La crise/Partie 3/Chapitre 6

Éditions Édouard Garand (p. 43-45).

VI


La narration de Jean n’a pas duré moins d’une heure ; par des questions très précises, le Père a pu saisir l’enchaînement des faits, non moins que leurs antécédents au cours de cette dernière année scolaire. Le garçon qu’il a devant lui n’est pas un sensuel, au sens bas de ce mot ; il est même beaucoup trop candide, et c’est miracle qu’il ait échappé à l’immonde dépravation, à la névrose qui mine secrètement la jeunesse moderne. Toute la sève de ses dix-sept ans s’est concentrée dans son cœur et l’a congestionné, tandis que son imagination était éblouie de passionnants tableaux. Qu’elle est belle, l’adolescence, et combien passionnante est la culture de cette plante humaine dont la tendre frondaison commence à se couronner de fleurs ! Quel parfum, quel éclat, lorsque ces fleurs ne sont pas flétries ! Le Père Francœur ressent déjà pour ce tout jeune homme une affection profonde. Il y a une scène analogue dans les Évangiles, mais le disciple appelé par le Maître demeura sourd à cette voix. En sera-t-il de même pour l’âme si loyale qui vient de se révéler ? Elle porte encore les stigmates de douloureuses blessures et mérite tous les égards. Aussi bien, le bon Père ne cherche qu’à consoler, par de douces paroles, ce grand enfant qui a souffert et qui n’a pas fini de souffrir. Toute brusquerie serait un manque de tact.

— Mon fils, mon cher fils, dit-il, laissez-moi vous donner ce titre ; c’est donc la première fois que vous avez osé dévoiler à un prêtre tant de mystérieuses angoisses ! Vous ne sauriez croire combien je suis honoré de cette filiale confiance ! Moi qui suis si ferme avec mes jeunes gens, me voilà envahi d’émotion à cette heure où je commence à vous connaître. Vous auriez trouvé facilement au Collège un maître zélé qui aurait sympathisé avec vous. Mais vos dispositions intimes étaient alors difficiles à préciser ; elles se sont traduites depuis par des faits externes qui vous permettent maintenant de trouver les formules exactes de votre caractère.

« À défaut de prêtre, vous avez déjà rencontré providentiellement trois confidentes capables de recevoir tous vos secrets ; j’admire leur perspicacité peu commune Mais, cher enfant, elles n’étaient pas qualifiées pour faire votre éducation intégrale ; car il y a des mystères qui intéressent votre âge et qui n’étaient pas de leur compétence. Oui, Jean, l’évolution de l’être humain entraîne des dangers contre lesquels vous auriez dû être prémuni. C’est une page d’histoire naturelle qu’il faut approfondir sans fausse pudeur, quelque délicate qu’en soit la matière. Voici un livre tout scientifique et médical où vous verrez ce que je ne puis vous dire. »

Le Père, si expérimenté dans la prophylaxie morale de la jeunesse, tendit à Jean le beau volume du Docteur Surbled : Vie de jeune homme.

— Vous trouverez dans ce livre, ajouta-t-il, la clef des problèmes physiologiques que vous n’avez pas cru devoir envisager jusqu’à ce jour, par une honte bien naturelle ; mais votre candeur ne peut se prolonger indéfiniment. Vous verrez là que l’ignorance n’est pas la vertu, et qu’elle lui est même contraire en bien des cas. Nous pourrons commenter tout cela ensemble et je ne ferai aucune difficulté de répondre sans détour à toutes vos questions. Ne sommes-nous pas, nous prêtres, les médecins surnaturels de la jeunesse, et par conséquent ses initiateurs autorisés en tout ce qui concerne les relations entre l’âme et le corps ?

Après que vous aurez compris tout ce qu’il y a de délicat et de sublime dans les fonctions que Dieu a départies à sa créature, dès l’origine du monde, vous aurez une idée plus noble des vertus parfaites enseignées par Jésus-Christ, Fils de la Vierge et saintement épris de la Virginité. Vous placerez encore plus haut le commerce éminemment spirituel entre le sacerdoce et les cœurs purs. Cet amour pour les âmes, mon fils, vous l’avez déjà ressenti, au cours de ces vacances, sous une forme demeurée trop matérielle ; mais, malgré tout, vos passions naïves contenaient en germe les ardeurs conquérantes de l’apostolat.

— J’entrevois vaguement, dit le jeune homme, le sens de vos paroles. Votre sermon de tout-à-l’heure m’aurait fait croire que vous parliez pour moi, si j’étais venu vous voir plus tôt. Dans vos dernières réflexions, vous avez visé les cœurs travaillés comme le mien par de chaudes tendresses. Je me suis alors rappelé les textes sévères du saint Évangile : « On ne peut servir deux maîtres… Si votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous… » Hélas ! mon Père, s’il est indispensable, pour appartenir pleinement à Dieu, de pratiquer ces cruelles amputations, je vous déclare net que je ne m’en sens pas le courage. Si j’ai été un appelé dans ma jeunesse, eh bien je ne suis pas un élu. Ces sanglants sacrifices ne seront jamais mon fait. L’isolement du cœur, la solitude, l’absence de toute affection, effraient mon âme de dix-sept ans. Si Dieu m’avait voulu à Lui, Il m’aurait donné un tout autre tempérament : ma complexion n’est pas d’une trempe assez robuste pour se suffire à elle-même. Je me sens le courage d’être un honnête homme, voire un homme d’œuvres dans le monde, mais je ne suis pas apte à faire le vide absolu autour de moi.

— Vous n’avez retenu qu’une partie de ma conférence, cher jeune homme, et encore vous l’êtes-vous appliquée de façon trop mathématique. Ce que je viens de vous dire ici corrige la portée trop générale de mes exhortations antérieures. Dans nos rapports avec la jeunesse, nous rencontrons, nous, conseillers et amis de ces cœurs trop ardents, deux catégories d’individus : autour des uns, ainsi que vous le dites, il faut faire, avant tout, le vide presque absolu, sous peine d’aboutir à des catastrophes ; le monde ou Dieu, la matière ou l’esprit, il n’y a pas de moyen-terme ; c’est tout ou rien, dans cette terrible alternative ; pour qui se décide en faveur de Dieu, nous imposons la diète sévère en fait de mondanités ; aucune concession, aucun atermoiement n’est possible ; il faut s’éloigner au plus vite des rives enchanteresses et fatales, comme lorsque Mentor précipite Télémaque à la mer pour l’obliger à fuir l’Île de Calypso et ses nymphes trop charmeuses. « Éloignez-vous, jeunes gens, coupez, tranchez, taillez au vif, brisez sans pitié les liens d’un esclavage si doux en apparence, si effroyable dans ses résultats prochains ! » Voilà ce que les prédicateurs clament du haut de la chaire, mettant en jeu tous les ressorts d’une éloquence irrésistible. Rien de théâtral en tout cela : c’est une sagesse clairvoyante qui inspire les sauveurs d’âmes. Pour une foule d’adolescents, les filles d’Ève sont les suppôts du démon, l’incarnation du péché. Tant pis si le sexe faible prend plus que sa part de ces vibrants anathèmes ! Les orateurs sacrés font leur devoir. Quand l’incendie se déclare, on inonde tout l’édifice pour combattre les flammes.

« Rappelez-vous, Jean, l’attitude de St-Jérôme dans sa grotte sauvage, de St-Antoine, de St-Paul l’Ermite dans leur désert, de l’angélique Louis de Gonzague qui hésitait à lever les yeux même sur sa propre mère, parmi de royales splendeurs ! Ces natures se sentaient fragiles et ne voyaient de salut que dans une mortification, impitoyable. Elles étaient destinées à servir de modèles aux présomptueux, aux jeunes fous qui aiment le danger et qui risquent d’y périr.

« Mais, en face de ces héros de l’austérité, se dressent des Saints plus aimables et moins exclusifs. Dans l’hagiographie, le poétique François d’Assise n’est pas de ceux qui se croient immortifiés pour avoir flairé la corolle d’une rose, bien au contraire ! Il a beau s’armer contre lui-même du cilice et de la discipline, il n’en subit pas moins l’enchantement du spectacle qui l’environne, et cela, sans se laisser envahir par la mollesse : les fleuves, les montagnes, les plaines, les saisons, les êtres sensibles ou insensibles, tout, à ses yeux, sert de miroir à la Beauté sans tache, tout palpite de la vie du Créateur. C’est un ascète de plein air. »

— Ce Saint-là me plaît, fit Jean. Hier au soir, j’ai médité de la sorte devant le grand ciel bleu qui se reflétait dans la rivière. Mais je ne sache pas que les grands anachorètes aient pu surnaturaliser aussi librement les affections humaines auxquelles je suis enclin. C’est le point qui m’inquiète, mon Père, et je ne veux pas m’exposer à des regrets qui seraient superflus, après les engagements sacrés.

— Vous avez raison de tout prévoir, mon fils. Néanmoins, sur ce chapitre, vous me semblez entretenir des préventions peu justifiées. Avez-vous le droit d’appeler solitude, isolement, le contact perpétuel du prêtre avec l’immense famille de ses ouailles ? Suis-je moi-même un isolé, parmi des jeunes gens tels que vous ? Dois-je défendre à mon cœur de vibrer ardemment lorsque je partage les joies ou les peines de ceux qui viennent se révéler à moi ? Ce rôle va plus loin, cher ami. Le prêtre, par son état, n’est-il pas le confident de ceux et de celles qui vivent dans la sainte intimité du mariage ? Ce qu’ils ne peuvent parfois se dire entre eux, il en devient le dépositaire. Oui, l’humanité chrétienne se donne à lui par tout ce qu’elle a de meilleur : il est l’ami par excellence et il s’attache à ses amis par ses facultés les plus nobles, avec un parfait désintéressement. Aux heures de détente, quand il se retire dans son oratoire et qu’il se rapproche de son Dieu, le souvenir de sa famille d’adoption ne le quitte pas : il prie pour elle comme Jésus, ici-bas, priait pour ses disciples. J’en conclus qu’il n’y a pas de cœur plus aimant que celui du véritable apôtre.

— Oui, répondit Jean, c’est là un magnifique idéal !

— Allez, cher ami ; que ce sujet vous serve de méditation demain matin. Durant votre seconde journée de retraite, vous lirez attentivement le livre que je viens de vous confier. La vie vous apparaîtra sous un aspect plus positif, et nous discuterons bientôt la question des engagements que vous me dites avoir pris là-bas, au village natal ; nous verrons si vos promesses doivent être irrévocables.