Éditions Édouard Garand (65p. 3-8).




I

LA MÈRE


— Hein ! père Brimbalon, ça fait joliment frisquet, cette matinée !

— Hé ! Hé ! père Bousquet, on sait que l’hiver s’en vient depuis deux bonnes semaines déjà. Voyez la neige qui blanchit déjà les Laurentides ! C’est donc qu’il va falloir se tenir le sang chaud en buvant une tassée de temps en temps.

— À votre service, père Brimbalon. Entrez, la cambuse est chaude et vide en ce moment.

Un vieux mendiant, tout recroquevillé et coiffé d’un bonnet à poil, venait de s’arrêter devant la devanture d’une taverne. Celle-ci avait pour propriétaire un certain « père Bousquet », d’âge problématique, lequel était en train, en cette matinée de novembre 1674, d’ouvrir les volets de sa boutique.

Le mendiant, du nom de Brimbalon, pénétra dans la taverne, sorte de taudis puant et obscur, et se fit servir une tasse d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait.

Puis le tavernier et son client poursuivirent la conversation commencée sur la rue.

— Ça me dit, d’après mes rhumatismes, reprit le tavernier, que l’hiver qui s’en vient sera rude et long. Je plains les pauvres qui n’ont pas de bois dans l’âtre pour se chauffer.

— En ce cas, père Bousquet, vous devrez me plaindre le premier, pardi : car j’achève de brûler mes derniers fagots.

— Ah ! bien, par exemple, vous, père Brimbalon, je ne pourrais pas vous plaindre. Si vous manquez de fagots, c’est bien de votre faute. Quand on a de la roupiette plein ses coffres comme vous…

— Heu ! heu — père Bousquet, interrompit le mendiant, on croirait, à vous entendre, que les pauvres mendiants du bon Dieu sont tous des richards. Mais comment voulez-vous donc qu’à mendier un denier par ci par là on puisse acquérir des écus en quantité suffisante pour les entasser dans des coffres ? Jésus-Seigneur ! c’est à peine si on récolte assez chaque jour pour s’acheter une miche de pain et un cruchon d’eau-de-vie.

— Eh bien ! quand ce ne serait que cela… Ah ! père Brimbalon, combien de malheureux n’ont pas tous les jours la miche de pain et encore moins le cruchon que vous dites.

— C’est peut-être des fainéants, on ne sait jamais. On ne gagne pas son pain rien qu’à renifler l’air du ciel et de la terre ou à regarder marcher le soleil. Il y a bien des pauvres qui sont pauvres par leur propre faute, ils ne travaillent jamais. Plusieurs passent leur temps à flâner ou à critiquer les riches. C’est assez curieux, père Bousquet, mais ces gens-là n’ont pas l’air de savoir que les riches, eux, travaillent, et que pour devenir riches, ils ont commencé par travailler et ménager. Tenez, père Bousquet, voyez, par exemple, Son Excellence… ça travaille quasiment nuit et jour. Ça n’arrête jamais à bien dire. Pourquoi ? Je gage que vous vous le demandez… C’est bien simple : c’est parce que Monsieur le Comte veut devenir riche.

— Oh ! lui, dit le tavernier, il n’a pourtant pas besoin de se donner tant de mal, tout lui vient à souhait. Rien que le salaire que lui paye le roi, ça le fait riche déjà !

— Tut ! tut ! père Bousquet, pas tant que ça. Pensez-vous, en bonne vérité, que ces hautes gens vivent seulement de l’air qu’ils respirent ? Oh ! je vous garantis qu’au bout de l’an il ne leur en reste pas beaucoup des écus que leur donne le roi.

— N’oubliez pas le casuel, père Brimbalon… un casuel dont je me contenterais rien que de la moitié pour le reste de mes jours. Ah ! mais, à propos, père Brimbalon, vous qui savez tout ce qui se passe là-haut, est-ce bien vrai que Monseigneur — que le bon Dieu garde et préserve — a réussi à convaincre le roi de rappeler en France notre gouverneur ?

— Tiens ! fit le mendiant avec surprise, c’est la première nouvelle qu’on m’apprend ce matin et juste comme je sors de mon nid. Voyons ! faut avouer que vous en savez plus long que moi, père Bousquet,

— Oh ! non, je n’en sais pas bien long. C’est à peu près tout ce que j’ai appris hier soir. Des ouvriers, en buvant un carafon, parlaient de la chose.

— Après tout, il n’y aurait rien d’étonnant dans ça, dit le mendiant qui parut chercher quelque chose dans l’écheveau de ses idées. Car, voyez-vous, Son Excellence Monsieur le Comte — que le Seigneur conserve longtemps sur terre — n’est pas toujours bien tendre avec Monseigneur l’évêque ; et lui, Monseigneur l’évêque — que sainte Brimbale bénisse et chérisse — ne met pas des gants de soie pour dire ses vérités à Monsieur le Comte. Comme vous vous en doutez, il y a piaillerie, boudage et chamaillerie, ce qui fait qu’on ne s’aime pas gros comme son cœur. Ensuite, naturellement, on cherche à s’embarrasser l’un et l’autre, on se chante pouilles, et c’est à qui, après, arriverait le premier à se débarrasser de son voisin. Moi, comme je comprends la chose, il faut que l’un parte et que l’autre reste, ou, si vous aimez mieux, que l’autre reste et que l’un parte.

— Vous pensez, père Brimbalon ?

— Si je pense… je crois bien. Seulement, pour que tout arrive comme je vous dis, il faudrait que l’un soit plus fort que l’autre. Or, Monsieur de Frontenac et Monsieur de Laval ont l’air de se tenir tête avec une égale force, et le bon Dieu sait si l’un pourra jamais battre l’autre !

— Oui, mais il y a le roi, fit le tavernier qui aimait à mordre dans ses opinions, et si le roi décide de mettre le holà, il faudra bien que ça passe comme il aura dit. Or, justement, il paraîtrait que le roi aurait donné avis à Monsieur le Comte d’avoir à faire ses paquets pour le printemps prochain.

— Si c’est comme vous dites, père Bousquet, ça serait alors Monseigneur de Québec qui tiendrait le gros bout ?

— Il n’y a rien de surprenant là-dedans, père Brimbalon, c’est Monseigneur qui a toujours tenu le gros bout avec les autres gouverneurs qui sont venus avant Monsieur le Comte.

— Oui, oui, je sais tout ça. Alors, si vraiment le roi en a décidé comme vous me l’apprenez, il n’y a pas de doute que Monsieur le Comte doit faire une figure à l’heure qu’il est… J’aimerais bien voir ça. Mais bah ! après tout ça m’est bien égal tous ces chamaillages, ça ne me donne rien ni ça m’en ôte. Le pire de tous, ce sera ce pauvre Flandrin Pinchot !

— Eh bien ! quoi, fit le tavernier, il a sa place !

— Oui, tant que Monsieur le Comte a la sienne. Mais si Monsieur le Comte décampe, il faudra bien que décampe aussi Flandrin. Alors, adieu la belle place à huit cents livres l’an !

Et le mendiant soupira profondément, comme s’il eût été chagriné de n’en pas tirer autant.

— Huit cents livres l’an !… soupira le tavernier à son tour. Et dire que ce fainéant de Flandrin ne fait rien pour gagner tout ça. Il n’a qu’à se pavaner dans le Château en beaux habits de velours et de soie !

— Et sa femme, la Chouette, ne voilà-t-il pas maintenant qu’elle sort en soie comme une grande dame ? C’est quasi incroyable !

— Dame ! il est chanceux, voilà tout !

— Que voulez-vous, père Bousquet, c’est la chance… rien que la chance ! Néanmoins, il faut bien reconnaître que la Chouette et son homme l’ont pas mal méritée cette chance. Il me semble qu’ils en ont arraché tout leur plein.

— C’est vrai, faut savoir qu’ils ont eu leurs malheurs eux aussi.

— Et c’est peut-être bien que le bon Dieu ait voulu les récompenser. Mais j’en reviens, père Bousquet, à ce qui me surprend le plus, c’est-à-dire que Monsieur le Comte soit contraint à faire son paquet. C’est bien dommage.

— C’est ce qu’on dit partout, et depuis quelques jours on ne parle que de ça.

— Je commence à vous croire, père Bousquet. Et ce qui me porterait à croire la chose tout à fait, c’est lorsque je me rappelle ce qui s’est passé au Château au mois de juillet dernier. Vous vous en souvenez, hein, père Bousquet ?

— Vous voulez dire cette fois que Monsieur le Comte a fait prisonnier le gouverneur de Ville-Marie ?

— Oui, justement. Or, si le roi a appris l’affaire… hum ! hum ! j’aime autant ne pas me voir dans les bottes de Son Excellence !

— Vous devez bien comprendre, père Brimbalon, qu’il n’y a pas de doute que le roi a été informé de l’affaire par Monseigneur de Québec, et ça doit être la raison qui a contraint le roi de rappeler Monsieur le Comte en France.

— Oui, oui, ça doit être la raison. Pourtant, dans toute cette histoire, il me semble qu’il y a quelque chose qui boite. Car je me dis, père Bousquet, que si le roi a été instruit de l’affaire, il aurait commandé à Monsieur de Frontenac de relâcher le sieur Perrot. Mais non, pas le moindre mot du roi. Ce qui me fait dire encore que le roi a dû faire la sourde oreille, car, vous le savez, le sieur Perrot est toujours prisonnier au Château.

— C’est tout comme vous le dites, père Brimbalon, ça boite à quelque part !

— Boite ou boite pas, père Bousquet, je vais en avoir le cœur net, car je m’en vais aux nouvelles à la haute-ville. Seulement, faudra pas que j’oublie que j’ai une petite visite à faire chemin faisant. Tout de même, avant de vous quitter, père Bousquet, je vais m’enfiler une autre tassée dans le dalot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le mendiant avait quitté la taverne. Réconforté par ses deux « tassées » d’eau-de-vie, il marchait plus allègrement. Bientôt, il montait la rue du Palais et s’arrêtait devant une petite maison de pierre avec jardin et palissade à l’entour. Il connaissait bien l’endroit. Dans la belle saison, c’était joli, riant et invitant. Le parterre était semé de fleurs multicolores et odoriférantes. Les arbres secouaient agréablement leur feuillée. Des oiseaux y venaient tenir domicile et faire d’harmonieux ramages. Comme c’était différent aujourd’hui : plus de fleurs, plus de feuillée verte, plus de délicieux ramages. Le riant parterre était tout couvert d’une épaisse couche de feuilles mortes. Les arbres se dressaient lamentablement dans leur mélancolique nudité. Et la petite maison avait, elle aussi, un air si triste qu’on craignait de frapper à sa porte, comme si dans son intérieur silencieux le trépas y eût laissé son ombre lugubre.

La tristesse du tableau et son air funèbre frappèrent le mendiant.

— Ah ! je m’imagine bien qu’on souffre toujours là-dedans. Et je sais ce que c’est. Il y a là des deuils, des chagrins sans fin, des désespoirs sans nom, probablement de remords… oui, oui, des remords… Il y a de tout dans cette maison, excepté le bonheur.

Le mendiant soupira longuement, franchit la grille de la palissade et s’engagea dans l’allée conduisant au perron de cette triste habitation. Les feuilles jaunies et d’une nuance de vieux cuivre gémissaient sous les souliers du mendiant. Et lui se disait encore :

— C’est bien malheureux tout de même pour cette pauvre jeune femme… être belle, jeune, riche et souffrir ! Faut donc admettre que tout ça ne suffit pas encore à donner le bonheur. Le bonheur !… qu’est-ce que c’est que ça ? Je voudrais être savant pour trouver la signification de ce mot. Ah ! oui, le bonheur… si cela existait sur cette terre, si l’on pouvait en moissonner pour en vendre à ceux qui en ont besoin, à ceux qui passent leur existence à le chercher vainement, je me ferais marchand de bonheur ! J’abandonnerais ma besace, et quelle fortune je pourrais gagner à ce petit commerce. J’aurais palais, moi aussi, château, beaux équipages, femmes, gardes, valets, laquais… oui, j’aurais tout ce qui semble faire le bonheur des grands, quitte ensuite à me voir malheureux avec tout ça…

Le mendiant venait d’atteindre le perron.

Un sourire ironique plissa ses lèvres minces et blanches et il poursuivit :

— Allons ! en attendant que je puisse vendre du bonheur à ceux qui en désirent, il faut voir comment on se porte là-dedans. Ah ! Seigneur ! pourvu au moins qu’un autre malheur ne soit pas venu fondre sur la fille de feu Maître Jean ! Maître Jean… fit-il en réfléchissant sur d’anciens souvenirs… c’est égal, je n’en reviens toujours pas de toute cette histoire… et une histoire si ténébreuse qu’un rayon de soleil ne pourrait la pénétrer…

Il heurta le marteau de la porte.

Et toujours pensif et en attendant qu’on lui ouvrît, le mendiant reprit le cours de ses souvenirs.

— Un jour, on aurait pensé que c’était ici la maison du vrai bonheur. C’était comme un nid d’amour où l’on riait, où l’on chantait, où la vie terrestre se transformait en un paradis céleste. Ceux qui vivaient là-dedans paraissaient animés d’une vie immortelle. On eût dit que la joie y était sans fin, dans cette maison et par cette porte tout entrait à souhait, on paraissait ne plus rien désirer, on était au comble des délices… Et, tout à coup, crac ! il ne reste plus que douleurs et larmes ! Ça me rappelle cette fois que le tonnerre était tombé sur ma cambuse, je n’eus que le temps de me jeter par la fenêtre… et vlan ! que ma baraque s’écrasait. Il m’en a coûté cinquante beaux écus pour la remettre debout. Mais avec cinquante écus, mille écus, cent mille, peut-on rasseoir le bonheur à son foyer s’il en est sorti ?… Un de ces jours que j’aurai assez d’écus d’or et d’argent dans mes coffres, je me mettrai savant afin de chercher la clef qui ferme tous les mystères de cette vie. Il doit y avoir là quelque chose…

Le mendiant fut interrompu par le bruit de la porte qu’on ouvrait de l’intérieur de la maison.

Une domestique d’un âge avancé parut dans le cadre de la porte. Reconnaissant le visiteur, elle s’écria non sans plaisir :

— Tiens ! c’est le père Brimbalon… Comme il y a longtemps qu’on vous a vu… Apportez-vous des bonnes nouvelles à ma pauvre maîtresse ? Entrez… venez vous chauffer ! On dirait que l’hiver est venu…

— Merci bien, dame Mélie. Comme vous dites, c’est déjà un peu l’hiver. Aussi, un bon feu en ces premiers jours de froidure fait du bien aux vieux membres d’un vieillard comme moi.

Le mendiant pénétra dans une jolie salle, laquelle, avec ses beaux tapis moelleux et fleuris, ses tableaux aux murs, ses tapisseries aux multiples couleurs, ses bibelots, avait une apparence de confort et de bonheur. Dans la haute cheminée, dont le manteau était du plus beau marbre, flambait un feu clair, pétillant et joyeux. Il régnait dans cette maison une tiédeur qu’on aspirait à l’envi avec le parfum des fleurs qu’on entretenait sur des étagères.

De suite, le mendiant soupira avec aise et alla s’asseoir sur le large fauteuil que la servante venait de pousser près de l’âtre.

— Ah ! Seigneur-Jésus ! soupira encore le mendiant en posant à terre son bonnet à poil et son bâton ferré, on peut dire sans choquer la vérité qu’on est joliment bien ici, Dame Mélie.

Celle-ci tisonnait le feu puis y ajoutait une autre belle bûche d’épinette.

Brimbalon allongea ses jambes et ses pieds vers les chenets.

— Oui, bien, dame Mélie, reprit-il, on sent ici qu’on est bien heureux. Ah ! quand un pauvre vieux comme moi voit venir l’hiver, ses vents, ses neiges et ses froids, ça lui cause bien des inquiétudes, allez !

— C’est une bien vilaine saison, père Brimbalon, surtout pour les pauvres gens.

— À qui le dites-vous, dame Mélie ? Ah ! si seulement vous saviez toutes les misères de notre triste métier. Souvent par les froids les plus rigoureux il faut quitter la cambuse où l’on grelotte pour aller tendre la main à ceux qui ont plus que leurs besoins. Si encore les bonnes gens donnaient… Mais combien vous tournent la tête, combien vous repoussent, combien vous jettent leurs malédictions à la tête ! Et lorsqu’on a trimbalé tout le jour dans la neige, dans le vent et sous les morsures du froid, on rentre au soir dans la baraque que le gel fait craquer sinistrement. On rentre souvent avec rien, le ventre affamé, le gosier à sec, les pieds et les mains à demi gelés, et c’est à peine s’il reste un vieux croûton de pain et trois ou quatre fagots. Je vous assure, dame Mélie, que c’est là qu’on trouve que la vie n’est pas rose, comme on dit.

Le mendiant se pencha et tendit vers la flamme plus claire, plus haute et plus pétillante ses mains grêles et tremblantes.

— Voyez, dame Mélie, mes mains sont déjà engourdies… Je me demande comment elles pourront supporter les gros froids qui s’en viennent à la course.

— Voulez-vous un verre de vin chaud, père Brimbalon ? offrit la servante prise de pitié.

— Mon Dieu ! dame Mélie, à qui l’offrez-vous votre verre de vin chaud ? Ah ! un verre de vin chaud… Eh quoi ! dame Mélie, avez-vous juré de me gâter ?

— Ça vous fera du bien, père Brimbalon, car je vois que vous tremblez de froid. Le pauvre défunt Maître Jean demandait toujours son vin chaud lorsqu’il rentrait d’une promenade au temps des gels. Ça va vous ragaillardir, vous allez voir !

— Mais dites-moi auparavant, Mélie, est-ce que votre maîtresse…

— Elle est dans sa chambre. Elle s’habille… Dans dix minutes, elle viendra.

— Bon ! bon ! dame Mélie, on n’est point pressé, et moins encore quand on se trouve si bien à son aise près d’un si bon feu. Allez ! allez ! dame Mélie à votre besogne, j’attendrai la maîtresse.

— Je vais d’abord chercher votre vin chaud.

La servante quitta la salle pour revenir peu après, apportant une grande tasse de pierre remplie d’un vin chaud qui fumait doucement.

Le mendiant prit la tasse d’une main plus tremblante, non de froid, mais de plaisir.

— Dame Mélie, il faut vous dire que je n’ai pas l’habitude… Vous savez, quand on est pauvre comme je suis, on ne connaît que l’eau. Mais je n’oserai pas vous refuser, car, sachant avec quel bon cœur vous m’offrez ce vin, ce serait peut-être vous faire affront que de refuser.

Il aspira de narines frémissantes la fumée qui s’échappait de la tasse.

— Exquis ! exquis ! proféra-t-il, et rien que par le fumet. Ah ! on peut dire de suite sans risquer de mentir qu’on ne boit pas ici de la foirolle comme en débite le père Bousquet, ce vieux coquin. Je flaire là, dans cette tasse, quelque chose qui va certainement me clouer sur ce siège, tandis que le père Bousquet, ce gredin de fesse-mathieu, nous abreuve d’une lie qui vous fait prendre souvent le mors aux dents.

De nouveau il pencha ses narines tout au ras de la tasse et en aspira encore le contenu avec une sorte de volupté. Puis, lentement, comme avec crainte ou respect, et tandis que ses petits yeux gris pétillaient d’une joie débordante, il prit une lampée qui fit un bruit d’eaux impétueuses à l’entrée d’une gorge étroite.

Le mendiant papillota des paupières et passa sur ses lèvres humectées par le vin une langue satisfaite.

— Ah ! chère dame Mélie, dit-il comme avec extase, je voudrais bien être votre mari… Ce que j’en ferais une belle vie !… Ah ! mais… ah ! mais… quel vin délicieux !

Brusquement et gloutonnement, il avala le tout d’un trait formidable.

Mélie souriait.

— Je vais vous dire, reprit Brimbalon, en rendant la tasse vide, quand ça fume comme ça, faut boire d’un seul coup ; car autrement ça s’évente et ça perd son meilleur. Tiens ! comme c’est curieux, si ça vous fait un effet de suite. Oui, sans blague, dame Mélie, ça me ramène à la jeunesse. Merci bien, dame Mélie, je reviendrai encore pour regoûter à votre vin chaud.

— Vous serez le bienvenu, père Brimbalon. Allez, continuez à vous chauffer tandis que je vais continuer, moi, ma besogne à la cuisine.

— Allez ! allez ! dame Mélie, je ne veux pas vous retenir davantage. Moi, vous savez, je suis fait comme ça, je n’aime pas à déranger les gens et surtout les gens qui sont chez eux.

La flamme du foyer et le vin chaud avaient mis du rouge aux joues blêmes du mendiant. Maintenant, ses lèvres s’écartaient dans un large sourire de contentement qui manifestait un extrême bien-être.

— Oui, bien, murmura-t-il comme pour répondre à certaines pensées qu’il retournait dans son esprit, je voudrais bien être le mari de dame Mélie…

Un bruit de pas légers sur le tapis de la salle lui fit tourner la tête. Il demeura ébahi d’admiration en voyant s’avancer vers lui une jeune femme dans toute la splendeur de la beauté d’Ève.

Le mendiant se leva précipitamment et dit en s’inclinant avec respect :

— Bien le bonjour, mademoiselle de la Pécherolle…

D’une voix sourde et grave, la jeune femme l’interrompit net.

— Ne prononcez plus ce nom, je vous en prie, père Brimbalon. Désormais, je ne suis plus que Sévérine Colonnier… la maudite !

— Maudite… dites-vous ?

Incapable d’en dire davantage, le mendiant retomba sur son siège comme avec accablement.

Avec non moins d’accablement, la jeune femme s’était assise plus loin. Le mendiant put voir quelques larmes rouler sur les joues pâles de celle qui disait ne plus s’appeler que Sévérine Colonnier.

Les deux personnages demeurèrent silencieux durant quelques minutes et comme gênés tous deux.

Le mendiant se mit à observer à la dérobée cette ravissante jeune femme que le malheur torturait… ou plutôt le remords, ainsi que le pensait Brimbalon.

— Ah ! pensait-il en soupirant, n’avoir que trente-cinq ans comme elle et être si jolie… et souffrir et pleurer ! Ce n’est pas croyable ! Ah ! comme je voudrais avoir sa juvénilité, cette souplesse dans sa taille mince, cette grâce de toute sa personne, et ce charme et cette élégance ! Oh ! que cette robe de velours noir lui sied bien, on croirait que ce velours de Flandre drape une statue. Oh ! ces beaux cheveux blonds, couleur d’or comme les écus de Sa Majesté ! Oh ! ces yeux, plus brillants que le soleil, et d’un bleu si sombre qu’on les dirait plus noirs que l’ébène. Et cette bouche qu’on dirait teinte des pétales d’une rose. Et ce beau petit menton… ce cou plus blanc que du lait… ces mains si fines et si blanches qu’on aurait peur de les salir et de les briser en y touchant de nos mains rudes et calleuses… Oh ! Seigneur-Jésus ! Oh ! sainte Brimbale, ma divine patronne ! que n’ai-je encore mes vingt ans ! Pourquoi vieillir et s’acheminer sans cesse et sans arrêt vers la triste décrépitude ? Et pourquoi tendre à nos vieilles bouches un fruit si jeune et si tendre ?…

La jeune femme, ayant essuyé ses larmes, rompit le silence.

— Non, père Brimbalon, je ne suis plus et ne veux plus être celle que vous avez connue à Ville-Marie au mois de juin dernier. Je ne veux plus me souvenir du passé. Oh ! ce passé… Savez-vous que j’ai été méchante ? Oui, j’ai été méchante puisque je souffre et j’expie aujourd’hui ! Et je veux expier toujours, père Brimbalon, il y a l’avenir… et je ne veux pas que cet avenir ressemble à mon passé. Je ne veux pas… écoutez bien, père Brimbalon, je ne veux pas qu’il rougisse plus tard de sa mère ! Pour lui je veux racheter ma vie, toute ma vie passée, pour lui seul, père Brimbalon. Me comprenez-vous ?

— Oui, oui, je vous comprends bien.

— Eh bien ! j’ai promis et juré. Mais dites-moi pourquoi vous avez été si longtemps sans venir ?

— Ah ! chère dame… il m’en coûtait de vous déranger pour rien. Je désirais bien vous voir, m’informer de votre santé, dire bonjour à dame Mélie… Oui, mais…

— Et lui… l’avez-vous revu ?

À ces paroles, la voix de la jeune femme trembla.

— Je l’ai revu à plusieurs endroits et à maintes occasions, mais, chaque fois, il était en compagnie de sa mère… pardon ! de la Chouette, sa mère adoptive. Alors, vous comprenez, je n’ai pas osé l’aborder.

— Mais quand il se rend au collège ?… Tous les matins, je le guette par cette fenêtre pour le voir passer…

— En ce cas, vous devez bien savoir qu’il n’est jamais seul ?

— C’est vrai, père Brimbalon, soupira la jeune femme. Oui, chaque fois qu’il va au collège sa mère adoptive l’accompagne. Ah ! craint-elle qu’on le lui enlève ? Est-elle si jalouse de son bonheur ? Ah ! oui, comme elle doit être heureuse de savoir qu’il l’aime… Et moi, sa mère, sa vraie mère…

— Vous dites, interrompit Brimbalon, que la Chouette l’accompagne chaque matin au collège… Mais non, il n’y a là qu’une simple coïncidence. Voyez-vous, chaque matin, la Chouette va rendre visite à son mari, Flandrin Pinchot, que Monsieur le Comte retient près de lui jour et nuit. Alors, tout en allant voir son Flandrin au Château, la Chouette fait route avec Louison.

— Flandrin Pinchot… murmura la jeune femme à part elle et comme si elle évoquait de lointains souvenirs.

— Comme vous le comprenez encore, reprit le mendiant, je ne peux pas m’approcher du petit Louison et lui confier devant la Chouette ce que vous m’avez dit il y a déjà longtemps.

— Ah ! non, ne lui confiez jamais rien devant la Chouette… Mais dites, père Brimbalon, quand, le soir, il revient du collège, alors qu’il fait noir et qu’il est seul, ne pourriez-vous pas…

— Je vous comprends, je vous comprends, belle dame ! Je n’avais pas pensé à ça. Oui, vous avez raison. Tenez ! aujourd’hui… ce soir, je le guetterai à sa sortie du collège…

— Ferez-vous ainsi que vous dites, père Brimbalon ? fit la jeune femme d’une voix suppliante. Oh ! Dieu, que je voudrais le voir… le voir seul avec moi ! Que je voudrais lui parler… le presser dans mes bras… l’embrasser… lui dire, lui répéter cent fois que je l’aime ! Si je l’aime, père Brimbalon… ah ! vous ne pourriez comprendre et je ne pourrais vous dire ! Mais, voyez-vous, il y a là un secret de la nature… C’est mon enfant… oui, mon enfant, mon petit Louis…

Elle ferma les yeux et prit à deux mains et avec force sa poitrine qui battait à se rompre.

— Ah ! émit-elle, que je suis malheureuse… J’aime mon enfant, et lui, mon enfant, ne m’aime point !…

Le mendiant voulut tenter quelque consolation.

— Il vous aimera, dit-il, il vous aimera parce qu’il a du cœur. Oh ! chère dame, je le connais votre petit Louis !

— Si vous disiez vrai… qu’il m’aimera !

— Il faut avoir confiance. Le bon Dieu ne peut pas vous laisser souffrir toujours. Si la joie et le plaisir n’ont qu’un temps, la peine aussi. Tout ça finira par se passer, croyez-moi. Oh ! j’en ai traversé moi aussi des épreuves et des infortunes. Voyez encore, je suis réduit dans ma vieillesse à la pire des misères, je suis obligé de mendier mon pain, j’ai à peine quelques fagots pour me chauffer, je n’ai pour vêtements que des loques, les gens que je croise sur mon chemin s’écartent de moi comme si j’étais un lépreux, les chiens de garde me sautent aux mollets, les malandrins me bâtonnent, et jusqu’au tonnerre, des fois, qui vient écraser ma cambuse… et pourtant, avec tout ça, je ne me plains pas !

La jeune femme n’avait pu réprimer un sourire. Car elle savait que Brimbalon possédait des tas d’écus en assez grande quantité pour lui permettre de vivre comme un bourgeois.

— Voyez-vous, jolie dame, quand on est malheureux et misérable comme je suis, on est porté à la pitié pour ceux-là qui souffrent comme nous, et alors on fait tout ce qu’on peut pour les soulager de leurs chagrins. C’est pourquoi, chère dame, ce soir je tâcherai de m’emparer de votre petit Louis.

— Et amenez-le moi… promettez-moi de me l’amener, père Brimbalon. Quand je l’aurai vu, quand je l’aurai embrassé, il me semble que je serai moins malheureuse. Et lui, quand il saura, quand il aura compris que j’ai bien souffert, que je souffre encore, et quand il aura bien vu, bien senti que je l’aime de toute mon âme, peut-être, alors, me pardonnera-t-il ! Peut-être m’aimera-t-il en retour !

— Il vous aimera, c’est certain. Je pourrais en faire le serment. C’est donc entendu, je vous amènerai le petit après sa sortie du collège. Je me retire, chère dame, en vous souhaitant espoir et courage. À ce soir… à ce soir… vous verrez votre enfant et vous l’embrasserez…

— Je vous bénirai le reste de ma vie, père Brimbalon.

Le mendiant s’en alla. S’il n’avait pas vendu de bonheur, il venait de laisser dans le cœur désespéré d’une mère un grain d’espoir, et peut-être aussi, sans le savoir, une semence de bonheur !…