La crise/Partie 3/Chapitre 11

Éditions Édouard Garand (p. 51-52).

XI


La soutane est prête, ainsi que tous les accessoires ; on admire le surplis éclatant de blancheur, confectionné par Thérèse. Alice a suivi les exercices d’une pieuse retraite à la Villa-Maria ; elle a compris son devoir, à la suite d’émouvantes entrevues avec le Père Francœur, dont le zèle est inlassable auprès de la jeunesse féminine comme dans le camp masculin : « Si Jean était resté dans le monde et m’avait abandonnée, a déclaré Alice, j’aurais été inconsolable ; mais je n’ai pas la témérité de le ravir à Dieu. Nous demeurerons bons amis, comme dans notre première enfance ; ses prières me porteront bonheur. »

Un amour capable de se transformer ainsi en amitié n’existe qu’en des cœurs pétris de christianisme ; cette remarque s’impose, une fois encore, avant d’assister au dénoûment d’une crise qui s’était apaisée, sans produire d’autre catastrophe que des blessures guéries par un baume tout divin ; un pareil amour n’est-il pas le seul qui mérite son nom ? Ont-ils jamais aimé, ceux qui entretiennent d’égoïstes convoitises ? Les passions avides de haine, de carnage et de sang méritent-elles l’apothéose où se complaisent les écrivains et les lecteurs épris d’épicuréisme, vingt-deux siècles après la disparition d’Épicure ? Cette régression vers les âges païens mérite la réprobation de tous les partisans du spiritualisme artistique et moral ; les profanateurs de l’amour n’ont pas qualité pour faire la théorie de ce sentiment, et encore moins pour imposer à d’autres leur psychologie tronquée et spécieuse. Ceux qui revendiquent le droit de donner des ailes à la jeunesse, de la faire planer dans les régions de l’idéal, ne s’en laisseront pas imposer par les matérialistes systématiquement férus d’une sensuelle physiologie.

Jean Bélanger, sorti vainqueur des combats dont le sacerdoce était le prix, n’avait plus maintenant qu’à faire la dernière visite qu’il avait promise, et qui n’était pas la moins attendue : dès son retour de Laval-des-Rapides, il avait répondu à la lettre si touchante qui l’avait affermi dans ses généreuses dispositions ; quelques jours avant son entrée au Séminaire, il se rendit avec sa sœur Thérèse au Carmel de Montréal. Minute pathétique, que celle où la jeune postulante apparut derrière la clôture ! Elle était déjà revêtue d’une livrée austère. Pâle d’émotion, elle laissait modestement les yeux. Se rendant compte que Jean refoulait un sanglot sans pouvoir proférer une parole, elle rompit la première le silence :

— Vous voyez, dit-elle, combien le Seigneur est bon ! Il nous a conduits par la main depuis le jour où nous avons entendu sa voix. Jean, ajouta-t-elle, avez-vous quelque chose à regretter, en ces ineffables instants ?

— Il n’est pas défendu, répondit le jeune homme, de sentir profondément la rupture des derniers liens qui nous rattachaient à la terre : la mort anticipée que nous acceptons ici tous les trois est un gage de vie meilleure ; vous avez su me le faire comprendre, petite Sœur déjà abîmée en Dieu. Je souhaite que mon courage ne soit pas trop inférieur à votre sublime héroïsme… Quel sera désormais votre nom ?

— Je m’appellerai Sœur Madeleine de la Miséricorde, quand sonnera l’heure des engagements plus solennels ; je suis heureuse de porter, par avance ce nom symbolique.

— Sœur Madeleine, dit Thérèse, vous occuperez désormais une large place dans notre famille : vous y avez joué un rôle providentiel et vous continuerez à y exercer de loin une surnaturelle influence. Puissions-nous venir, les uns et les autres, puiser auprès de vous la ferveur qui doit nous animer… Quel recueillement, quel silence, quelle paix céleste dans cet asile ! Ici, vraiment, on se sent avec Dieu !

— Oui, répondit la sainte enfant : c’est le terme suprême du bonheur, dans la mesure où il est réalisable sur la terre. Mais, vous aussi, Thérèse, et vous aussi, Jean, vous éprouverez toutes les joies de la contemplation alternant avec l’apostolat. Ici, c’est la source des Grâces obtenues seulement par la prière ; mais cette source doit s’épancher à travers le monde, et votre zèle saura y pourvoir. Ma pensée vous suivra partout ; je vous aimerai, ainsi que j’en ai pris l’engagement.

La conversation se prolongea encore quelques instants ; la postulante s’informa de tout ce qui concernait Alice ; elle n’oubliait rien du drame qui avait abouti à des solutions si harmonieusement combinées. Les cœurs les plus meurtris se retrouvaient dans une atmosphère de sérénité divine. Puis, la cloche du couvent se fit entendre ; c’était la fermeture du parloir. La Carmélite disparut ; Jean et Thérèse retournèrent chez eux, après s’être rendus à la chapelle du monastère pour y exhaler leur reconnaissance ; la voix si douce de leur amie résonnait encore au plus profond de leur cœur…

Une semaine plus tard, Jean était au Séminaire. Il y prit la soutane au cours d’une cérémonie très simple, à laquelle assista toute sa famille ; il prononça avec conviction la formule sacrée : « Le Seigneur est la part de mon héritage. » Puis, il se mit à ses études philosophiques avec une ardeur qu’il n’avait pas ressentie au Collège. Cette année scolaire allait passer plus vite encore que les précédentes ; l’automne et la chute des feuilles, sur les pentes du Mont-Royal, lui semblaient la fin de ses illusions d’adolescent. Quand l’hiver s’annonça avec ses neiges, les vastes surfaces immaculées qu’il apercevait eurent pour le jeune artiste un sens mystique : c’était la blancheur, l’innocence complètement reconquise. Enfin, la belle saison reparut, après les mois de labeur recueilli ; alors, Jean se rendit pleinement compte qu’il était un homme nouveau, débordant d’une vie qui n’était pas celle de la nature.

C’est ainsi qu’il s’achemina vers le sacerdoce, revenant chaque année à la Ferme des Érables, y étant pour tous un sujet d’édification. Il revit plusieurs fois la Carmélite, il assista à ses vœux solennels, ainsi qu’à l’entrée en religion de sa sœur Thérèse. Il revit plus souvent encore sa voisine Alice, durant les vacances suivantes. Ovila Paquette était fiancé avec elle, et Jean n’en éprouvait plus aucun regret. Le jeune abbé prenait part volontiers aux joyeuses réunions de famille, à la Ferme des Ormeaux. Alice et Ovila l’aimaient comme un frère. Un an avant sa prêtrise, il assista au mariage projeté et bénit intérieurement les circonstances qui l’avaient conduit à un état supérieur. Il devint un prêtre comme l’Église souhaite d’en avoir beaucoup ; il aima les âmes de toute l’ardeur de son âme régénérée, retrouvant toujours dans ses rêves les campagnes du pays natal, élargies à travers tout le Canada où il devait passer en faisant le bien ; parmi ces horizons, il découvrait chaque jour, à l’heure du Saint Sacrifice, les douces images transfigurées qui avaient ravi son cœur de dix-sept ans.


FIN