Éditions Édouard Garand (p. 35-36).

VIII

OÙ TOUT S’EXPLIQUE.


Alban Ruel entendit qu’on frappait dans sa porte. Mais ce bruit lui sembla comme en un rêve. Il essaya d’ouvrir les yeux, mais ses paupières étaient si pesantes qu’il ne parvint pas à les soulever. Il perçut même que sa porte était ouverte très doucement, qu’un pas discret marchait dans sa chambre. Il ne put sortir de sa torpeur.

Mais quand il entendit sa porte se refermer, alors il fit un effort et ouvrit les yeux.

Sa chambre était éclairée par le grand jour. Il se leva. Son premier regard tomba de suite sur les taches de sang et les macules de boue. Mais alors il tressaillit fortement. Il marcha jusqu’à sa fenêtre et considéra avec une vive curiosité mêlés de stupeur les taches de sang.

— Ah ! ça, s’écria-t-il, ce n’est pas du sang !

Il examina plus attentivement les souillures rouges.

— Diable ! murmura-t-il où ai-je passé ? Ce rouge… c’est de l’encre ou de la teinture, ce n’est certainement pas du sang !

Alors, dans une rapide vision, son esprit revécut tous les drames qu’il avait traversés depuis deux jours. Il se retrouva avec les personnages maintenant très fantastiques, de ces drames dont il avait été l’acteur principal. Il revit LA FEMME D’OR, LA PETITE MODISTE, la jeune fille vêtue de bleu, la danse des mannequins, le cercueil rouge et l’affreux colosse dans la citerne, ce colosse qu’il avait tué d’un coup de revolver ! Il se représenta aussi le meurtre de LA PETITE MODISTE !

Alors, il se mit à rire !

— LA PETITE MODISTE… murmura-t-il pensif. Mais je ne l’ai pas assassinée, puisque à cette heure elle est mariée à Jacques Audet !

Jacques Audet !

Ce nom le fit tressaillir.

En jetant un regard distrait sur sa table de travail, il aperçut une enveloppe. Il s’approcha. C’était une lettre.

Ce fut à sa plus grande confusion qu’il lut ce qui suit :

« Mon cher Alban.

« Je tiens tout de suite à te demander de ne pas m’en vouloir, et je pense que tu comprendras que j’ai agi pour ton plus grand bien. Tous les drames auxquels tu viens d’assister et dont tu as été l’un des acteurs, n’étaient pas réels. J’ai monté toute cette affaire. Voici les raisons.

Tu avoueras bien que tu avais une certaine dose de fatuité et d’importance qui t’a fait faire souvent des affronts à tes meilleurs amis. J’ai voulu te guérir de cette maladie, LA FEMME D’OR, comme tu peux te l’imaginer, n’a jamais existé. J’ai voulu avec cette histoire, éveiller ta curiosité et te jeter ensuite dans l’aventure. J’ai réussi. Il est vrai que cela m’a coûté mille dollars ; mais je ne pense pas avoir perdu mon argent. J’ai trouvé d’excellents acteurs. J’aurais bien voulu te faire l’honneur de quelques comédiens de la glorieuse Sarah, malheureusement pas un de ces artistes n’était en disponibilité. J’ai choisi pour le mieux parmi nos acteurs de Montréal. J’ai dû faire des frais de menuiserie et maçonnerie très énormes. Ah ! j’oublie de te demander comment tu as trouvé LA PETITTE MODISTE, qui est maintenant ma femme ? Elle a fait une FEMME D’OR par excellence, n’est-ce pas ? Et une enfant blonde, au pied satiné de noir, on ne peut mieux ? Qu’en dis-tu ?

« Tu vas naturellement te demander comment ce diable d’Audet a pu agencer toute cette affaire presque prodigieuse ? Écoute : comme policier d’abord et comme criminaliste ensuite je me suis un peu initié aux secrets de la chimie, et j’ai appris certaines compositions de parfum qui font passer le sujet dossé par toutes espèces de sensations. Consulte ton souvenir ! Une autre chose : les décors que j’ai mis en scène ne sont pas un coup de force. Un vrai criminaliste doit être capable de reconstituer le théâtre d’un crime, et pour y arriver avec précision il doit être capable d’ériger une scène théâtrale tout aussi bien qu’un directeur artistique. Comme tu vois mon métier exige une foule de connaissances qui ne sont pas à dédaigner. Ces connaissances m’ont fortement aidé à sauver la vie d’un innocent accusé de meurtre. Rappelle-toi ce procès fameux qui a fait ma renommée ! Il faut aussi un peu d’imagination. C’est ainsi que j’ai trouvé l’idée de faire couper un mur, celui qui séparait l’atelier du boudoir. Oui, je l’ai fait détacher tout à fait du corps de la maison, et par un système de roues glissant dans des rainures j’ai pu arriver à faire avancer ou reculer ce mur. De sorte que la porte de l’atelier pouvait ouvrir tout aussi bien sur le boudoir. Ce n’était pas malin, mais c’était une dépense d’argent, et il fallait y penser ! Tout compte fait tu n’as certainement rien perdu en manquant une pièce ou deux de Sarah.

« À présent mon cher Alban, puisque tu sembles si anxieux de faire ta renommée par un article à sensation, je te cède mes droits d’auteur. Tu as un sujet splendide que tu pourrais intituler : UNE MYSTIFICATION MONSTRE ! Avec ça je te garantis l’accès à la grande colonne, à moins que ta modestie, à titre de héros de ce drame ne se récuse. Mais une chose que je te dirai en guise de conseil : suis l’avis de ton supérieur, c’est-à-dire, travaille et fais tes preuves ! Écoute plutôt la voix de la modestie que celle trop trompeuse de la Suffisance ! Car si la hâblerie ne fait pas toujours donner dans le panneau, elle peut conduire dans la citerne, ce qui ne vaut guère mieux ! Souviens-toi que tu es très jeune, et qu’il faut souvent même à l’homme le mieux doué, toute une vie de labeurs pour acquérir ce que tu veux toi, conquérir en un jour, c’est-à-dire la célébrité et la fortune ! C’est assez te dire que l’expérience de la vie est aussi nécessaire pour atteindre ce but que tous les talents naturels de l’homme. Donc, au revoir ! Je suis en route pour l’Europe avec ma petite femme qui ne t’en veut nullement de ton coup de poignard. J’espère que tu nous souhaites un bon voyage ! »

À toi,
Jacques Audet.