La crise/Partie 3/Chapitre 10

Éditions Édouard Garand (p. 49-51).

X


Comment se terminèrent ces vacances, il est presque superflu d’en faire le récit. Revenu dans sa famille, le collégien d’hier semblait à tous transfiguré. Sa sœur Thérèse, mieux que tout autre, se rendit compte des métamorphoses dues à la Grâce divine : l’ancienne ressemblance entre le frère et la sœur avait reparu ; dès les premiers jours, ils purent s’entretenir longuement, sans qu’aucune discordance ne vînt troubler cette sainte harmonie.

— Je vais m’occuper de ton trousseau de séminariste, mon Jean ; j’avais acheté une pièce de fine batiste pour ton surplis, mais elle restait ensevelie au fond de l’armoire, en attendant ta décision. Tu peux croire que je suis heureuse de me mettre à ce pieux travail ; plus tard, je broderai les linges d’autel qui seront à ton usage pour le Saint-Sacrifice ; il faut que je prépare au plus vite tous ces cadeaux que je te destine, car j’ignore pour combien de temps je me trouve à la maison paternelle ; dès que l’heure sonnera, je répondrai, moi aussi, à l’appel divin qui me presse.

— Notre famille va donc donner à l’Église un enfant prodigue et une enfant toujours fidèle. Je ne saurai sans doute jamais tout ce que je dois, Thérèse, à tes prières et à tes exemples !

— Ne parlons pas des exemples : je ne suis qu’une âme encore bien imparfaite ; mais j’ai prié, oui, beaucoup prié pour toi, surtout au cours de ces dernières semaines, et mes supplications ont été exaucées. Il ne reste plus maintenant qu’à informer ceux et celles qui sont particulièrement intéressés à tes projets : tes maîtres du Collège, qui ont tant fait pour toi ; la postulante Carmélite dont le désintéressement fut vraiment providentiel ; et enfin ta petite amie à qui tu dois de loyales explications ; cette dernière démarche comporte beaucoup de ménagements.

— Le bon Père Francœur a tout prévu pour notre chère Alice : il doit l’inviter à passer quelques jours à la Villa-Maria avec un certain nombre de jeunes filles ; là, elle comprendra mieux les desseins de Dieu sur elle.

— Excellente idée ! Tu vois, mon Jean, que toutes les difficultés s’aplanissent pour les âmes de bonne volonté. Au premier jour libre, tu iras à l’Assomption ; tu t’informeras de la date à laquelle ton ancien confesseur doit être de retour ; il sera opportun de lui faire les confidences qui te semblaient si difficiles avant d’avoir étudié tes plus intimes dispositions ; il verra ainsi que tu n’es point ingrat et que tu as profité de ses bons conseils et du dévouement de tous ses confrères. Je suis sûre qu’il apprendra avec bonheur ta prochaine entrée au Séminaire de Philosophie, puisque ce projet est déjà ancien et que le Collège ne comptait pas sur ta présence à la rentrée.

— Oui, c’est là que je porterai d’abord officiellement la nouvelle qui doit réjouir mes chers professeurs : chaque année, le Collège envoie au Séminaire un certain nombre de philosophes, tandis qu’un autre contingent reste sur place pour la fin des études secondaires. Je ne serai pas hors des traditions établies de longue date.

Quelques jours plus tard, Jean Bélanger se rencontrait avec son habile professeur de rhétorique, qui s’était occupé spécialement de sa formation littéraire et morale. Il reçut de cet excellent prêtre les plus chaudes félicitations et les meilleurs encouragements. Le brillant rhétoricien ouvrit pleinement son cœur, rendit compte de ses timidités, se fit enfin connaître comme il aurait dû le faire beaucoup plus tôt.

— Je soupçonnais bien, reprit le distingué professeur, les difficultés qui paralysaient votre franchise. J’attendais le moment favorable pour rompre la glace entre nous deux ; mais notre Jean se dérobait toujours : c’était un modèle en classe, irréprochable pour tout ce qui concernait devoirs et leçons ; au demeurant, bon camarade avec ses condisciples ; seul, le Bon Dieu avait une part un peu trop juste dans cette vie d’écolier. Mais, cher ami, vous comblez d’un seul coup cette lacune ; vos illusions ont donné lieu à un retour généreux ; votre vocation me semble affermie, plus solide que tant d’autres moins éprouvées.

— Vous nous avez souvent dit en classe, cher Maître, que le tempérament canadien, dans sa période actuelle d’évolution artistique et littéraire, n’était pas représentatif de la mentalité française qui règne de l’autre côté de l’Océan. Peuple encore jeune, né d’hier à la vie intellectuelle, nous sommes quelque chose comme des romantiques attardés, envahis par le sentimentalisme intense des Chateaubriand et des Lamartine. Vous qui connaissez si bien les divers courants littéraires contemporains, vous êtes à même de nous comparer avec les cousins de l’ancienne France. Savez-vous que j’ai souvent réfléchi, depuis deux mois, à vos doctes leçons, et que j’en ai fait l’application à mon cas ? J’ai un faible pour les écrivains et surtout pour les poètes du siècle dernier qui ont vécu avant 1850. Je me retrouve en eux, leurs accents m’émeuvent, leurs rêves sont les miens, j’ai même trop de goût pour cette religiosité nuageuse qui fut en vogue à cette époque. Si je ne suis pas le seul à me nourrir de cet aliment esthétique, ne croyez-vous pas que nous devrions nous hâter pour être à la page qu’écrivaient nos contemporains, là-bas, sous le ciel de la vieille France ?

— Vous vous définissez avec une rare précision, Jean, et vous cataloguez ainsi un bon nombre de nos compatriotes. Tous ne traduiront pas sur le papier leur état d’âme, mais ils partagent, pour la plupart, ce qui fait le fond de votre caractère. La fin du XIXème siècle a vu naître, ailleurs que chez nous, des œuvres plutôt scientifiques ; les écrivains se sont montrés avides de connaissances précises qui manquaient au Canada. Il n’y a pas lieu, pour autant, de nous croire en retard. La science a mal servi l’enthousiasme nécessaire aux productions artistiques. Sans vouloir juger prématurément notre nation canadienne, tout me porte à penser que nos écrivains sont dans une atmosphère merveilleuse pour donner autre chose que de livres de critique ou d’érudition : ils n’ont qu’à respirer largement l’air du pays, et, tout en étudiant les modèles de toutes les époques littéraires, ils seront envahis par l’ambiance immédiate et ils finiront par fonder une école qui forcera l’attention des plus sceptiques parmi les étrangers. Notre romantisme corrigera ce qu’il conserve de trop vague, mais il ne se laissera pas dessécher par le cérébralisme ni par la manie scientifique. Pour être artiste, il ne faut pas être blasé, il faut être jeune, au moins de cœur.

« Sous ce rapport, continua le professeur de rhétorique, il semble bien que nous sommes en communion d’idées et de sentiments avec la jeune France qui lutte de tout son cœur, en ce moment, dans la mère-patrie, contre les éteigneurs d’étoiles. Le vieil idéal n’est point mort là-bas, et il ne demande qu’à se développer ici. Il y aura encore de beaux jours pour l’antique humanisme français, et le Canada aura sa place dans cette renaissance. Demeurez enthousiaste, Jean ; l’austérité de vos études philosophiques et théologiques élaguera sans peine les frondaisons parasites de votre riche nature. Au sortir de ces années sérieuses, votre apostolat ne pourra que se ressentir de vos dispositions actuelles. Quel que soit le poste qui vous sera confié, vous écrirez un magnifique poème ; si votre plume s’y refuse, votre activité extérieure y suppléera. L’histoire canadienne est une épopée, comme le dit notre chant national, et vous y prendrez place. Courage, Jean, l’avenir est à vous et à ceux qui vous ressemblent ! Maintenant que nous nous connaissons si bien, vous trouverez toujours dans votre vieux Collège des amis prêts à vous ouvrir les bras, chaque fois qu’ils auront le bonheur de vous revoir ! »

Jean Bélanger venait d’entendre la dernière leçon de son cher professeur de rhétorique : ces quelques paroles laissent supposer ce qu’avaient été les précédentes. Le collégien s’était trouvé à trop bonne école, il était trop intelligent, trop artiste, trop vertueux, pour ne pas en avoir tiré le plus large profit.