La crise/Partie 3/Chapitre 7

Éditions Édouard Garand (p. 45-46).

VII


Donner aux jeunes gens des notions exactes sur les phénomènes psycho-physiologiques qui se manifestent en eux dès l’apparition de l’adolescence et les tourmentent obscurément, c’est, sans contredit, un des meilleurs antidotes contre la sensiblerie vaporeuse qui les envahit durant cette période de formation. À coup sûr, cette méthode hardie, qui effarouche encore nombre d’éducateurs timorés, ne saurait couper court à tous les désordres de cet âge critique ; il serait exagéré d’y voir une panacée infaillible contre tous les malaises passionnels, puisque trop d’étudiants universitaires, parfaitement avertis, n’y trouvent pas le remède contre les entraînements des grandes villes. Mais on ne saurait nier que, venues en temps opportun et par des voies prudentes, ces leçons ne soient fécondes en heureux résultats.

Il n’avait pas tenu aux prêtres du collège que Jean Bélanger ne reçût à cet égard toute l’initiation dont l’ajournement n’était imputable qu’à lui : on a vu que son caractère trop renfermé n’avait pas permis une éducation qui est essentiellement personnelle et ne se donne pas à tout venant ; un élève qui ne pose jamais aucune question sur cette délicate matière paralyse le bon vouloir des éducateurs les plus avisés. Des renseignements donnés mal à propos à une jeune âme peuvent la scandaliser et manquer leur but. Tout cela demande un doigté peu ordinaire, et les professeurs de l’Assomption s’étaient abstenus à bon escient : le silence du pupille avait entraîné le silence de son entourage. Mais le Père Francœur n’éprouvait plus le même embarras, ayant eu la bonne fortune de pénétrer à fond dans cette conscience compliquée, enchevêtrée, tel un écheveau mal dévidé dont il faut ressaisir le bout ; le bon Père allait mettre en action sa patiente sagacité pour reconstituer complètement la trame de cette vocation embrouillée comme à plaisir ; c’était un virtuose capable de déjouer les artifices des plus malins démons acharnés sur ses chers enfants ; les pièges les mieux tendus affinaient l’acuité de son regard ; les détours les plus canteleux stimulaient sa subtile pénétration.

Dès le lendemain, dans la matinée, Jean parcourait avidement les pages du livre tout nouveau pour lui. À coup sûr, le jeune homme avait une nature trop riche pour n’avoir pas soupçonné tous ces mystères : ce n’était pas un anormal, encore moins un niais en retard sur son âge. Mais, à mesure qu’il envisageait bien en face les problèmes abordés par l’auteur avec une entière franchise, il se rappelait toutes les questions qui l’avaient embarrassé, quand il n’avait que quatorze ou quinze ans, et il se félicitait de n’être plus seul pour les résoudre. En même temps, il mesurait toute la distance qui sépare, dans l’être humain, les énergies purement morales des fonctions matérielles. Par là, il comprenait mieux pourquoi les lévites du Seigneur se libèrent de la tyrannie des sens pour faire prédominer l’esprit, dans la contemplation de l’éternelle Beauté. Lui qui n’avait su aimer, jusque-là, autrement que par le cœur, il bénissait Dieu de l’avoir préservé de toute bassesse, de toute souillure.

Ainsi, cette lecture produisait la réaction attendue. Plus cet idéaliste étudiait le domaine des sensations, plus impérieuses étaient ses aspirations vers les régions élevées où plane le sentiment. Il se reprochait déjà ses faiblesses, les vibrations trop violentes de son cœur, les tendresses trop vives qu’il avait volontairement entretenues. Sans être descendu jusqu’au dernier degré des plaisirs dégradants, il s’était tenu à mi-chemin entre la vertu et le vice : il avait entrevu le monde et lui avait fait toutes les concessions qui ne répugnaient pas aux lois sommaires de l’honnêteté ; il avait joué avec de dangereuses passions, il s’était hasardé parmi les flammes, comme le papillon de nuit qui finit toujours par y brûler ses ailes. Mais, si Dieu l’avait préservé, n’était-ce pas un avertissement pour plus tard ?

Le livre qu’il avait sous les yeux lui enseignait que l’amour, dans tout couple humain, a un but précis, et qu’il n’y a pas de plaisir sans devoir correspondant : l’amour romanesque y était flétri comme un acheminement vers l’immoralité. Avait-il fait autre chose, lui, Jean Bélanger ? Il avait voulu cultiver, successivement d’abord, puis simultanément, deux amitiés si violentes qu’elles n’avaient presque plus rien de commun avec les affections désintéressées, lesquelles n’impliquent ni inquiétude ni remords.

Il est vrai qu’il avait eu honte d’un premier accès de jalousie ; mais, jusque dans ce rêve impossible de concilier deux tendresses féminines, ne reconnaissait-il pas maintenant un sensualisme raffiné qui ne différait pas, à beaucoup près, des sentiments volages de la jeunesse mondaine ? Une à une, les utopies de son cœur malade lui apparaissaient comme des défaillances indignes d’un caractère viril. Le voile se déchirait, les fantômes se dépouillaient de leur fallacieuse séduction. Fallait-il donc réformer pleinement son être le plus intime ?

Juste à l’instant où il aboutissait à ces déductions sévères, quelqu’un frappait à la porte de sa cellule. Un domestique lui remit une lettre adressée directement à la Villa St-Martin : Jean reconnut aussitôt l’écriture d’Exilda. Quelle poésie venait donc encore se mêler à sa lecture scientifique ? Le cœur du jeune homme se met à battre violemment : d’une main nerveuse, il fait sauter le cachet de l’enveloppe et, ne pensant plus à son livre, il dévore ces lignes inattendues :


« Cher Bienfaiteur,

« Je ne crois pas contrevenir aux règlements de votre retraite ni troubler votre recueillement en vous envoyant cette missive. Je suis en retraite non moins que vous, et à la veille de voir se réaliser les vœux qui vous sont connus. Je pars demain pour le Carmel ; quand vous me reverrez, une grille s’élèvera entre nous deux ; mon âme seule franchira cet obstacle pour s’unir à la vôtre. Tout ce qui était matériel dans le passé se consume sur l’autel du sacrifice ; il ne reste plus qu’une flamme très lumineuse qui se dégage de ces cendres. Je suis plus fidèle que jamais aux solennels engagements que j’ai pris envers vous. Ma reconnaissance sera éternelle.

« Mais, avant de m’ensevelir vivante dans ce tombeau embaumé des plus suaves vertus, laissez-moi, Jean, vous confier cette lettre testamentaire. Si nous étions restés ensemble dans le monde, nous aurions risqué d’y compromettre notre bonheur présent et futur ; nous n’aurions pas compris les dures réalités qui succèdent aux premiers enthousiasmes. Nous avons entrevu un paradis terrestre avec des fleurs sans épines ; ce sont les fleurs du mal qui ont cette apparence, d’ailleurs éphémère ; les fleurs du bien sont acérées de piquants qui les protègent, et cette constatation nous aurait vite désabusés. Ceux qui sont appelés à perpétuer ici-bas la lignée des humains n’entretiennent pas de telles illusions : il y a pour eux les heures d’enchantement et les heures de labeur assagi ; ils passent sans peine de l’état d’exaltation à celui du travail résigné ; les rayons et les ombres alternent dans leur existence sans troubler leur constance sereine.

« En ce qui me concerne, Jean, je ne me sens pas armée pour faire front aux luttes de la vie extérieure ; les combats intimes, dans la contemplation de moi-même, sont les seuls qui me laissent quelque chance de victoire, avec l’aide de Dieu. Quant à vous, je crois fort que vous me ressemblez à maints égards. Le moment est venu de faire votre examen avec la froide raison, et non à la lumière factice des illusions décevantes. Pensez-y bien, pesez le pour et le contre, mesurez vos énergies, ayez du caractère ; si vous renoncez une bonne fois aux fantasmagories de l’adolescence, vous deviendrez un homme et vous verrez clairement quelle est votre place sur la terre, selon les plans de la divine Sagesse. Alors seulement, vous soupçonnerez l’existence d’un bonheur que vous n’avez pas encore éprouvé. Ces joies durables, Jean, je les possède déjà et je souhaite que vous en ayez votre part.

« Au revoir, ami si cher ; vous me retrouverez au Carmel, priant pour vous et plus dévouée que jamais à votre âme que je veux noble et vaillante. Pour la dernière fois, je signe :

Exilda. »