La folie érotique/La perversion sexuelle/Les Sanguinaires

Librairie J.-B. Baillière et Fils (p. 116-131).

I

les sanguinaires


L’une des conséquences les plus ordinaires et les plus naturelles de l’appétit sexuel, c’est l’affection, l’attachement ou tout au moins la bonne volonté qui s’établit entre les deux participants. Affection souvent bien éphémère, attachement qui peut offrir tous les degrés ; mais enfin ce sentiment existe, même chez les animaux, et pour nous transporter plus haut, dans une sphère supérieure, il peut devenir l’origine du sentiment le plus élevé, le plus pur et le plus désintéressé de la nature humaine.

Or, la tendance morbide sur laquelle je veux aujourd’hui appeler votre attention, se trouve à l’extrême opposé de ce penchant naturel. C’est le désir de torturer, de mutiler, de sacrifier l’objet de cette passion.

À chaque instant, les journaux nous rapportent des faits de cette espèce : des enfants, des jeunes filles surprises par des vagabonds, par des mendiants, qui sont souvent des demi-imbéciles, sont d’abord violées, ensuite assassinées avec d’incroyables raffinements de férocité.

Est-ce pour dissimuler son crime, est-ce pour satisfaire sa brutalité instinctive, que l’assassin sacrifie sa victime ? L’un et l’autre motif peuvent être invoqués.

Mais il existe incontestablement chez certains individus une satisfaction morbide à faire souffrir leurs victimes.

Sans remonter jusqu’à l’histoire ancienne, sans parler de Cléopâtre qui faisait périr tous ses amants, lorsqu’ils ne s’appelaient pas Antoine ou Jules-César, nous trouvons plus près de nous des exemples d’une perversion sembable.


L’un des compagnons d’armes les plus célèbres de Jeanne d’Arc était le maréchal Gilles de Retz, qui combattit vaillamment à ses côtés pour chasser les Anglais de France. C’était un brave chevalier, mais dont les mœurs étaient tellement scandaleuses, même pour cette époque grossière, que lorsqu’il chevauchait à côté de la Pucelle, les soldats disaient : Voilà le diable qui chevauche à côté de la sainte Vierge. » Il occupait une haute position après la guerre et jouissait de la faveur du prince, lorsque tout à coup il quitta brusquement le service du roi pour se retirer dans son domaine de Machecoul, en Bretagne, où il se livra pendant quatorze années à des orgies abominables, dans lesquelles il fit massacrer plus de huit cents enfants.

Il fut enfin arrêté, traduit devant la haute cour de justice présidée par « le très sage et très juste messire Pierre de l’Hospital. »

Pendant l’interrogatoire, Pierre de l’Hospital, effrayé de la franchise des terribles aveux de l’accusé, l’interpelle en ces termes :

« Qui vous a induit à ce faire ? C’est assurément l’esprit du mal, le tentateur ?

« Je ne sais, répondit le seigneur Gilles de Retz, mais j’ai de moi-même et de ma propre tête, sans conseil d’autrui, pris ces imaginations d’agir ainsi seulement par plaisance et déclaration de luxure ; de fait, j’y trouvais incomparable jouissance, sans doute par l’instigation du diable.

Il y a huit ans que cette idée diabolique me vint ; ce fut l’année même où mon aïeul, le sire de la Suze, alla de la vie à trépas. Or, étant d’aventure en la librairie du dict château, je trouvai un livre latin de la vie et mœurs des Césars de Rome, par un savant historien qui a nom Suétonius ; ledit livre était orné d’images fort bien peintes, auxquelles se voyaient les déportements de ces empereurs païens, et je lus en cette belle histoire comment Tibérius, Caracalla et autres Césars s’ébattaient avec des enfants et prenaient plaisir à les martyriser.

Sur quoi, je voulus imiter les dits Césars et le même soir me mis à le faire en suivant les images de la leçon et du livre….. Pour un temps je ne confiai mon plan à personne, mais depuis je dis le mystère à plusieurs personnes, entre autres à Henriet et à Poutou, que j’avais dressés à ce jeu.

Ce furent les susdits qui aidaient au mystère, et qui avisaient à trouver des enfants pour mes besoins. Les enfants tués à Chantocé étaient jetés en bas d’une tour en un pourrissoir d’où je les fis tirer une certaine nuit et mettre dans un coffre pour être transportés à Machecoul et brûlés, ce qui fut fait.

Quant à ceux occis à Machecoul et à Nantes en l’hôtel de Suze, on les brûlait en ma chambre, hormis quelques belles têtes que je gardais comme reliques.

Or, je ne saurais dire au juste combien furent ainsi tués et ars, sinon qu’ils furent bien au nom de six vingt par an. »

Pendant sa détention, on prétend que Charles VII lui fit exprimer ses regrets de l’avoir vu quitter la cour disant que rien de ceci ne serait arrivé s’il était resté en la capitale auprès de lui.

Le maréchal répondit par cette étrange lettre, qui est rapportée par le bibliophile Jacob[1].


« Souventes fois, je me lamente et reproche d’avoir laissé votre service, mon très-vénéré Sire, il y a six ans, car en y persévérant je n’eusse point tant forfait. Mais je dois néanmoins confesser que je fus induit à me retirer en mes terres de Retz par une certaine furieuse passion et convoitise que je sentais envers votre propre dauphin tellement que je faillis un jour l’occire, comme j’ai depuis occis un nombre de petits enfants par secrète tentation du diable.

Donc je vous conjure, très redouté Sire, de ne pas abandonner en ce péril votre très-humble chambellan et maréchal de France, lequel ne veut avoir la vie sauve que pour faire une belle expiation de ses méfaits sous la règle des Carmes. »


Condamné au bûcher par la Cour, il fut étranglé le jour même de son exécution avant d’être brûlé. C’est la seule grâce qui lui fut accordée. Or, le dauphin dont il s’agit régna plus tard sous le nom de Louis XI ; et si Gilles de Retz avait donné libre essor à sa passion, il est probable que le cours de l’histoire de France aurait été profondément modifié.

Un personnage plus moderne et non moins célèbre, le marquis de Sade, réduisant ses pratiques en système, avait créé, vers le commencement de ce siècle, sa fameuse théorie du plaisir sanglant. Il prétendait que, dans les relations sexuelles, le plaisir de l’un se mesurait aux souffrances de l’autre.

Dans un roman très curieux, mais d’une lecture fatigante, intitulé Justine, il multiplie les combinaisons les plus insensées, et dans les gravures qui servent à illustrer cet ouvrage que j’ai eu entre les mains, bien qu’il soit aujourd’hui sévèrement prohibé, il étale les assemblages les plus fantastiques. On y voit, par exemple, une chaîne interminable de pédérastes, franchissant un mur pour redescendre de l’autre côté, sans aucune solution de continuité.

Mais ce qui domine dans ce singulier ouvrage, ce sont les idées de torture et de mutilation, ce sont les descriptions du plaisir sanglant, dont un des exemples consiste à posséder une femme pendant que le sang coule à flots des incisions larges et profondes pratiquées sur ses seins.

Il ne s’agit point ici de spéculation pure, mais de faits réellement accomplis. Le marquis de Sade attirait chez lui des femmes, auxquelles il faisait subir les mutilations décrites dans son livre. Il fut enfin traduit en cour d’assises avec son domestique qui lui servait de complice. Ce dernier fut exécuté. Quant au marquis, la volonté toute-puissante de l’empereur le fit transférer à Charenton. Napoléon avait jugé avec raison qu’il s’agissait, non d’un criminel, mais d’un aliéné.

Pendant longtemps on vit cet aimable vieillard, au visage souriant, s’entretenir dans des conversations pleines de bienveillance avec ses co-détenus et s’efforcer (sans beaucoup de succès) de les convertir à ses doctrines.

Le marquis de Sade a été souvent dépassé, car les tendances meurtrières dont je viens de parler peuvent aller jusqu’à l’anthropophagie.


Blumrœder a donné des soins à un homme qui, pendant le coït, avait eu la poitrine dévorée par une femme lascive.

Nous avons eu à la clinique de Sainte Anne, un épileptique d’une vigueur extraordinaire, qui, dans des conditions semblables, avait mangé le nez de sa maîtresse, déchirant les cartilages et brisant même à coups de dents les os propres du nez.

Mais ce sont là, direz-vous, de simples accidents, des explosions de fureur érotique.

Il n’en était pas ainsi dans le cas d’André Bichel, dont l’histoire a été rapportée par Feuerbach.

Cet homme, après avoir violé des jeunes filles, les assassinait et les coupait en morceaux. Il raconta lui-même devant le tribunal qui le jugeait le démembrement d’une de ses victimes, Catherina Seidel.

« Je lui ouvris la poitrine, dit-il, et avec un couteau je fendis les parties molles ; puis j’ai débité le corps comme un boucher ferait d’un veau. Je l’ai fendu en deux avec une hache, pour le faire entrer dans le trou que j’avais creusé d’avance sur la berge. Pendant toute cette opération, j’éprouvais un violent désir d’arracher un lambeau du cadavre et de le manger[2] ».

Ce désir, un véritable anthropophage, Léger, l’a satisfait.

Un vigneron de 24 ans quitte la maison de ses parents pour aller chercher une place. Au lieu d’accomplir raisonnablement son projet, il erre dans le bois, pendant huit jours, pris d’un désir insensé de manger de la chair humaine.

Il rencontre enfin une petite fille de douze ans, il la viole, puis il lui déchire les organes génitaux, lui arrache le cœur, le mange et boit son sang ; puis il enterre le cadavre.

Arrêté peu de temps après il fait tranquillement l’aveu de son crime. Il fut condamné et exécuté.

L’autopsie fut faite par Esquirol[3], qui trouva des adhérences entre la pie-mère et les couches corticales du cerveau. S’agissait-il d’un début de paralysie générale ?


Il y a peu d’années, un crime analogue fut commis par Menesclou sur une petite fille de six ans[4]. On sait qu’à l’autopsie de ce criminel, qui fut aussi guillotiné, le professeur Ch. Robin trouva les lésions d’une méningite chronique.


Il serait facile de multiplier les exemples de ces aberrations qui relèvent évidemment de l’aliénation mentale ; mais il nous semble inutile de dresser ici une liste qui ne saurait être complète.

Qu’il nous suffise de noter trois points fondamentaux qui nous paraissent caractériser les actes de cette nature.

1o L’instinct sexuel n’est point satisfait par le coït ; c’est une particularité que nous avons déjà notée chez les nymphomanes. Le désir se transforme aussitôt en fureur et conduit à la férocité, au meurtre et à l’anthropophagie.

2o Les criminels de cette espèce aiment à mutiler les organes génitaux de la victime. Il y aurait là une sorte d’instinct sexuel dépravé.

3o Presque toujours les sujets de cette espèce sont des héréditaires. Ils sont quelquefois des imbéciles ou des demi-imbéciles ; et souvent on trouve à l’autopsie des lésions anatomiques de l’encéphale, ce qui achève de démontrer que ces prétendus criminels sont de véritables malades, de vrais aliénés.


Je viens de vous montrer la forme la plus grave de la perversion de l’instinct sexuel, celle qui mène aux conséquences les plus terribles.

Il me reste à vous parler des autres manifestations de cette tendance morbide, qui, pour être moins dangereuses en elles-mêmes, n’en sont pas moins contraires à la nature.

  1. Jacob, Curiosités de l’Histoire de France, Causes célèbres. 1859.
  2. Westphal, Archiv für Psychiatrie. Band VII. p. 302.
  3. Esquirol, Des maladies mentales. Paris, 1838.
  4. Lasègue, Brouardel et Motet, Affaire Ménesclou, examen de l’état mental de l’accusé. (Annales d’Hyg. et de médecine légale, 1880, 3e Série, t. VII, p. 439.)