves, qui ont vu les noirs dans leurs villages, qui les comprennent et savent les écouter et leur répondre, et qui sont dans leur corps même le produit d’une sélection[6]. Ils ne sont pas d’essence différente de leurs camarades, mais ils sont spécialisés, et c’est un grand avantage. Beaucoup d’entre eux ont conduit les Sénégalais au feu ; certains, blessés à leur tête, ont leur légende. Ce serait folie de détruire ce lien de sang qui relie les soldats au chef et donne à la troupe une cohésion sans égale. Personne n’y a songé.

À une augmentation de vingt mille et même de cinquante mille Sénégalais les cadres de l’armée coloniale peuvent suffire. Plus tard, si l’armée noire prend encore plus de développement, on pourra faire appel aux cadres de l’armée métropolitaine, en commençant par envoyer en Afrique occidentale, dans le « réservoir » forcément agrandi, les nouveaux coloniaux. Ils en reviendraient très certainement avec les mêmes aptitudes que leurs camarades et le même prestige aux yeux des noirs.

Les corps sénégalais d’Algérie devront recevoir une forte instruction militaire ; leur isolement par groupements compacts et leurs unités bien remplies les placent dans des conditions exceptionnellement favorables. La connaissance du français sera le premier besoin des nouveaux régiments ; le recrutement agrandi y introduira des races nouvelles dont nous connaissons les qualités militaires, mais qui ignorent à la fois le français et la langue qui sert aujourd’hui à l’instruction parce qu’elle est comprise par l’immense majorité des recrues. Il faudra donc veiller à ce que l’instruction se fasse désormais en français et non en bambara ; chaque commandant de compagnie fera établir un vocabulaire sommaire des langues parlées dans son unité, et en très peu de temps, de nombreuses expériences le démontrent, ses hommes sauront du français les deux ou trois cents mots indispensables à la vie militaire. Le reste viendra ensuite, peu à peu.

Les populations de l’Afrique occidentale, qui sont en général très mélangées, ont des dispositions à apprendre les langues parce que chacune d’entre elles a la sienne, qui ne lui suffit pas pour ses relations avec l’extérieur. Beaucoup d’indigènes parlent deux ou trois idiomes et les Sénégalais qui ont servi à Madagascar ou au Congo parlent tous suffisamment le français.

À des soldats de métier qui restent douze ou quinze ans au service, on peut demander davantage. Le noir cherche à s’instruire, à se rapprocher du blanc par la lecture et l’écriture ; déjà de jeunes officiers ou sous-officiers très méritants enseignent la lecture à quelques tirailleurs de bonne volonté. Des cours primaires s’établiront, et tiendront lieu des écoles que l’éloignement, les difficultés de vie et les raisons budgétaires empêchent de créer en nombre suffisant en Afrique occidentale.

Jusqu’à présent, dans nos petits détachements isolés, ni l’instruction militaire ni l’instruction primaire ne pouvaient se faire, même en station. Il fallait bâtir sa case, fortifier le poste, établir des routes, escorter des convois, faire des reconnaissances ; les taches quotidiennes prenaient tout le temps. La situation sera bien changée dans les régiments d’Algérie et dans ceux du réservoir. De cette diffusion de l’instruction ainsi donnée, on peut prévoir d’immenses conséquences pour l’avenir de l’Afrique.


L’habillement et l’équipement des nouveaux régiments restent à déterminer. L’uniforme actuel, qui est assez bien compris pour la zone tropicale, ne peut être maintenu ni en Algérie, ni surtout en Europe : la forme, l’étoffe, la couleur, tout est à modifier, et nous ne pouvons nous contenter d’y ajouter un caban ou un tricot. Quelques officiers ont proposé de rendre aux Sénégalais leur ancienne grande tenue, qui était en noir celle que les tirailleurs algériens portent en bleu clair et les zouaves en bleu foncé et rouge : veste à la turque et veste pantalon de drap ; cette tenue très brillante, qui fait partie des traditions de ce corps magnifique, à tel point qu’il est difficile d’y faire le moindre changement, avait évidemment l’avantage de rehausser le prestige du tirailleur à ses propres yeux et favorisait dans une certaine mesure le recrutement des Sénégalais. Mais c’est l’ancienne grande tenue, uniquement de parade, qui ne peut servir en campagne. Faute de pouvoir emporter leur pesante culotte de drap, même pour une simple marche militaire, les corps algériens sont actuellement réduits à faire campagne en pantalon de toile blanche, qui prend rapidement toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, tout en restant au combat d’une visibilité incomparable, et qui est absolument insuffisant en Europe pendant l’hiver. La veste à la turque, petit boléro très élégant, est d’une égale insuffisance. Il faut espérer que ces défectuosités, signalées de longue date, disparaîtront de nos troupes algériennes, mais ce serait un fâcheux retour en arrière d’en encombrer nos troupes sénégalaises, qui en ont été débarrassées dès 1888.

Nos tirailleurs doivent porter un uniforme simple, de couleur peu voyante, kaki ou gris bleuté, rehaussé pour la grande tenue de quelques sobres ornements : la ceinture rouge, une culotte moins étriquée que celle qu’ils portent actuellement et qui est parfois ridicule, une veste-vareuse pratique, des bandes molletières et des brodequins, enfin la chéchia classique, cette prestigieuse chéchia, qui, au fond de la brousse, constitue souvent leur seul effet d’uniforme.

L’équipement actuel se compose d’une simple toile de tente dans laquelle le tirailleur roule ses effets de rechange et ses vivres et qu’il porte, soit en sautoir, soit ficelée sur le dos, et d’une musette[7]. Il ajoute généralement quelques peaux de bouc pendues à l’épaule ou placées sur la tête. C’est suffisant pour les tropiques, même dans la steppe où la végétation permet à de petites colonnes d’improviser des abris. La toile de tente ne sert que de récipient. Mais dans la Chaouïa, où les troupes massées sur de petits espaces devaient drosser les tentes, le départ devenait difficile, surtout en temps de pluie ; il fallait le matin rouler le paquetage dans une toile mouillée qu’on venait d’abattre sur un sol boueux.

Le choix d’un équipement s’impose donc à bref délai. Il faut mettre à l’essai quelques-uns des modèles actuellement à l’étude et qui ont pour but d’obvier aux défauts du havresac actuel, dont la rigidité serait particulièrement sensible aux épaules de nos noirs. Faut-il s’arrêter à un modèle de sac en toile, avec des cartouchières de poitrine, ou diviser l’équipement en deux parties, ou bien se contenter de fortes musettes ?

On comprend que la nécessité de transformer l’équipement de toute l’armée et nos immenses approvisionnements de mobilisation fasse hésiter longtemps. Mais ici il s’agit de parer à un besoin nouveau et urgent, d’équiper une troupe spéciale la détermination peut être prompte et facile.


La constitution du réservoir est commencée en Afrique occidentale, où toutes les compagnies existantes ont été portées à 200 hommes au moyen d’un relèvement d’effectif de 1 650 hommes. De plus, 4 compagnies supprimées à Madagascar ont été reconstituées à la Côte d’Ivoire ; mais par contre cette colonie absorbe 6 compagnies du Bas-Sénégal, ce qui diminue d’autant les effectifs disponibles.

Les unités seront aussi rassemblées que possible, dans des camps semblables a ceux d’Algérie, où l’instruction sera la mêle. Chaque régiment à quatre bataillons mobilisera un régiment de 3 bataillons. Le 4e bataillon pourra fournir rapidement un second régiment à trois bataillons, dont l’encadrement sera en partie fourni sur place : il y a en Afrique occidentale 120 officiers de réserve et 2 800 hommes de troupe européens réservistes, dont la moitié seulement sont immobilisés par leurs emplois spéciaux ; le bataillon d’infanterie coloniale de l’Afrique occidentale pourra également donner quelques gradés. Les cadres indigènes auront été préparés à l’avance pour ce dédoublement, et d’ailleurs leur instruction aura été poussée activement en vue de l’encadrement de nouvelles unités à créer en Algérie.

En tenant compte des circonstances locales et des nécessités de la mobilisation, nous proposons de porter à 16 compagnies les 1er , 2e et 4e Sénégalais, de former deux nouveaux régiments, l’un à 16 compagnies en Guinée, l’autre à 12 compagnies à la Côte d’Ivoire, et un nouveau bataillon de 6 compagnies au Dahomey. Au lieu de 25 compagnies, nous en aurons 82, soit 16 400 hommes. En menant de front ce programme avec l’envoi d’un régiment en Algérie chaque année, il faut quatre ans pour le réaliser. Or en 1915 le chemin de fer de Thiès à Kayes sera terminé. À cette époque, en cas d’action extérieure, une brigade serait mobilisable à Dakar dans les quarante-huit heures, un régiment serait prêt à Conakry dans les trois jours ; un autre, venant du Niger, serait à Dakar dans les 6 jours. Nous voyons donc que nous pouvons avoir une division mobilisée à Dakar-Conakry le sixième jour de la mobilisation. Et il n’y a pas intérêt à hâter ces opérations, puisque c’est précisément le temps que mettraient les navires partant de France pour venir les chercher sans escale. Nous admettons qu’il faudra deux jours pour préparer les vapeurs, et un jour pour l’embarquement à Dakar. C’est donc le quatorzième jour que la première division noire pourrait être à Bordeaux ou à Marseille.

En même temps, 10 000 réservistes ou vétérans auront afflué dans nos régiments pour la formation d’une deuxième division étant donné le petit nombre des vétérans et la faible instruction actuelle de nos réserves, cette seconde division ne sera guère mobilisable qu’un mois après la première. Quand l’organisation de l’armée noire aura reçu tout son développement, ce deuxième échelon sera prêt en même temps que le premier. Mais, en 1914, il ne faut pas compter sur lui en France avant le quarantième jour.

Avec le régiment de la Côte d’Ivoire, le bataillon du Dahomey, certains contingents des trois bataillons de Mauritanie, de Tombouctou et de Zindor, les 2 500 tirailleurs hors cadres, les vétérans appartenant à des régions éloignées, une troisième division sera formée, prête à Cotonou, Grand-Bassam, Conakry et Dakar le quarantième jour, et en France avant le second mois.

Mais nous aurons incorporé en même temps un nombre de recrues aussi considérable que nos cadres l’auront permis, chaque vétéran rejoindra avec une bande de jeunes soldats. Par des cadres envoyés de France avec les transports chargés d’emmener les premières troupes, les régiments auront été mis en mesure de pousser l’instruction et de fournir sans cesse de nouvelles unités. On sait avec quelle rapidité les soldats noirs s’instruisent. Le réservoir organisé est d’un million d’hommes ; des administrateurs patriotes y maintiennent une haute pression. Prévoyons seulement l’envoi en France d’une quatrième division pour le quatrième mois de la guerre et l’envoi en Algérie, dès le début des hostilités, de 20 à 25 000 hommes pour tripler la division qui s’y trouve déjà et qui pourra fournir ainsi deux divisions de marche, soit au total six divisions noires, tout en laissant l’Algérie gardée par une dizaine de mille noirs.

Ainsi, une division en France le quinzième jour de la mobilisation, une seconde division le quarantième jour, une troisième le soixantième jour et trois autres s’échelonnant les troisième et quatrième mois ; la mobilisation du 19e corps assurée et l’Algérie gardée tels sont les résultats obtenus par la création d’un corps de 20 000 Sénégalais.

Mais si l’expérience tentée puisque c’est une expérience — réussit ; si, après avoir porté nos effectifs sénégalais de 20 000 qu’ils sont maintenant à 40 000, nous voyons que nous pouvons continuer notre augmentation annuelle de 5 000 hommes environ et pousser nos troupes au chiffre de 70 000 à 76 000 hommes qui seraient entretenus en stabilisant notre contingent à 7 000 ou 7 500 hommes, quelle est l’organisation qui en résultera ?

D’abord, tous les nouveaux effectifs, 30 000 à 38 000 hommes, peuvent être stationnés en Algérie. C’est tout au plus s’il faut prévoir la création d’un nouveau régiment à 4 bataillons dans la boucle du Niger, où nos lignes de chemin de fer s’approcheront de plus en plus des centres peuplés qui lui serviraient de garnison. Ce n’est plus trois bataillons que nous pouvons envoyer en Afrique septentrionale chaque année, c’est six, c’est une brigade de 5 000 hommes, 20 000 en quatre ans. L’entretien de ces gros effectifs ralentira ensuite la création des autres unités. Il faudra une douzaine d’années avant d’arriver a l’organisation complète, qui comportera quatre divisions autonomes. La présence de spahis sénégalais serait utile en Algérie ; le maintien de l’ordre y exige l’emploi d’une forte cavalerie qui serait précieuse sur la frontière, où il faudrait disposer, non seulement de nos magnifiques chasseurs d’Afrique et de nos spahis, mais de nombreux goums militarisés.

Nous pouvons tirer de l’Algérie, dès les premiers jours de la mobilisation, d’excellents cavaliers, sobres comme leurs montures, infatigables et braves ; ils seraient ardents à la recherche, tenaces au contact, terribles dans la poursuite. En cas de guerre, leur place est dans nos armées de première ligne, et ils peuvent être très avantageusement remplacés en Algérie par des goums sénégalais tirés du Cayor et du Fouta.

Chaque division sénégalaise formée en Afrique septentrionale devra donc être une unité autonome, comprenant un régiment de cavalerie, au moins un régiment d’artillerie mixte, ses sections de munitions, sa compagnie du train, sa compagnie du génie, ses services administratifs.

Parallèlement et peu à peu, des divisions arabo-berbères s’organiseront avec la même composition. On pourrait former par province un corps d’armée, qui comprendrait deux divisions indigènes, un régiment d’infanterie européen, légion ou infanterie coloniale, un régiment de chasseurs d’Afrique, une artillerie à déterminer, et un ou deux bataillons d’infanterie légère d’Afrique.

En cas de mobilisation, on serait alors certain que les réservistes indigènes rejoindraient leur corps ; ils permettraient le dédoublement des régiments de tirailleurs algériens, un grand nombre de recrues algériennes seraient dirigées sur la métropole ou elles iraient s’instruire dans des camps choisis à cet effet. Notre armée africaine mobilisée comprendrait quatre corps d’armée, et dans chaque corps une brigade sénégalaise, l’Algérie restant gardée par 4 brigades noires et un régiment sénégalais : tous les soldats indigènes, tous les réservistes européens ou indigènes de l’Algérie-Tunisie, pourraient être dirigés sur la métropole ; des contingents sénégalais les remplaceraient. Ces quatre corps d’armée feraient partie des troupes de première ligne, et un certain nombre de divisions de réserve, algériennes ou sénégalaises, seraient ensuite formées.

L’Algérie-Tunisie est maintenant gardée par 13 000 hommes du contingent français, qui sont appelés arbitrairement à servir à deux ou trois mille kilomètres de leur pays, dans des corps où la mortalité est double de celle des corps métropolitains ; quand de telles anomalies ne sont plus commandées par une nécessité urgente, elles doivent disparaître. De plus, 11 000 Français algériens sont incorporés sur place leur permettre de faire en France deux ans de service, c’est hâter l’assimilation des nouveaux Français récemment naturalisés, et cette mesure a été déjà envisagée par les autorités de la Colonie, qui se sont placées uniquement au point de vue politique. Enfin les service auxiliaires comprennent 8 000 Européens, dont beaucoup sont rengagés : une armée indigène ne peut être servie par 8 000 Français et ce nombre sera forcément réduit dans la nouvelle organisation, dont le premier résultat serait de ramener en France une trentaine de mille hommes, qui maintiendraient nos effectifs au chiffre actuel, pendant un certain temps du moins, puisque les vides que nous devons prévoir sont beaucoup plus considérables.

Pour les combler sans toucher à l’organisation actuelle des corps d’armée existants, on a proposé de placer en France un certain nombre de régiments de tirailleurs algériens, soldats de carrière ou appelés. Cette idée a rencontré une vive résistance : le danger du métissage et la crainte de voir employer ces troupes dans nos luttes civiles ont été invoqués. Un régiment de tirailleurs algériens a tenu garnison à Paris pendant plusieurs années, il comptait beaucoup de nègres et de métis noirs et on n’en a jamais remarqué aucun effet dans la population. Par contre l’occupation sarrasine a laissé dans le midi des mélanges encore visibles et qui, à Arles par exemple, ont été très heureux. Mais pourquoi supposer que ces régiments auraient sur notre race des effets appréciables ? Le mélange des Français avec les indigènes est très rare en Algérie, où il est presque toujours le fait d’un Français qui épouse une femme indigène : partout la femme se mésallie bien plus difficilement que l’homme. Notre organisation militaire doit-elle tenir compte de quelques curiosités vicieuses qui pourraient se produire et qui vraisemblablement ne laisseraient aucune trace ?

La raison politique aurait plus de poids ; il paraîtrait odieux que nos protégés fussent employés au maintien de l’ordre sur le sol français. Mais aucun gouvernement ne prendrait une telle responsabilité et d’ailleurs la loi pourrait le lui interdire.

Les craintes suscitées par la présence des tirailleurs algériens en France nous semblent donc très vaines. Dans des camps semblables aux camps sénégalais d’Algérie et où l’existence indigène leur serait conservée, il semble bien qu’on puisse faire séjourner 20 000 ou 30 000 soldats algériens. Mais nous n’avons pas voulu lier un projet d’organisation déjà presque unanimement accepté à une question encore controversée, et nous ne proposons pas cette mesure.

C’est pour une raison analogue que nous écartons l’idée de constituer certains corps d’armée du midi avec une division européenne stationnée en France et une division algérienne ou noire stationnée en Afrique septentrionale. Nous serions ainsi certains de pouvoir garder l’effectif de nos troupes de couverture, d’avoir toujours des unités pleines, et de donner satisfaction aux besoins de toutes les armes. Mais il est inutile d’envisager un tel changement dans notre organisation générale avant d’avoir réalisé les ressources qui le permettraient. En ce moment, l’important est d’utiliser chaque année les 8 000 hommes d’augmentation que nous offre l’Afrique occidentale.

Nous sommes pauvres et assiégés de créanciers pressants ; elle nous donne des lingots d’or pur ; il s’agit tout d’abord de monnayer ces lingots.

Nous savons quel est le titre à donner aux nouvelles pièces, l’alliage qui leur convient par le mélange avec les cadres européens ; leur effigie est déterminée c’est celle de la plus grande France ; leur forme et leurs poids également : c’est le bataillon et le régiment, qui ont fait leurs preuves ; cette monnaie-là « passe » partout. Nos premières pièces doivent être réparties, à peu près par moitié, entre l’Algérie et l’Afrique occidentale. Nous sommes fixés pour quatre ans et c’est avec la plus grande activité qu’il faut poursuivre la première partie de ce programme.

Il paraît inutile d’en détailler par année l’exécution et de chercher à établir à quelles dates les hommes du contingent français cesseront d’être envoyés en Algérie, quand les Algériens français seront appelés à servir en France et quelles sont les modifications à apporter aux services auxiliaires des troupes en Algérie-Tunisie l’important est d’utiliser pour le mieux et immédiatement les cinq mille hommes par an que nous offre l’Afrique occidentale pour l’augmentation de nos forces, et il est encore plus inutile d’établir pour les nouvelles créations un plan de mobilisation et de transport.

Cette question des transports par eau est d’ailleurs parfaitement au point aujourd’hui, et on possède tous les éléments pour faire face aux nouvelles nécessités. Cent mille tonneaux flottants permettent le transport d’une armée de cent mille hommes avec ses chevaux et son matériel, c’est la base dont on peut partir pour calculer le nombre de vapeurs nécessaires au transport de l’armée africaine.

Il est bien certain que nous pourrons garder la maîtrise de la mer dans la Méditerranée par nos propres moyens, dans l’Atlantique par ceux de nos alliés, car il faut écarter l’hypothèse que la prochaine guerre sera un duel. S’il y avait le moindre doute à ce sujet, il faudrait hâter la création de l’armée noire, afin de ramener le plus tôt possible sur le sol métropolitain environ trente mille Français, et examiner de plus près le séjour possible de tirailleurs algériens en France. — Mais la question n’est pas douteuse, et l’idée que nos transports pourraient être gênés par des embuscades que leur tendraient en pleine mer des flottilles de torpilleurs et de sousmarins est absolument arriérée. Évidemment notre flotte recevra comme but immédiat d’assurer le passage de l’armée africaine, et on ne peut admettre qu’elle soit impuissante à atteindre ce but.

L’armée africaine formera donc quatre corps d’armée dans nos troupes de première ligne, plus deux divisions sénégalaises. Quarante mille noirs et environ 100 000 Arabes donneront donc comme troupes de choc dans cette première bataille qu’on prévoit à la fin de la troisième semaine de la guerre, et qui peut nous assurer la victoire définitive.

Mais tout en faisant les derniers efforts pour assurer le résultat de cette première bataille, où nos troupes noires peuvent jouer le rôle décisif, il ne faudrait pas considérer que nous serions irrémédiablement perdus si le sort des armes nous était une fois défavorable. Ce serait le plus dangereux des états d’esprit. Le succès final nous attend dans une lutte de longue durée, où la puissance du crédit, la maîtrise de la mer, l’entrée en ligne d’alliés lointains, nous procurent sans cesse des forces nouvelles. La Force Noire s’ajoutera à toutes les autres. Le nombre des formations sénégalaises augmentera rapidement avec celui des vétérans, et la rapidité de leur mobilisation avec la pénétration des voies ferrées en Afrique occidentale. 76 000 tirailleurs sous les drapeaux nous procurent 60 000 vétérans de trente à quarante ans ; les recrues instruites remplaceront les pertes. Dans les premiers mois, quand l’organisation battra son plein, c’est au moins 120 000 noirs qui entreront en ligne ; il faut leur ajouter les 90 000 ou 100 000 Arabes dont la garde noire de l’Algérie permet l’emploi : nous disposons donc de réserves pour ainsi dire indéfinies, dont la source est hors de la portée de l’ennemi. Tant que nous garderions un port et la maîtrise de la mer, il ne faudrait pas désespérer du succès. Dans l’état actuel de l’Europe, la Force Noire fait de nous le plus redoutable des adversaires.

  1. M. le commandant Toutée, depuis général, est reçu par le roi du Dahomey, successeur de Béhanzin et le roi sort à l’impro- viste pour le reconduire. Grosse émotion, car les plus grands malheurs arriveraient s’il mettait le pied sur le moindre fétu de paille :
    « Les villages dahoméens sont si propres et si bien tenus que le roi peut les parcourir tous sans avoir à redouter pareille occurrence.
    « Déjà à Abomey, le jour de la prise de cette capitale, nos camarades avaient admiré l’extrême propreté de la voirie. S’il en était ainsi dans les jours désastreux où la monarchie croulait et où chacun fuyait la capitale envahie, qu’on juge de ce qu’il devait en être de la cour du roi en ce jour de fête.
    « Combien il serait à souhaiter que les maires de certains de nos villages — voire de nos villes importantes — pussent s’inspirer des principes de propreté édilitaire en vigueur dans l’ancien royaume de Béhanzin ! Dans ce malheureux pays, ruiné par la guerre et par les mesures de dévastation systématique que le vaincu, avec une admirable ténacité, opposait pied à pied à l’invasion, on aperçoit partout des ruines, mais pas une immondice.
    « … Maintes fois je suis entré en France dans des maisons villageoises, et, arrivant le matin, j’y ai trouvé des enfants ébouriffés et chassieux, le lit défait, les hardes en tas dans la chambre, le balai en mouvement ou en suspens. La meilleure ménagère a de ces moments dont elle s’excuse et dont on l’excuse : je n’ai jamais surpris un intérieur dahoméen dans ce désarroi passager. (Dahomé-Niger-Touareg, par le commandant Toutée, p. 71).
    Il en est de même dans toute l’Afrique occidentale.
    Le même auteur compare le mariage chez les noirs et chez les Arabes : « Goûtez-en, chère madame, et vous préférerez dix ans de servitude chez un nègre à dix mois de mariage avec un Arabe… Il n’y a guère que les pays arabes où l’homme paie en brutalités les services que lui rend sa moitié. Les ménages noirs que j’ai vus se conduisent à peu de chose près comme les ménages français ou anglais, etc.» Op. laud., p. 155.
    La condition de la femme était déplorable en pays berbère, même avant l’Islam. Du temps de Pline, les Romains s’étonnaient de voir des femmes âgées attelées à la charrue côte à côte avec un âne ou un bœuf, et c’est un spectacle encore fréquent en Algérie. Il scandalisera nos noirs, dont les femmes travaillent, mais sont bien traitées (Voir Gaston Boissier. l’Afrique romaine).
    M. l’Ambassadeur René Millet, ancien résident général en Tunisie, à son retour du Maroc, signale dans les camps de la Chaouïa : « l’excellent aspect des troupes noires… de leurs smalas installées sur le front de bandière et donnant à tout le camp l’aspect de la plus scrupuleuse propreté. » Bulletin du comité de l’Afrique française, déc. 1909. p. 410
  2. Nous avons vu qu’au combat de Talmoust (14 Juin 1908) une femme de tirailleur fut tuée et deux autres blessées en semblable circonstance.
  3. D’après Duveyrier et Largeau, la présence des Sénégalais dans la région saharienne serait un retour à un habitat primitif : « Des nègres, dont quelques-uns sont encore sur place », dit Duveyrier, « ont occupé le Sahara avant toute autre race et ils y ont atteint un degré de civilisation qui n’a jamais été dépassé par leurs successeurs ». Actuellement le mélange avec les Arabes ksouriens est tel qu’il est difficile de trouver des nègres de type pur.
  4. On se souvient encore à Kairouan que la garde noire des Aglabites était casernée dons les environs, à Raddaka et à El Abbatia, château dont on retrouve les ruines.
  5. Les Chinois, observateurs et caustiques, avaient caricaturé les soldats de l’expédition internationale de Chine en 1900. Le soldat italien, son énorme plumet de bersaglier ébouriffé, retroussait fièrement sa moustache ; le soldat allemand se précipitait, la baïonnette croisée, en roulant des yeux féroces, etc., le soldat français, souriant, tenait un bébé chinois dans chaque bras.
  6. Le feuillet de notes des officiers et sous-officiers coloniaux porte une mention spéciale : aptitude à servir aux troupes indigènes, langues indigènes parlées, fonctions politiques et administratives remplies, santé aux colonies.
  7. Cette insuffisance de l’équipement a permis de dire que nos soldats noirs, quoique bons marcheurs, ne peuvent porter le chargement normal. Cette affirmation fera sourire, non seulement ceux qui les connaissent, mais le public, qui sait que le portage, la nécessité d’employer l’homme pour le transport de toutes les marchandises, est la plaie de l’Afrique, où, comme en Europe, l’armée se recrute « dans le civil ».