La faune des profondeurs du lac Léman

LA FAUNE
DES PROFONDEURS DU LAC LÉMAN.

La Société helvétique des sciences naturelles a tenu cette année sa cinquante-sixième session annuelle. La réunion de la Société a eu lieu à Schaffhouse. Parmi les nombreux et intéressants travaux présentés, nous avons remarqué la communication de M. le docteur F. A. Forel, sur la faune des profondeurs du lac Léman. Elle nous a paru offrir un grand intérêt, au moment où les investigations des fonds aquatiques sont à l’ordre du jour.

En même temps que les naturalistes Scandinaves, anglais et américains prouvaient la possibilité de la vie sous de hautes pressions dans les grandes profondeurs de l’Océan, M. Forel a suivi depuis 1869 des études parallèles dans les lacs suisses et est arrivé à des résultats analogues. Le limon du lac Léman, au delà de 30 mètres de fond, est partout d’une finesse extrême, argilo-calcaire, assez plastique pour pouvoir être modelé et cuit au four ; si la drague en fait une coupe convenable, on y remarque à peu près constamment la superposition suivante : a. Une couche de 3 à 4 centimètres d’épaisseur, légère, jaunâtre, formée de limon minéral, de débris d’animaux morts et d’animaux vivants ; c’est la couche animale. — b. Une couche noirâtre de 1 centimètre environ d’épaisseur. — c. Une couche bleuâtre, argileuse, très-plastique et relativement très-dense, qui paraît se continuer dans la profondeur.

C’est dans la couche supérieure que l’on trouve la faune profonde. M. Forel l’étudie au moyen de deux méthodes distinctes. La première consiste à laisser reposer le limon dans une terrine plate pleine d’eau. Les animaux vivants sortent de la vase l’un après l’autre et viennent nager ou ramper dans l’eau ; au bout de quelques jours, on laisse sécher le limon et alors les pisidiums, les cypris et les cyclops viennent à la surface du limon tracer les méandres de leurs passages ; enfin, en raclant le limon sur la lame d’un couteau, l’on obtient les chétopodes et les nématoïdes. Par ce procédé l’on constate que le limon du fond du Léman est très-riche en animaux vivants, et l’on peut évaluer leur nombre à une centaine environ par litre de limon.

La deuxième méthode consiste à tamiser l’eau sale, obtenue par le lavage à très-grande eau du limon jaunâtre de la couche animale. Avec des tamis de plus en plus fins l’on obtient ainsi, d’une part, des animaux vivants assez intacts pour qu’on puisse les bien observer ; d’une autre part, les débris d’animaux morts, spécialement les coquilles de mollusques, les carapaces de crustacés, les polypiers de bryozoaires, les œufs et les excréments des diverses espèces. Le nombre de ces débris est énorme et M. Forel évalue de 5 à 10 mille les fragments de carapaces d’entomostracés, qu’il a ainsi tamisés dans un litre de limon.

Cette abondance de débris organiques peut expliquer la richesse en produits azotés et phosphatés de certaines marnes et argiles employées en agriculture comme amendements.

La faune qui vit dans les profondeurs des lacs est soumise aux conditions de milieu suivantes :

1o Les animaux sont dans l’impossibilité de venir respirer à la surface de l’air en nature ; 2o L’eau est rarement pure, le plus souvent troublée par les eaux glaciaires en été, torrentielles pendant le reste de l’année ; ces eaux, gagnant le niveau correspondant à leur densité, forment des couches horizontales troubles, dont le limon se dépose lentement dans les plus grandes profondeurs ; 3o Température très-basse de 5, 6, 7 ou 8o suivant les lacs et suivant les années ; 4o Température constante sans variations diurnes ou annuelles ; 5o Lumière nulle ou très-faible. À l’aide de procédés photographiques M. Forel a prouvé qu’en été, à Morges, la lumière n’influence plus le chlorure d’argent à la profondeur de 50 mètres ; 6o Repos presque absolu. Les vagues ne remuent plus, le fond et les courants du lac sont très-faibles. Le plus fort courant mesuré par M. Forel marchait à raison de 12 mètres par minute ; 7o Pression considérable à raison d’une atmosphère par 10 mètres d’eau ; 8o Flore presque annulée. Au delà de 25 mètres il n’y a plus traces de plantes vertes. Encore quelques algues violettes et un très-grand nombre de belles diatomées.

Dans ces conditions vivent les animaux appartenant à tous les types et presque à toutes les classes, depuis les vertébrés représentés par les poissons, jusqu’aux protozoaires représentés par les infusoires.

M. Forel a étudié aussi la faune des lacs de Neuchâtel, Zurich, Constance (Bodeusee et Untersee). Quelques sondages dans chacun de ces lacs lui ont permis de constater, sinon l’ensemble des espèces, du moins un assez grand nombre d’animaux analogues pour qu’il puisse avancer que dans les autres lacs suisses la même faune profonde se retrouve à peu près dans les mêmes conditions.

Voici les conclusions que formule M. Forel :

1o Il y a dans les lacs trois faunes distinctes : La Faune littorale ou faune des rivages, allant jusqu’à 15 ou 20 mètres de fond. La faune profonde, allant de 20 à 25 mètres jusqu’à 300 mètres et plus. La Faune pélagique ;

2o Toutes les formes de la faune littorale ne se retrouvent pas dans la faune profonde ;

3o Toutes les formes de la faune profonde ont leurs similaires ou leurs analogues dans la faune littorale. Les modifications qu’on trouve dans les types des profondeurs semblent une adaptation au milieu ;

4o Il n’y a pas dans la faune profonde de différences horizontales. Au même niveau, la faune est la même à Villeneuves et à Morges ;

5o En fait de différences verticales en suivant la profondeur, l’on peut remarquer que quelques (deux ou trois) espèces, que l’on connaît entre 30 et 100 mètres n’ont pas été retrouvées à 300 mètres, mais que tous les types de 300 mètres se retrouvent entre 30 et 100 mètres ;

6o Différences locales assez fortes. En certaines places sont des bancs de coquilles d’œufs, de carapaces de crustacés ;

7o Différences suivant les saisons assez importantes pour quelques groupes (larves d’insectes) ;

8o La faune profonde étant la mieux déterminée entre 30 et 60 mètres, c’est à cette profondeur qu’il convient de l’étudier ;

9o En comparant la faune des différents lacs, l’on reconnaît que les caractères généraux des faunes profondes sont les mêmes ;

10o Que les caractères spéciaux varient pour quelques types dans les différents lacs.

En terminant, M. Forel insiste sur l’intérêt que présentera l’étude des modifications spécifiques dans les différents lacs qui ont dû servir de centre de formation particulière depuis l’époque glaciaire, et dans lesquels les espèces ont dû se modifier isolément pour s’adapter au milieu depuis un temps relativement assez court[1].



  1. Archives des sciences physiques et naturelles. — Genève, 1873.