La flamme qui vacille/01/07

Éditions Édouard Garand (p. 9-10).

VII

L’AMOUR GUETTE


Dans sa jolie chambre, assis dans son lit, le capitaine Julien Merville, dégustait une cigarette, en se livrant à une rêverie morose.

Le brave Sarment, qu’il avait eu tant de joie à retrouver, était venu la veille lui faire ses adieux, et, maintenant, l’officier canadien se sentait bien seul, n’espérait aucune visite.

C’est à ce moment qu’elle apparut.

Good morning, sir !

En entrant, elle avait vu l’uniforme britannique accroché au porte-manteau, et elle était heureuse de montrer sa connaissance de l’anglais.

— Bonjour, mademoiselle ! répondit Julien Merville en souriant.

Était-ce un sourire de malice, à la pensée qu’il allait la surprendre par son français impeccable ?

N’était-ce pas plutôt l’expression spontanée de son émerveillement devant cette charmante apparition, que rendait plus enchanteresse encore l’uniforme blanc, austère et pourtant infiniment coquet.

Elle regarda un peu surprise le visage si français du malade, sa fine moustache de cadet de Gascogne et s’écria ingénument :

— Mais vous n’êtes pas anglais !

— Non, mademoiselle, Capitaine Merville, du 22ième Canadien.

— Vous êtes Canadien ? Et canadien-français. J’ai lu beaucoup d’ouvrages concernant votre cher pays, que nous aimons comme il paraît qu’il nous aime. Le Canada, c’est un peu comme une autre Alsace-Lorraine.

— Oh ! quelques arpents de neige !

— Vous semblez avoir un peu de rancune et beaucoup de malice ?

— Oh ! non… du regret seulement.

— Je vous comprends et je vous admire. Nous aussi, comment ne regretterions-nous pas qu’un roi insouciant et frivole ait jadis abandonné la Nouvelle-France et ses patriotes au joug anglais ?

— Je ne croyais pas que l’histoire du Canada fût si connue en France.

— J’avoue que, dans le peuple, on a des notions très rudimentaires sur votre beau pays ; cependant l’on nous enseigne l’histoire du Canada, même l’histoire moderne ; nous apprenons qu’il y a là des villes superbes, réunissant le « kolossal » des cités américaines à l’élégance de nos villes de France, et, bien que tous les objets-souvenirs qui viennent de chez vous portent une magnifique tête emplumée, nous n’ignorons pas que les Indiens — les Peaux-Rouges, comme nous les appelons ici — ne se trouvent qu’en petit nombre et parqués dans des réserves. Mais je vous demande pardon. Je m’aperçois que je suis un peu ridicule, en faisant ainsi étalage d’une érudition, d’ailleurs bien modeste ; de fait, je ne suis pas venue ici pour vous ennuyer.

— Oh ! mademoiselle, on ne m’ennuie jamais quand on me parle de ma chère patrie.

— Je vous remercie, capitaine, mais je dois vous poser quelques questions concernant votre blessure et les différents traitements que vous avez subis jusqu’à présent ?

Et, tandis qu’elle questionnait gentiment, qu’il répondait avec bonne grâce et qu’elle prenait des notes d’un geste jeune et décidé, il ne pouvait s’empêcher de détailler le fin visage aux traits si purs, qu’éclairaient — à son avis — les plus beaux yeux du monde.

Elle revint et, les questions de service terminées, elle s’attardait à le faire parler de ce pays lointain, des combats héroïques des ancêtres, de ses voyages. Sa petite âme ardente et romantique s’exaltait comme au récit de contes merveilleux et, plus d’une fois, des larmes perlèrent à ses beaux yeux qu’elles rendaient encore plus attrayants.

Il apprit qu’elle se nommait Mademoiselle de Kerlegen et en éprouva comme un regret. Il connaissait les préjugés de la vieille noblesse française et ce titre l’impressionnait, l’intimidait un peu ; il se sentait moins à l’aise devant cette jeune fille si distinguée, si aristocrate. Elle s’en aperçut et comme, malgré sa fierté, elle était très franche, elle lui fit, peu à peu, le récit de son enfance : la modeste aisance dans laquelle elle avait grandi, en compagnie d’une bonne fille de campagne, ce qui expliquait le léger accent qu’elle avait gardé, chantonnement impeccable qu’il ne trouvait pas dénué de charme ; elle lui confia son isolement actuel, auprès d’une brave femme de tante, dont les goûts et toutes les pensées étaient à l’opposé des siens.

Infailliblement, ces deux êtres d’élite, isolés tous deux, éprouvaient le besoin de rapprocher leur solitude et se sentaient attirés l’un vers l’autre.

Lorsqu’elle le quittait, appelée ailleurs par son service, Julien la cherchait près de lui, et c’est en lui qu’il la trouvait : les yeux clos, il revoyait la charmante image ; des échos de sa voix, harmonieuse et chaude, flottaient en lui, comme une mélodie inachevée.

Il comprit qu’il aimait et, comme il était foncièrement honnête, il écarta le rêve pour examiner de sang-froid la situation.

D’abord, son amour était-il partagé ? Sans doute, elle se montrait avec lui expansive et spontanée, mais n’était-ce pas parce qu’elle était mise en confiance par ses manières loyales et réservées ? N’était-ce pas aussi par simple compassion envers ce jeune homme si isolé, si esseulé, si loin des siens ?

Peut-être sa gentillesse envers lui était sa façon, à elle, de comprendre sa mission de guérisseuse de plaies physiques et morales ?

D’un autre côté, il était probable que Mademoiselle de Kerlegen, quoique sans fortune, rêvait un mariage plus brillant avec quelque gentilhomme de sa race ?

Et même en supposant qu’elle l’aimât et qu’elle fut disposée à devenir sa femme, avait-il le droit de déplanter cette délicate fleur bretonne pour l’exposer aux intempéries d’une vie hasardeuse dans un lointain pays ? Sans doute, Julien Merville avait confiance en l’avenir ; une fois libéré, il ne doutait pas, qu’aguerri par les combats actuels, il réussirait à vaincre dans la lutte pour la vie. Mais que seraient les premières années pour une jeune femme dont jusqu’à présent tous les caprices avaient été des ordres ?

Ne pouvant résoudre ces graves questions, il décida d’ouvrir son cœur à sa mère.