Éditions Édouard Garand (p. 13-14).

XI

APRÈS LE BEAU TEMPS…


Cécile avait repris ses fonctions d’infirmière à l’Hôpital de la Madeleine et Julien était à son poste à la tête de sa compagnie qui, sur sa demande, lui avait été rendue.

Ils échangeaient de longues lettres, dans lesquelles ils épanchaient leurs cœurs. Le roman d’amour se continuait à distance, plus tendre, plus passionné peut-être, qu’il ne l’eût été dans le voisinage. En effet, des fiancés qui se rencontrent fréquemment, sont retenus par le souci des convenances, par le respect mutuel, par une timidité invincible, surtout chez les jeunes gens. Pour une lettre, on se laisse peu à peu entraîner à ouvrir son cœur sans réserve. Et puis, dans cette période troublée, où le danger planait sur toutes les têtes, les nerfs surexcités, les cœurs ébranlés, les âmes surchauffées provoquaient une sorte d’audace qui rendait plus expansif, plus impulsif et plus spontané.

Aussi, les lettres échangées entre les deux amants, si purs et si tendres, formeraient-elles, à elles seules, un roman probablement plus beau, plus prenant, plus humain que l’ensemble de cet ouvrage. Mais il serait indiscret de livrer au public ces épanchements intimes, qu’il est peut-être plus adroit de lui laisser imaginer lui-même.

Tous ceux qui ont été au front savent avec quelle ardeur on attendait les lettres des siens, combien on les relisait, comment, sans fausse honte, on les plaçait contre son cœur, ainsi qu’une sainte relique. Ils savent qu’avant le « coup de chien », on ne se gênait pas pour embrasser une photographie devant les camarades, qui n’auraient pas songé à en rire, livrés eux-mêmes à de semblables pensées d’affection ou d’amour.

On sait aussi avec quelle ardeur impatienté ceux qui « avaient quelqu’un à la guerre », attendaient ses nouvelles, les lisaient, relisaient et commentaient.

On peut donc facilement comprendre la place que tenait dans leur vie, la correspondance échangée entre ces deux grandes âmes, si ardemment éprises l’une de l’autre.

Et, sans peine, on réalise le dépit, puis l’inquiétude, puis l’angoisse, et l’affolement enfin, de la pauvre Cécile quand les lettres de Julien cessèrent de lui parvenir.

Elle crut d’abord à un simple retard, bien explicable dans les circonstances : un déplacement subit, un changement de secteur imprévu, avaient pu contrarier l’ardeur régulière de Julien à lui écrire ; une lettre pouvait être oubliée, s’attarder dans quelque casier, s’égarer dans quelque fond de sac. Mais les jours succédaient aux jours sans apporter la missive espérée. Après avoir écrit plusieurs fois, sans obtenir de réponse, elle reçut ses propres lettres, retournées avec la sinistre mention : « Disparu. »

Une secrète pudeur l’empêchait d’écrire au sergent-major de la compagnie pour demander des éclaircissements, des précisions et elle passa des jours de mortelle angoisse, que le doute rendait plus troublante encore. Était-il mort, enseveli par l’éclatement d’une mine ou d’un obus ? Ou captif, blessé peut-être et privé, maltraité par un ennemi que ses propres misères rendaient peu généreux envers les prisonniers, bouches inutiles à nourrir ?

Un jour, une lettre lui parvint, portant le timbre du Canada. Elle l’ouvrit en hâte, mais ce fut pour elle une nouvelle douleur. Bien qu’elle y trouvât le témoignage, auquel elle fut infiniment sensible, de l’affection des cœurs hospitaliers qui la considéraient et traitaient comme leur propre enfant, elle y reçut la confirmation de la terrible nouvelle, aggravée par des détails qui ne laissaient guère d’espoir et par le texte, peu encourageant, du message officiel que monsieur Merville avait reçu et dont il joignait copie à la lettre de sa femme.

Ce message se terminait par cette ligne, glorieuse, mais combien douloureuse : « Le capitaine Julien Merville est disparu dans de telles circonstances, qu’on a tout lieu de le considérer comme « Mort au champ d’honneur. »

Cécile fut atterrée. Certes, l’idée que son fiancé put être mort avait souvent frôlé sa pensée, mais elle l’avait repoussée comme on chasse un oiseau sinistre, se raccrochant désespérément au faible espoir contenu dans le mot : « Disparu ». Maintenant, devant ses yeux, s’étalait la sinistre formule : « Mort au champ d’honneur », et impressionnée par la puissance de ce qui est écrit, elle perdit toute espérance.

Elle eut une faiblesse, suivie d’une crise de larmes, puis elle se raidit, gardant en elle-même sa douleur, les yeux secs et le masque farouche.

Le lendemain, elle se rendit à l’hôpital vêtue de noir. On lui demanda :

— De qui portez-vous le deuil ?

Elle répondit simplement :

— « De mon fiancé ! », sans se rendre compte de la terrible opposition des deux mots, dont l’un signifie : « Espoir », et l’autre « Néant. »

Elle demanda à parler à l’aumônier, lui confia sa peine et son désir d’entrer en religion.

L’aumônier était un homme jeune et doux, aussi modeste qu’intelligent. Il était bien plus habitué aux confidences qu’aux confessions, dans cet hôpital de convalescence, où les cas graves étaient fort rares. Quand un patient avait une peine à atténuer, une inquiétude à calmer, un ennui à partager, un conseil à demander, il s’adressait à l’aumônier. Celui-ci le faisait asseoir en face de lui et disait simplement :

— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

On racontait sa petite histoire et il vous réconfortait avec une force de persuasion aussi remarquable que sa patience à vous écouter. Il était si bon que je crois qu’il aurait persuadé un pécheur qu’il n’avait pas péché et qu’il l’aurait aidé à trouver des circonstances atténuantes. Il n’était jamais un juge. Toujours un avocat.

Un jour, un des pensionnaires de l’institution s’étant attardé en ville, cherchait un « plan » pour entrer après l’heure, ce qui était fort difficile, quand il se trouva nez à nez avec l’aumônier, qui reconnut en lui un garçon qu’il jugeait bon et honnête. L’excellent homme le considéra avec surprise et s’exclama :

— Vous ? Un de mes meilleurs ? Oh ! vous me faites beaucoup de peine !

Puis, il l’aida à cacher son escapade.

Ce soir-là, il sema les germes d’une conversion.

Que le lecteur veuille bien excuser cette parenthèse ; c’est un tel plaisir d’extérioriser un sentiment d’admiration — qu’on a si rarement l’occasion d’éprouver — que l’auteur s’y est laissé entraîner.

Revenons à nos moutons ! comme dirait le juge de Panurge.

Après avoir écouté Cécile, l’aumônier lui dit simplement :

— Vous voulez entrer en religion parce que votre fiancé est mort… Êtes-vous certaine qu’il le soit ?… S’il ne l’est pas, s’il revient, n’aurez-vous aucun regret ? Moi, je vous dis : « Il peut revenir » Vous, dites-vous : « Il va revenir ? » Attendez, priez et espérez.

Elle quitta l’aumônier toute rassérénée et alla endosser sa tenue d’infirmière en se répétant avec une confiance presque heureuse :

— Il va revenir ! Il va revenir !

Pendant de longs jours, elle attendit, elle pria, elle espéra.

Il ne vint pas, mais, comme une lueur fulgurante de joie, la nouvelle lui parvint par une carte qu’il était prisonnier et qu’il n’avait pas cessé de penser à elle.

Ne voulant pas être égoïste dans son bonheur, elle se hâta d’envoyer un câblogramme aux parents de Julien, qui apprirent ainsi d’elle l’heureuse nouvelle et lui répondirent par une lettre pleine de tendre gratitude.

Après la tourmente, les jours s’écoulèrent dans l’espoir ; elle vivait dans l’avenir. La guerre finirait et les nuages se déchirant, laisseraient apparaître un ciel resplendissant.