Éditions Édouard Garand (p. 33-35).

VII

LENDEMAIN


Alban Ruel se réveilla en sursaut.

Il frotta ses yeux bouffis, regarda autour de lui avec étonnement.

Où était-il encore ?

Cette chambre étrangère, sommairement meublée !

Ce lit sur lequel il était étendu tout habillé !

Cette lampe à gaz attachée au mur blanchi de chaux !

Était-il encore chez LA PETITE MODISTE ?

Il souleva sa tête lourde très lourde, et ébaucha un geste de stupeur en découvrant ses mains et ses habits tachés de sang, maculés de boue.

Un moment il demeura hébété.

Puis un souvenir terrible bouleversa son esprit malade.

Il se revit, tout à coup, penché sur LA PETITE MODISTE, enfonçant un poignard… non une paire de ciseaux dans le sein de la jeune femme !

Il frissonna.

Cela était-il possible ? Lui, Alban Ruel, avoir commis un meurtre ?… Cela ne se pouvait pas… cela n’avait pas été ! Et pourtant ces mains ensanglantées, cet habit couvert de sang et cette boue !

Mais cette boue… d’où pouvait venir cette boue en cette saison d’hiver ?

Il fouilla encore son souvenir, sa mémoire rebelle… Mais il ne se rappelait rien, hormis la scène du meurtre ! Et encore ce crime monstrueux n’était-il à sa pensée qu’un vague reflet, qu’une vision imprécise, comme ces visions que l’esprit fatigué a perçues dans un rêve !

Tout de même l’épouvante lui serra le ventre. Une sueur abondante le noya, et, incapable de demeurer plus longtemps dans l’incertitude, il se leva.

Devant lui se trouvait un chiffonnier à glace. Dans la glace il regarda. Il recula aussitôt en poussant une exclamation d’effroi : il avait aperçu une figure livide, verdâtre, tachée elle aussi de sang et de boue !

Flageolant comme un homme saoul de vin, il se laissa choir sur le bord de son lit, mit les deux coudes sur les genoux, et, le menton dans les mains il demeura songeur.

Quelles sombres pensées alors l’empoignèrent !

Ah ! il était à présent un assassin !… Mais quelle folie l’avait poussé à ce meurtre ? Il se le demandait avec une rage féroce. Malheureusement, il ne pouvait réussir à pénétrer ce mystère.

Longtemps il demeura ainsi absorbé dans ces pensées sinistres. Des larmes coulaient abondamment de ses yeux, des plaintes expiraient sur ses lèvres desséchées.

Enfin, il se mit debout en s’écriant :

— Oh ! je ne peux plus rester ainsi ! Il faut que je sache… que je sache !… Mais où donc suis-je ici ?

Machinalement il alla tirer les rideaux de la fenêtre.

Dehors l’aube naissait. Il leva le châssis pour rafraîchir son front brûlant, car il étouffait.

Il promena un regard inquiet sur la rue déserte et silencieuse et sur les constructions avoisinantes. Il lui semblait qu’il avait vu cet endroit de la ville, et pourtant il ne pouvait lui donner un nom.

Il voyait une place. Là-haut, un monument sous le givre se détachait en blancheur sur la masse sombre d’une haute construction placée à l’arrière plan.

Il regarda encore !

Tout à coup il reconnut la Place Jacques-Cartier. Là, en bas, le Marché Bonsecours. Plus loin, par-dessus les toits, une vapeur blanche s’élevait au-dessus des glaces du fleuve.

Son regard ricocha vers le haut de la Place, par delà la rue Notre-Dame, et sur les bâtiments sombres il put mettre un nom :

Le Palais de Justice !

Il frissonna de nouveau.

Car sa conscience le tenaillait le tiraillait effroyablement ! Car il avait commis un crime odieux ! Car il était un monstre, un de ces monstres que la société châtie de la hart au col ! Car ce Palais de Justice allait être son premier pas vers l’affreux calvaire… vers l’échafaud rouge !

Tremblant, horrifié par ses propres pensées, il rentra la tête et referma le châssis presque violemment.

Mais à présent l’obsession le poussait vers la rue Demontigny.

Il savait maintenant qu’il était logé dans un hôtel de second ordre. Comment était-il venu là ! À quoi bon se le demander !

Il n’avait plus qu’une chose à faire : sortir de cet hôtel, courir rue Demontigny et, de là… Eh bien ! oui, puisqu’il le faudrait, de là il irait se livrer à la police et confesserait son crime !

Mais il pouvait fuir !

Fuir ?… Cette idée ne lui vint même pas !

Non… tout ce qu’il voulait maintenant, c’était savoir ! Car, tout au tréfonds de son être, il doutait en dépit de l’évidence que lui fournissait son souvenir et le sang et la boue dont il était recouvert.

Il chercha son paletot, il ne le vit pas. Il chercha son chapeau… sa canne… Rien ! Un sourire amer crispa ses lèvres.

Était-il possible qu’il fût venu dans cet état de la rue Demontigny jusqu’à cet hôtel ? Avait-il pu traverser ainsi la moitié de la cité ?

Mais qu’avaient dû penser ceux qui l’avaient hospitalisé ? avait croisés sur son chemin ?

Une pensée nouvelle surgit à son cerveau : dès qu’il tenterait de franchir le seuil de cette chambre des policiers, postés à sa porte, le saisiraient ! On l’avait laissé dormir en paix, afin qu’il fût reposé et pût mieux subir l’interrogatoire de la Justice ! Oui, oui… dans cette chambre il était prisonnier ! Il se rendait tellement compte de cette vérité, maintenant, qu’il n’osait aller tirer le bouton de la porte, sûr qu’on l’avait enfermé là !

N’importe encore ! Il fallait savoir… savoir… savoir !

La nouvelle d’un malheur vaut encore mieux que l’incertitude !

Alban, d’une main frémissante tourna le bouton de la porte, tira à lui doucement, et à sa très grande surprise la porte s’ouvrit. Il aperçut un corridor vaguement éclairé par une ampoule électrique. Désert et silencieux était ce corridor.

Alban quitta le seuil de la chambre, gagna un escalier qu’il descendit à pas de loup. Un second corridor, puis un second escalier, et il se trouva l’instant d’après dans une vaste salle où il aspira un relent de fumée de tabac.

Il aperçut une porte vitrée. Il s’y dirigea en toute hâte.

Maintenant il était dehors, il aspirait fortement l’air pur et frais du matin, et sans plus prenait sa course, tant pour se réchauffer que pour savoir au plus tôt l’effroyable vérité.

Il monta la place, franchit la rue Notre-Dame, se jeta sur le Champ de Mars, dégringola l’escalier sur la rue Craig enfila l’avenue Hôtel de Ville, et toujours courant, sans rencontrer âme qui vive, le jeune homme arriva sur la rue Demontigny.

Il ne s’arrêta que devant cette porte de l’étage supérieure c’est-à-dire devant la porte de l’atelier. Là, il attendit une seconde, pour se remettre de sa course et reprendre haleine, et il demeura palpitant, terrifié par la vision du spectacle qu’il s’attendait de voir.

Il essaya le bouton de la porte, doucement, très doucement. La porte résista à sa poussée. Elle était fermée à clef, et verrouillée par surcroît peut-être ! C’était pour Alban un répit ! Car il redoutait tant de se trouver en face du tableau lugubre que son imagination fiévreuse lui représentait.

Oui, mais il ne pouvait toujours pas rester là indéfiniment !

Il frappa légèrement et attendit.

Aucun signe de vie à l’intérieur !

Son cœur faillit s’éteindre : le silence de cette maison était un silence de mort !

Mais il voulait voir ! Il voulait savoir !

Alban frappa de nouveau… plus fort un peu !

Une voix, qui lui parut lointaine et qu’il ne connaissait pas, demanda :

— Qui est là ?

Alban se sentit mourir. Vivement il se cramponna au bouton de la porte.

— Ouvrez… je veux vous parler ! dit-il d’une voix qu’il ne se reconnaissait plus.

— Qui êtes-vous ? interrogea la même voix… mais une voix de femme.

— Alban Ruel… reporter !

La voix fit entendre une exclamation de surprise.

— Vous venez pour la grande nouvelle ?

La grande nouvelle !…

Qu’est-ce que-cela voulait dire ?

Si encore la voix avait prononcé : la terrible nouvelle !

— Oui… répondit Alban à tout hasard.

— C’est bon. Une minute… le temps de passer un peignoir !

Grelottant de froid, le jeune homme attendit environ cinq minutes. Puis, la porte en s’ouvrant encadra la silhouette d’une femme inconnue.

C’était une grande femme, avec un fort embonpoint, et d’un certain âge.

Elle regarda curieusement le jeune homme qui, tête nue, sans paletot, hagard frissonnait devant elle.

— Qu’est-ce que c’est que vous voulez savoir au juste ? demanda-t-elle en ouvrant la porte davantage.

Alors, l’œil vitreux du journaliste scruta ardemment l’intérieur de l’atelier. Il vit que tout était dans un ordre parfait. Aucun cadavre là où il pensait en voir un ! Les mannequins étaient toujours là, mais ils étaient nus : les robes soyeuses avaient disparu. Il put voir encore le guéridon et sa petite lampe… la même petite lampe, les machines à coudre, la méridienne…

Alors, un peu calmé, il demanda :

— Médine est-elle là ?

— Médine !

— Oui, mademoiselle Buchet !

— Mademoiselle Buchet ? Elle n’est pas ici !

— Pas ici !

— Elle a vendu son atelier !

— Vendu…

— Je suis la nouvelle propriétaire.

— Mais… mademoiselle Buchet ?

— Vous ne savez donc pas ?… Elle est mariée !

— Mariée ! quand ?

— Hier !…

— Mais avec qui ?

— Avec le célèbre criminaliste Jacques Audet !

— Mais c’est impossible !

— Cela est ainsi pourtant…

— Mais quel jour sommes-nous ? demanda Alban au comble de la stupéfaction.

— Vendredi. Dites donc, vous, d’où sortez-vous ?

— Vous dites, vendredi ?

— Puisque c’était jeudi, hier ?

— Jeudi… Sarah Bernhardt jouait LA TOSCA, n’est-ce pas ?

— Ce soir, elle joue la Dame aux Camélias.

— Mais quel rêve affreux ai-je donc fait ? se demanda Alban dans un murmure.

Puis, il s’excusa auprès de la femme, descendit l’escalier sans, naturellement, apercevoir le sourire moqueur de la nouvelle modiste, et s’en alla vers sa pension de la rue Saint-Hubert.

Il s’en allait comme un homme ivre, ou mieux comme un somnambule. Il allait, sans savoir l’esprit martelé par des pensées de folie.

Il trouva sa chambre dans l’état où il l’avait laissée. Sur son lit il aperçut avec surprise son pardessus, son chapeau et sa canne. Il s’en étonna bien un peu. Mais sa tête était tellement malade, qu’il repoussa ces objets et se jeta sur le lit où il s’endormit de suite du plus profond sommeil.