Éditions Édouard Garand (65p. 8-13).

II

L’ÉCOLIER.


Pendant toute cette journée, la jeune femme demeura inquiète, agitée et au guet. Elle s’imaginait à chaque instant voir apparaître le mendiant lui amenant son jeune fils. Car elle avait grande confiance en ce mendiant, bien qu’elle le connût à peine. Mais Brimbalon avait un droit à la confiance et à la gratitude de la jeune femme. Un jour, il l’avait arrachée des mains d’un homme qui, par vengeance, voulait sa mort, et cet homme était son mari, René le Chêneau. Il est vrai de dire que la jeune femme avait remis au mendiant la somme de deux mille livres. Le service avait été fort bien payé, et le mendiant ne s’en était pas plaint, loin de là. Il est vrai encore, ainsi que pouvait le penser la jeune femme, qu’un autre aurait pu exiger davantage. Et le mendiant avait été pour elle plein d’égards, il l’avait soignée avec un grand dévouement, un jour que, par désespérance, prise d’un accès de folie dont elle ne pouvait encore se rendre compte, elle avait enfoncé dans sa poitrine la lame d’un couteau.

Avec quelle douleur et quelle épouvante elle se rappelait cette scène terrible ! Oui, le mendiant, après l’avoir délivrée d’un taudis où elle était retenue prisonnière sous la surveillance d’une sorcière et par les ordres de son mari, l’avait emmenée dans sa pauvre baraque. C’était la nuit. Au matin suivant, elle avait vu passer sur la rue un bel adolescent. Elle avait de suite remarqué ses longs cheveux d’or, des cheveux qui ressemblaient aux siens, et c’était un adolescent qui avait tous ses traits… Ah ! oui, c’était bien son enfant dont on l’avait séparée un jour, il y avait de longues années. Par un certain hasard et en des circonstances que la jeune femme ignorait, Flandrin Pinchot avait adopté l’enfant. Et elle l’avait vu une fois, déjà, cet adolescent, et elle l’avait reconnu… c’était par une nuit tragique, inoubliable, au pied de la potence de la rue Sault-au-Matelot. Son cœur de mère, endormi depuis longtemps par la pensée que l’enfant était mort, s’était réveillé soudain. Elle avait voulu revoir cet enfant, et pas de jour ne s’était passé, depuis qu’elle n’y eût songé. Mais où vivait-il ? Sous quel toit habitait-il ? Qui l’avait pris sous sa garde et ses soins ? Elle n’avait pu le savoir. Une autre fois, elle l’avait revu dans le logis de Flandrin Pinchot… Ah ! c’est donc là qu’il habitait !… Oh ! comme elle sentit son cœur battre de joie… Oui, mais l’adolescent l’avait brutalement chassée du logis de son père adoptif. Cruel souvenir ! Et ce souvenir demeure là, cuisant encore, que pour la troisième fois son enfant lui apparaît. Elle le voit passer devant la baraque du mendiant Brimbalon où elle a trouvé un refuge temporaire. Elle le reconnaît bien encore rien qu’à son cœur qui éclate. Elle court à la fenêtre, l’ouvre, se penche et appelle l’enfant. Peut-il se douter, lui, qu’en cette cambuse de mendiant, sa mère est là ?… Il s’arrête, se retourne, aperçoit cette femme blonde échevelée, son visage émacié, ravagé par la souffrance, ses yeux hagards qui étincellent de folie, et il a peur… il s’enfuit ! La malheureuse mère comprend, enfin, que son enfant ne l’aime pas, que son enfant la fuit, qu’il la maudit peut-être… Alors, c’est le désespoir qui tuera !

Elle ne sut pas diriger avec précision le couteau dont elle s’était frappée, et elle échappa à la mort. Pourquoi, hélas ! revenir à la vie ? Comment reprendre une existence qui n’offrira désormais que chagrins, amertumes, désespoirs ? Pourtant, elle peut espérer encore quelque joie, car le mendiant Brimbalon lui a promis qu’il s’occupera d’elle, qu’il lui amènera son enfant un jour ou l’autre.

Depuis, trois mois s’étaient écoulés, et Brimbalon n’avait pas amené l’écolier en la maison de sa mère. On sait, maintenant, les raisons qui avaient empêché le mendiant de tenir sa promesse.

Mais aujourd’hui, les circonstances allaient peut-être le favoriser, et il trouverait le moyen d’aborder le collégien et de l’amener à la petite maison de la rue du Palais.

Toute cette journée, Sévérine tint ses yeux rivés sur la pendule trop lente. L’écolier ne quittait le collège qu’à cinq heures, c’est vrai, mais si un hasard l’en ramenait plus tôt ? Aussi, à chaque bruit de la rue, la jeune femme courait à une fenêtre, écartait le rideau d’une main tremblante et jetait sur la rue un regard troublé. Mais non… ce n’étaient que passants inconnus ou indifférents.

Désappointée dans son attente et son espoir, elle soupirait tristement, retournait près du feu, consultait pour la millième fois la pendule et retournait au gouffre insondable de ses pensées.

Ah ! oui… qu’elle fut longue, inachevable, cette terrible journée !

Mélie voulut bien distraire sa maîtresse, ou du moins essayer, mais peine perdue. Sévérine refusa même de manger, et il fut impossible de la sortir de ses rêveries et de son mutisme.

Elle attendait… elle attendait dans un trouble immense. Elle marchait, s’asseyait, se relevait et s’agitait inconsciemment. Tantôt un fol espoir bondit du fond de son cœur, tantôt une sombre désespérance l’envahit.

Parfois, il lui semble que la vie lui échappe, que tout se dérobe sous elle ; et sa tête tourne, ses yeux se troublent au point qu’elle ne voit plus les objets que comme des choses vagues, imprécises, sans formes, sans contours, sans couleurs, et qui paraissent s’agiter, danser, s’envoler, disparaître. Elle a le sentiment que la vie l’abandonne tout à fait. Mais aussitôt, avec une énergie farouche elle s’arc-boute, pour ainsi dire, elle se raidit avec violence et retrouve l’équilibre de sa pensée comme celle de son corps.

Non, elle ne veut point mourir avant d’avoir revu l’enfant à qui elle a donné la vie quinze ans passés !

Enfin, le jour s’éteignit peu à peu et vint la nuit. Il était plus de cinq heures déjà, et Brimbalon n’avait pas reparu.

— Oh ! se dit l’anxieuse mère saisie d’une nouvelle crise de désespoir, si le mendiant me trompait !… Si je n’allais plus revoir mon enfant !…

Mélie entra pour allumer le grand lustre de cristal de la salle et les quatre lampadaires. La pièce étincela tout à coup de lumière, et toutes choses parurent gaies et joyeuses.

— Mélie, fit la jeune femme avec un soupir navrant, s’il n’allait pas venir !… Si le mendiant m’avait nourrie de fausses espérances en me promettant de m’amener mon petit Louis, qui penses-tu que je deviendrais ?

— Soyez tranquille, votre petit va venir ; le père Brimbalon va tenir sa parole.

— Note bien, Mélie, qu’il est tout près de cinq heures et demie.

— Je sais. Mais souvent votre Louison est retenu au collège après ses heures de classe. Quand la saison était moins avancée et les jours plus longs, je l’ai vu revenir du collège après six heures. Il viendra, vous dis-je. Espérez encore.

La jeune femme espéra encore et au point qu’elle eut l’idée de se faire plus belle si possible. Elle courut à sa chambre et répara la pâleur de son visage, elle usa largement de rouges, poudres et parfums. Elle mit à son cou une chaîne d’or retenant un petit crucifix enrichi de pierres précieuses. Elle arrangea ses beaux cheveux blonds. Ces cheveux, depuis trois mois, elle les divisait en deux gerbes, laissant pendre de jolies papillotes sur son front, ses tempes et ses oreilles ; puis elle nouait les deux gerbes en une seule, les roulait en forme de natte et à l’aide d’un ruban les maintenait ainsi sur sa nuque. Cette coiffure lui donnait un air plus jeune et convenait mieux à l’harmonie de ses traits. Elle se regarda dans un miroir et sourit… Qui aurait pu résister à ses charmes ? Oh ! elle le savait bien qu’elle était belle ! Et l’on aurait pensé qu’elle était revenue au temps où, passionnée de coquetterie, elle se parait des plus beaux atours pour accueillir ses visiteurs. Mais adieu tout ce passé ! Elle l’oubliait… elle voulait l’oublier ! Ce soir, c’est son enfant qu’elle allait recevoir, c’est pour son enfant, pour lui seul qu’elle désirait se faire belle et plus belle…

Elle quitta sa chambre pour revenir dans la salle commune. Mélie, en train de raviver le feu de la cheminée, ne put s’empêcher de considérer sa maîtresse avec une nouvelle admiration. La jeune femme sourit malgré sa tristesse, ses chagrins, ses inquiétudes.

Elle dit :

— Mélie, je te conseille d’aller préparer le souper sans retard, nous aurons probablement des convives. Va, bonne Mélie. S’il vient quelqu’un frapper à la porte, j’ouvrirai moi-même.

À ce moment même, le heurtoir de la porte retentit.

La jeune femme chancela et son cœur battit avec tant de force qu’elle eut peur qu’il n’éclatât. Et elle se mit à trembler. Malgré toute sa volonté, en dépit de toute l’énergie qu’elle pouvait accumuler, elle avait peine à retrouver un peu de calme. Elle se dirigea vers la porte quand même, mais en titubant. Elle ouvrit… mais bien lentement, craintivement, tourmentée par la crainte d’une nouvelle déception.

Tout à l’heure, le trouble ou le désespoir avait bien manqué de la renverser ; maintenant, le bonheur ou simplement la joie paraissait vouloir la terrasser. Car il était là son enfant, sous ses yeux, debout et immobile sur le seuil de la porte. Elle recula de plusieurs pas, frémissante et comme effrayée. Louison, l’air timide, la regardait avec quelque surprise ou crainte et n’osait pas entrer. Derrière lui apparaissait le père Brimbalon avec un large sourire à ses lèvres blanches. Il poussa l’écolier vers la jeune femme, disant :

— Va, mon garçon, va embrasser ta maman… ta vraie maman !

Mais l’adolescent résistait, et ce fut de force presque que le mendiant put le faire entrer tout à fait dans la salle. Et lui, Brimbalon, étant entré à son tour, referma la porte.

À force d’énergie sur elle-même Sévérine avait réussi à reconquérir un peu de calme.

— Père Brimbalon, dit-elle, allez dans la cuisine où Mélie vous recevra.

Le mendiant frissonna de joie à la pensée que la « bonne Mélie » ne manquerait pas de lui verser encore une tasse de vin chaud. Mais avant de se retirer de la salle, le mendiant se pencha vers le collégien et lui dit à l’oreille :

— Oui, mon garçon, voilà bien ta vraie mère. Tâche d’être aimable avec elle, elle le mérite bien !

Et il s’en alla du côté de la cuisine.

Alors, la jeune femme sourit tendrement à l’adolescent qu’elle voyait tout décontenancé, elle se rapprocha de lui et, tendant ses mains tremblantes d’émotion, elle balbutia :

— Mon petit Louis…

Elle n’en put pas dire davantage. Un sanglot subit étouffa sa voix, et des larmes jaillirent brusquement de ses yeux ; puis, tout à coup, et avec une impétuosité inattendue, elle s’élança vers l’enfant, le saisit, l’enleva dans ses bras, et avec violence posa ses lèvres sur celles du collégien. Puis elle courut à un fauteuil près du feu, elle s’assit en retenant Louison sur ses genoux, et, là, elle se mit à le presser avec force contre son sein et à couvrir son visage de baisers fous… C’était du délire. Et elle ne pouvait pas parler… Mais elle souriait… elle était heureuse !

Et les larmes qui roulaient encore de ses yeux n’étaient plus que des larmes de joie. De temps à autre, elle parvenait à murmurer quelques mots.

— Mon enfant… mon enfant adoré… ne reconnais-tu pas ta mère ?

Et ses yeux enflammés de bonheur plongeaient dans les yeux étonnés et confus de l’adolescent. Elle l’examinait, elle scrutait chaque trait de son visage pâli par l’étude, et de plus en plus elle reconnaissait son image… Ah ! qui donc eût osé lui dire que cet enfant n’était pas son fils ? Et d’ailleurs n’y avait-il pas là son cœur pour témoigner ? N’y avait-il pas dans ses veines un sang rugissant pour affirmer que cet enfant était né de son sang et de sa chair ? Ah ! non, personne ne pouvait lui contester la vérité de ses affirmations et encore moins son droit de mère ! Devant elle, c’était son portrait qu’elle contemplait, et lui ne pouvait pas ne pas se reconnaître dans les traits de cette femme étrangère qui lui disait si tendrement et à travers un flot de larmes « mon enfant » !

Louison, troublé, gêné, éperdu presque, considérait d’yeux vacillants cette belle jeune femme dont les baisers et les parfums l’enivraient et le grisaient. Lui non plus ne pouvait parler. Non pas que sa langue fût glacée, mais il suivait intérieurement le travail précipité de son cerveau. Une vague de souvenirs l’emportait et distrayait sa pensée. Avant de parler, il voulait se remémorer le passé, revenir sur des faits ou des incidents et circonstances qu’il n’avait pas oubliés. Cette femme qui se disait sa mère, qui le pressait contre elle, qui l’embrassait avec autant d’amour qu’y peut mettre une mère qui aime son enfant, il l’avait vue une fois et quasi telle qu’il la revoyait… avec ses beaux cheveux dorés ! Et, cette fois qu’il l’avait vue ainsi, c’était une nuit du mois de mai passé, et au pied du gibet de la rue Sault-au-Matelot. Une seconde fois, cette femme lui était apparue dans la maison de ses parents adoptifs, et, chose curieuse, elle avait des cheveux noirs. Mais, à ses traits, à ses yeux, à sa taille — à moins que ce n’eût été par la voix du sang ! — il l’avait reconnue pour celle qu’il avait vue près de la potence. Et il avait pensé que cette femme était sa mère… il l’avait cru ! Enfin, une troisième fois, il l’avait revue comme il passait devant la baraque du mendiant Brimbalon. Là, comme la première fois, elle lui était apparue avec ses cheveux blonds… et elle l’avait appelé… elle lui avait tendu les bras comme au gibet ! Mais ses cheveux en désordre, son visage brisé par la douleur et la fatigue, ses yeux pleins d’éclairs, tout cela l’avait effrayé, et il s’était sauvé.

Enfin, voilà qu’il se trouvait assis sur les genoux de cette femme…

Sévérine ne pouvait deviner les pensées qui affluaient à l’esprit du collégien. Elle continuait de le caresser de toutes les façons, elle ne pouvait pas se rassasier. Et elle ne pouvait pas encore parler, l’interroger, lui demander s’il l’aimait, elle, sa mère, ou lui dire qu’elle l’aimait, lui son enfant ! L’avoir dans ses bras, le serrer contre son cœur débordant de joie et d’amour, semblait suffire à son bonheur. Ah ! tenir dans ses bras, presser sur son sein l’enfant de sa chair… n’était-ce pas toute la vie… tout le bonheur ? N’était-ce pas le ciel, après l’enfer qu’elle avait traversé ? Elle le pensait.

Mais elle voulait l’entendre parler lui, elle voulait savoir s’il aimait sa mère comme sa mère l’aimait. Il fallait donc l’interroger. Car lui ne parlerait pas, il avait l’air si timide et gêné. Souriante, retenant ses pleurs, elle l’interroge enfin, sa bouche contre sa bouche :

— Ne sens-tu pas, mon Louis, que je suis ta mère… ta mère qui t’aime à la folie, ta mère qui ne saurait plus vivre sans toi ? Ah ! mon enfant chéri, si tu savais seulement un peu combien j’ai été malheureuse depuis que je t’ai perdu ! Voyons ! regarde-moi bien ! Ah ! oui, comme tu me ressembles !… Que tu es beau !… Ah ! mon Louis, dis-moi, veux-tu ? que tu me reconnais… que je suis ta mère… que tu es mon enfant ! Dis-moi ! dis-moi, je t’en supplie !

Elle le dévore de baisers…

Lui, enfin, essaye de parler à son tour. Une question brûle son esprit et sa langue depuis un moment. Il demande, toujours craintif, lui, cet enfant, qui aurait tenu devant un homme et sans trembler une arme à feu ou une rapière, et une rapière souvent trop lourde pour sa main encore jeune et faible.

— Est-ce vous qui êtes venue un soir de l’été dernier chez ma mère la Chouette, ainsi qu’on l’appelle dans la ville ?

— La femme de Flandrin Pinchot ?…

— Oui.

— Tu dis : ta mère la Chouette… Mais elle n’est pas ta mère…

— Elle a été si bonne pour moi, elle m’a tant aimé, elle m’aime tant encore… C’était donc vous, madame…

— Tu m’appelles, madame ?…

— C’était vous ?… insista le collégien.

— Pourquoi me fais-tu cette question ?

— Pourquoi ?… Le sais-je seulement ?… Mais vous ressemblez à cette femme, quoique ses cheveux fussent noirs, et cette femme a été méchante avec ma mère la Chouette !

— Mais non… ce n’est pas ta mère ! Non ! non ! mon Louis !

— Et c’était vous, cette femme-là ? demande encore le collégien avec obstination.

— Moi ?…

Sévérine hésite. Dire la vérité, ce sera peut-être éloigner d’elle pour toujours son enfant… Ne vaut-il pas mieux mentir ? Ou, tout au moins, défigurer la vérité, user de quelque subterfuge pour échapper à l’étau en lequel elle pouvait se prendre ? Elle allait essayer.

— Écoute, mon cher Louis : tu dis que cette femme avait des cheveux noirs, qu’elle me ressemblait, qu’elle a été méchante… Tout cela est bien possible. Oui, cette femme pouvait bien me ressembler par les traits du visage, mais elle ne pouvait pas avoir mon cœur de mère ! Non, mon Louis, je n’étais pas cette femme que tu dis !

— Ah ! ce n’était pas vous… fit l’écolier comme avec allègement.

Néanmoins, dans ses regards il y avait du doute, un reste de méfiance et d’incrédulité, et la jeune femme surprit tout cela. Il importait de faire disparaître doute et méfiance dans l’esprit de l’enfant, sans toutefois outrepasser, si possible, les bornes de la vérité.

— Cette femme dont tu parles, Louis, je l’ai connue. Elle n’était pas si méchante que tu penses, car elle était malheureuse. Quand le malheur fond sur nous, on est sujet à perdre l’équilibre et le sens de la justice. Cette pauvre femme, toute bouleversée par les coups de l’adversité, tourmentée, torturée, s’imaginait que tout le monde était la cause de ses infortunes, et elle en voulait à tout le monde. Elle parlait et agissait sous l’empire de la démence. Elle ne savait pas sur quoi elle posait ses pieds, elle les eût posés sur une vipère sans y voir le danger d’une morsure mortelle. Ses paroles tombaient de ses lèvres sans les entendre. Bref, elle n’avait pas la conscience d’aucun de ses actes ou de ses gestes. Non, ce n’était pas une méchante femme, mais une pauvre malheureuse seulement qui ne saurait mériter que ta pitié. Mais moi, vois-tu, je suis ta mère, et je t’aime… et une mère qui aime son enfant ne peut pas être une méchante femme.

— Si vous êtes ma mère, pourquoi ne m’avez-vous pas gardé près de vous quand j’étais tout petit ?

Cette question ne troubla pas trop la jeune femme, car elle pouvait maintenant s’attendre à tout.

— Oui, mon Louis, tu as le droit de me demander pourquoi je ne t’ai pas gardé près de moi. Mais ne vas pas me blâmer trop tôt. En toute vérité, je ne t’ai pas abandonné. Est-ce qu’une mère peut abandonner son enfant qu’elle aime et chérit ? Non. Seulement, il arriva que je me vis, un jour, sans foyer et sans pain. J’errais par la ville en quête d’un gîte. Il me restait seulement quelques écus. C’était au commencement de l’hiver, comme aujourd’hui, mais il y avait de la neige et il faisait plus froid. Je te serrais contre ma poitrine pour te réchauffer. Je ne trouvais pas de gîte. Et puis, il fallait me chercher du travail. Pouvais-je le faire sans te laisser aux soins de quelque charitable personne ?… J’allai me réfugier dans une taverne. Le tenancier, que la mort a depuis emporté, se chargea pour moi et moyennant mes derniers écus d’aller te porter à une brave vieille femme. Elle était seule, vivant de pauvres rentes. Elle accepta avec joie de te prendre sous ses soins. D’ailleurs, je lui fis promettre par le tavernier quelques écus de temps en temps au fur et à mesure que j’en pourrais gagner. Je restai au service de ce tavernier un mois, c’est-à-dire le temps nécessaire pour gagner la somme qu’il me fallait pour aller ailleurs me chercher une meilleure place. Je gagnai Ville-Marie. Veux-tu savoir une chose de suite ? Je m’étais promis de te gagner une fortune, si je pouvais. Eh ! bien, j’ai réussi. Mais on ne peut gagner une fortune à servir les ivrognes d’un cabaret. Je m’occupai de la traite des pelleteries pour le compte de nos négociants, et je dus voyager d’un bout à l’autre du pays. Après quelques années, étant déjà en possession d’une belle somme d’argent et me trouvant de passage en cette ville, je courus chez ce tavernier pour m’informer de toi. Le tavernier était mort. Je fis quelques recherches pour apprendre, à la fin, que cette vieille femme chez qui tu avais été placé était partie elle aussi pour l’au delà. Il y avait déjà huit ans que je ne t’avais pas revu. Je cherchai partout pour savoir ce que tu étais devenu, j’interrogeai une foule de gens, mais personne ne pouvait me renseigner. Alors, j’ai pensé que tu avais trépassé. Je pleurai et je portai ton deuil. J’aurais pu vivre à Québec, mais je ne le voulus pas, j’y retrouvais de trop tristes souvenirs. Pour échapper à mon chagrin, à ma douleur, je me remis à voyager… Mais tout de même, ton image me poursuivait partout, et j’étais malheureuse…

La jeune femme se tut, de ses yeux les larmes recommencèrent à jaillir.

Elle embrassa longuement l’adolescent… avec plus de force, plus de joie, elle le pressa encore contre elle.

Louison ne pouvait mettre en doute cette narration de la jeune femme, il y avait trop de sincérité et de vérité dans sa physionomie, son accent et ses paroles pour demeurer sceptique. Il y avait trop d’amour dans son cœur pour douter un seul instant que cette femme ne disait pas la vérité. Et ses larmes presque incessantes, n’étaient-elles pas le cachet indéniable de son amour ? Ses baisers brûlants, ses caresses inlassables, les cris qui montaient de son cœur ne prouvaient-ils pas que cette femme était une mère qui aimait son enfant… et une mère qui aime son enfant peut-elle tromper, mentir ? Non, ce n’était pas possible.

La jeune femme continuait de pleurer, et lui regardait d’yeux toujours étonnés et timides ces larmes, et s’il n’eût fait effort sur lui-même, il eut pleuré aussi.

La jeune femme essaya bien de refouler ses pleurs, mais elle n’y pouvait parvenir.

— Que mes larmes, mon petit Louis, ne t’inquiètent pas ! Elles me viennent de la joie immense, désordonnée, que j’éprouve à te tenir dans mes bras un moment. C’est la première joie réelle que je ressens en mon cœur de mère depuis de longues et terribles années.

Et ses lèvres sur les lèvres de Louison, elle dit :

— Embrasse-moi à ton tour… embrasse ta mère, mon Louison !

L’adolescent ne pouvait plus demeurer indifférent, il ne pouvait plus résister à ce cœur de mère qui s’ouvrait tout grand pour lui. Très émotionné, très craintif encore, il posa ses lèvres sur les joues brûlantes de sa mère.

Sévérine poussa une exclamation de folle joie, et avec une ardeur nouvelle ou une sorte de furie qu’elle ne pouvait contenir elle serra l’enfant sur elle et l’y tint ainsi longtemps sa bouche posée, écrasée presque sur son front.

Puis, elle put balbutier dans son bonheur :

— Mon enfant… mon bel et cher enfant… tu viens de me faire la plus heureuse des mères ! Je me doute bien, ajouta-t-elle et en desserrant un peu son étreinte, que je t’apparais comme une étrangère, nous avons été séparés si longtemps, et tu étais si jeune et si petit… Mais tu m’aimeras aussi et autant que je t’aime, puisque je serai si bonne pour toi ! Nous allons vivre bien heureux tous les deux. Je te ferai instruire, et tu feras un homme dont je veux être fière plus tard.

— Mais, madame…

— Oh ! mon Louis… pour l’amour de Dieu ! ne m’appelle donc plus madame. Tu fais mal à mon pauvre cœur. Dis-moi… maman !

— Oui, mais l’autre…

— L’autre ? Tu veux dire… Ah ! oui, je te comprends… Mais elle n’est pas ta mère, je te le répète.

— Et le Capitaine Flandrin…

— Il n’est pas ton père, tu le sais bien.

— Oui, je sais. Un jour, je le lui ai dit, que je n’étais pas son enfant… et je l’ai dit à celle que j’appelle maman. Oh ! que je les ai peinés tous deux ! Je les ai interrogés sur mes parents. Ils m’ont répondu qu’ils ne les connaissaient pas, mais qu’il m’aimaient comme leur enfant. Alors, je les ai aimés comme mes parents… Ils étaient si bons pour moi !

— Oui, ce sont de braves gens. Je saurai les récompenser pour m’avoir conservé mon enfant comme je le retrouve.

— Pourtant, puisque vous êtes ma mère… je dois avoir un père aussi ? dit Louison naïvement et avec hésitation.

— Un père ?… bredouilla la jeune femme.

Elle se sentit prise au dépourvu. Cette question d’un adolescent de 15 ans la surprenait. Mais pourquoi cette surprise ? La question était si naturelle, surtout chez un adolescent qui allait au collège, qui s’instruisait, qui devenait un homme de jour en jour. Si la jeune femme se sentit embarrassée par cette question à laquelle elle n’avait pas songé, il fallait quand même y répondre. Mais pouvait-elle dire la vérité… toute la vérité ? Non, elle n’oserait pas ! Il fallait mentir encore un peu, quitte plus tard à avouer la terrible vérité.

— Écoute-moi bien, mon enfant, dit-elle d’une voix mal assurée. Ton père, je ne sais pas trop ce qu’il est devenu. Il était parti un jour en exploration avec d’autres hommes. Il voulait gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Il pensait de revenir bientôt. Mais deux ans se passèrent sans nouvelles de lui. Je m’informai, mais personne ne pouvait me renseigner sur son compte. Des gens qui l’avaient connu ont pensé qu’il avait trouvé la mort dans les profondes forêts où il s’était aventuré. Je venais de te donner le jour, lorsqu’il me quitta. Juge de mes inquiétudes et de mes souffrances durant ces deux années. Qu’allais-je devenir seule et sans moyens de vivre ? C’est alors que je décidai de me séparer de toi pour pouvoir gagner ma vie, amasser quelque chose et ensuite te reprendre et assurer ton avenir. Or, voilà plus de douze ans passés depuis ces jours affreux, et ton père n’est pas revenu. Il ne doit plus être de ce monde. Oublions désormais ce triste passé, ne songeons qu’à l’avenir. Pour moi, je suis contente que tu me sois rendu, mon cher Louis, et rien ne nous séparera plus. N’est-ce pas ? mon bel enfant.

— Mais je ne peux pas rester avec vous… fit timidement l’écolier qui redoutait d’infliger une nouvelle souffrance à cette femme malheureuse qui se disait sa mère.

— Tu ne peux pas rester, dis-tu ?

— Il faut que je retourne auprès de ma mère adoptive…

— Et ta mère… ta vraie mère, vas-tu la laisser seule ?

— L’autre aussi est seule à présent. Elle a perdu son petit l’été passé. Son mari demeure jour et nuit au Château auprès de Monsieur le Comte de Frontenac. Oui, elle est seule, toute seule, et si je la quitte, elle en mourra peut-être.

— Et si j’allais mourir de ne pas te voir vivre près de moi ?

— Ah ! non, non, vous ne mourrez pas. Tenez ! si vous voulez, je viendrai vous voir de temps en temps avec maman Chouette.

— Non ! non ! je veux que tu restes… que tu restes toujours.

— Je ne peux pas, madame…

— Ah ! mon Dieu ! gémit la jeune femme, il me dit encore madame à moi, sa mère ! Écoute, mon Louis, poursuivit la jeune femme en réprimant sa douleur, tu es mon fils par les lois naturelle et civile, tu es né de ma chair, tu es mon bien, tu es désormais ma vie et mon unique bonheur. Priveras-tu ta mère de cette vie, de ce bonheur ? Non, tu ne le pourrais pas, et c’est pourquoi tu vas demeurer avec moi. Je te garde… je garde ce qui m’appartient !

— Non ! Laissez-moi m’en aller !

— Tu ne m’aimes donc pas ?

— Je vous aimerai bien si vous me laissez m’en aller chez maman Chouette !

— Non, tu n’aimes pas ta mère… je le vois bien ! N’importe ! tu m’aimeras. Mais tu vas rester, veux-tu ? Écoute encore : tous les jours nous irons voir la Chouette. Ou, si tu le désires, j’irai la chercher et elle restera avec nous. Veux-tu ? Moi, je veux tout faire pour te garder et t’aimer comme je veux t’aimer et comme je veux que tu m’aimes aussi. Veux-tu ? Dis…

— Maman Chouette ne voudra pas…

En face de cette obstination de l’adolescent, Sévérine sentait son cœur se briser de seconde en seconde. Hélas ! elle n’était plus la mère de cet enfant, une autre femme avait su conquérir, par sa bonté et son dévouement le cœur de l’enfant. Elle n’entrevoyait aucun moyen pour reconquérir l’amour de son fils. Et à moins que Dieu ne voulût faire un miracle en sa faveur, la jeune femme se voyait condamnée à une éternelle séparation d’avec l’enfant qu’elle aimait par-dessus tout.

Du coup s’envolèrent tous les espoirs qu’elle avait nourris. Elle retombait dans le gouffre affreux de ses désespérances. La vie qui s’était éclairée un moment s’assombrissait de nouveau. Tous les horizons de l’avenir se fermaient sur elle. Elle sentait qu’une malédiction pesait sur sa tête, et il ne lui restait plus qu’à se laisser glisser dans le néant. Et, oubliant son fils sur ses genoux, elle s’abîma dans ses tourments et son désespoir.

Louison vit que la pendule marquait six heures et demie. Une heure s’était écoulée depuis que le mendiant Brimbalon l’avait introduit auprès de sa mère. Il se dit que la Chouette allait s’inquiéter à son sujet, et il résolut de partir. Non sans un certain regret, car son cœur s’émouvait devant la douleur de cette femme qui l’aimait, il se dégagea doucement des deux bras qui l’entouraient. La jeune femme ne le retint pas, elle était comme inconsciente. Louison se dirigea vers la porte sans songer à attendre le mendiant qui demeurait dans la cuisine avec Mélie. Mais Brimbalon parut tout à coup. Un simple coup d’œil lui permit de juger de la situation de la mère et du fils.

Il s’approcha de la jeune femme et dit :

— Je pense, madame, qu’il est temps de ramener Louison chez la Chouette. Je connais la femme de Flandrin, elle doit être déjà très inquiète de l’absence prolongée de son enfant adoptif. Même que je ne serais pas étonné d’apprendre qu’elle est à sa recherche par la ville.

Sévérine sortit de sa douloureuse rêverie et dit en gémissant :

— Vous aussi, père Brimbalon, vous ne voulez pas que je garde mon enfant avec moi ! Pourquoi, alors, me l’avez-vous amené ?

Le mendiant lui dit à voix basse ces paroles :

— Ne désespérez point. Le bon Dieu vous le ramènera un jour. Tout s’arrange dans ce monde. Ayez confiance.

Ces paroles d’encouragement et d’espoir ne pouvaient apaiser les tourments de la jeune femme. Les yeux fermés, les deux mains crispées sur son sein suffocant, elle demeura immobile comme clouée sur son fauteuil par la douleur.

Le mendiant s’éloigna vers la porte où l’attendait Louison. Mais au bruit de la porte qui s’ouvrait, la jeune femme se dressa soudain et courut vers son enfant. Elle le reprit dans ses bras, pour le presser encore sur elle, pour couvrir son visage de baisers. Il y avait de la folie dans ses yeux. Ses baisers étaient violents, comme furieux. Quelque chose paraissait gronder en elle, s’agiter avec véhémence ou rage, se révolter, rugir. Puis, brusquement, elle abandonna Louison, porta ses deux mains à son front et se mit à reculer en chancelant jusqu’au milieu de la salle.

Brimbalon avait ouvert la porte, et celle-ci se referma peu après sur le mendiant et l’enfant.

On eût dit que le bruit de la porte en se refermant tuait le cœur de la jeune femme ; elle poussa un grand cri, et comme elle chancelait de plus en plus, elle courut à un tête-à-tête pour s’y laisser choir. Elle ne put l’atteindre, car, perdant l’équilibre, elle roula sur le tapis de la salle… Mais elle n’était pas inanimée ni privée de connaissance ; elle haletait, hoquetait, étouffait… Mélie accourut à son secours.