Éditions Édouard Garand (p. 11-12).

IX

ADIEU OU AU REVOIR


Dans sa petite cuisine, éblouissante de propreté, Madame Combès s’affairait, ce matin-là. Sa petite tête folle de nièce ne s’était-elle pas avisée d’inviter à dîner un bel officier, un capitaine de l’armée canadienne ?

Certes, la brave dame était très heureuse de recevoir ce jeune héros, dont la famille était si loin et qui, au sortir de l’hôpital, se trouverait bien désemparé dans la capitale, avec son congé de convalescence. Mais allait-elle savoir lui donner une réception digne de lui ? Aussi, l’excellente femme s’affolait un peu, mettant, comme on dit, les petits plats dans les grands.

Dans la coquette salle à manger, Cécile ayant achevé de disposer les couverts, surveillait l’horloge avec impatience et se laissait aller à une douce rêverie, dont le charme s’estompait de mélancolie.

Était-il possible que son cher malade, le capitaine Julien Merville, vint à ce déjeuner pour lui faire ses adieux ? Hélas ! Demain, il sera en convalescence dans quelque campagne éloignée ; dans un mois, il repartira au front, vers l’inconnu, vers la mort peut-être.

À cette pensée, son cœur se serre et elle a peur de comprendre que ce cœur ne lui appartient plus. Insensiblement, elle l’a laissé envahir par l’Autre, par ce jeune héros, venu d’un pays merveilleux et lointain, pour défendre sa seconde mère : la France !

N’est-ce pas lui le Prince Charmant de ses rêves ? N’est-ce pas lui que sa tendresse attend depuis toujours ?

Mais non ! Il va partir !

Partir… et disparaître de sa vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On sonne.

Elle se précipite. Un petit messager est là, portant une gerbe de fleurs.

Elle lit la carte :

— Julien Merville.

À Madame Coubès, qui veut bien accueillir à son foyer, un exilé, qui, demain, sera bien seul.

Elle apprécie la délicatesse du jeune Canadien qui, n’osant se permettre d’adresser des fleurs à une jeune fille, remercie avec goût la maîtresse de maison.

Mais n’est-ce pas elle que vise la fin de la dédicace :

— Qui, demain, sera bien seul ?

Demain ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois, c’est lui. Cécile essuie hâtivement une larme et appelle sa tante. Le repas, excellent d’ailleurs, est charmant, grâce à la cordialité de l’hôtesse et à l’application des jeunes gens à être d’aimables convives, mais il y a, par moments, de courts silences, où l’on sent flotter une tristesse contenue.

Après le café, Madame Coubès s’excuse, pour remettre sa cuisine en ordre et Cécile emmène son invité au salon.

Pour lui, c’est l’instant décisif. S’il ne veut pas que bientôt, l’on échange un adieu banal, il faut qu’il parle sans retard.

S’il allait être éconduit ?…

Il surprend un voile de tristesse dans les chers beaux yeux et cela l’encourage :

— Savez-vous, petite amie, que vous allez terriblement me manquer. Nous avons été de bons camarades, tous les deux, n’est-ce pas ? Pourrai-je vous écrire ?

— Je serais chagrinée si vous ne le faisiez pas.

— Et moi, je serais bien ingrat. Avez-vous un filleul de guerre ?

— Oui.

Elle jouit un moment de son désappointement visible et, ne voulant pas lui causer de peine, elle explique :

— C’est un pauvre garçon, pas jeune et très laid. Il est seul dans la vie.

Enhardi, il précise :

— Avez-vous… un fiancé ?

Il voit ses paupières battre d’émotion, tandis qu’elle répond, d’une voix qu’elle voudrait empêcher de trembler :

— Non… pas encore !

Au moment de toucher au bonheur, il hésite un peu et n’ose se déclarer :

— J’ai longuement parlé de vous à ma mère. Voici ce qu’elle me répond. Je vous en prie, lisez, puisque cela vous concerne.

Les yeux humides, Cécile se décide à lire la lettre dont — elle en est sûre maintenant — dépend le bonheur de toute sa vie.

« Mon cher enfant,

« Je ne chercherai pas à te cacher la surprise et la peine que ton aveu nous a causées. Ce n’est qu’après avoir bien hésité que ton père et moi te disons ceci :

« Nous aurions souhaité te voir épouser une compatriote, car malgré l’analogie de race, il existe toujours des différences de traditions, qui peuvent être la source de bien des désillusions.

« D’abord tout ce que tu nous dis de Mademoiselle de Kerlegen, nous sommes prêts à l’aimer et à la recevoir comme notre fille, car nous avons toute confiance en ton jugement honnête et sain.

« Mais je crains pour elle une déception qui causerait votre malheur à tous deux. Elle n’a pas de fortune et cela importe peu, mais tu n’en as pas non plus, ne l’oublie pas. Tu as un brillant avenir, tu nous l’as prouvé, mais pour que tu réussisses, il te faut mieux qu’une épouse, il te faut ce que j’ai été pour ton père, une alliée, une collaboratrice.

« L’éducation de Mademoiselle de Kerlegen ne me semble pas l’avoir préparée à ce rôle et je crains qu’il ne la rende pas heureuse.

« Je ne doute pas de ses hautes vertus cependant, et je compte sur sa piété pour l’aider dans une tâche délicate.

« D’ailleurs, je sens que ton cœur est trop pris, que l’amour y est trop profondément ancré, pour m’opposer à ce que tu tentes d’assurer ton bonheur.

« Donc, mon cher enfant, nous te donnons notre consentement, qu’en fils respectueux et dévoué, tu nous as demandé, mais nous te conseillons de bien faire comprendre à celle que tu désires épouser que ce qui l’attend avec toi n’est pas la vie de luxe et d’oisiveté que sa naissance pouvait lui faire espérer, mais une vie de courage, d’amour et d’abnégation.

« Fais ta demande, mon cher enfant. Je prie pour qu’elle soit agréée, puisque ton bonheur est en jeu.

« Mais je t’en prie, et je te demande cela pour celle que tu aimes, restez fiancés jusqu’à ta libération. N’encours pas le risque de faire une malheureuse de plus, s’il fallait que tu sois mutilé ou tué.

« Ces mots cruels me déchirent le cœur, mais il fallait qu’ils soient mentionnés. Toutefois, je prie tant pour toi que j’ai confiance que Dieu te protégera jusqu’au bout.

« Tu trouveras ci-joint deux lettres.

« L’une est adressée à la tante de Mademoiselle de Kerlegen pour lui faire notre demande officielle.

« L’autre est le témoignage de notre affection pour celle qui va devenir notre fille.

« Que Dieu te garde, mon cher enfant ! N’oublie pas, dans le bonheur, ceux qui loin de toi, souffrent cruellement de ton absence.

« Et reçois les plus tendres baisers de tes vieux parents qui t’aiment du plus profond de leur cœur. »

T. V. MERVILLE.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Julien, pâle et ému, suivait sur le visage expressif de la jeune bretonne, les reflets des sentiments divers que provoquaient en elle la lecture de cette lettre. Quand elle termina, ses yeux étaient baignés de larmes de douce émotion.

Julien, d’une voix étranglée, demanda :

— Eh bien, chère Cécile, que sera votre réponse ?

— Je vous aime depuis longtemps, Julien, et déjà, j’aime votre mère. Je serai heureuse d’être votre épouse et votre alliée, de partager vos peines et vos joies.

— Et moi, je vous promets de lutter de toutes mes forces pour faire de vous la petite reine que vous méritez d’être.

Madame Coubès, dont ils n’avaient pas remarqué l’arrivée, était toute attentive, malgré sa surprise. Elle donna sans peine son consentement, disant que ce serait un vrai péché de séparer un si beau couple.

Et elle s’enfuit dans sa cuisine, pour y pleurer à son aise.