La crise/Partie 1/Chapitre 9

Éditions Édouard Garand (p. 16-17).

IX


Les rangs de Repentigny étaient envahis de plus en plus par les élégants et les élégantes de Montréal : sur la rive opposée, du côté de S. Paul l’Ermite, les hôtels regorgeaient de monde, à certains jours, et ces flâneurs se plaisaient à traverser la rivière, pour venir se prélasser à l’ombre des grands arbres et dans l’atmosphère plus calme de la rive gauche. Parmi ces citadins, tous les paysans avaient remarqué une jeune fille dont les allures trahissaient une mondanité passablement insolente : elle avait son pied-à-terre dans une maison meublée de S. Paul l’Ermite, mais elle passait presque toutes ses journées sur les chemins de Repentigny. Ses costumes variaient selon ses fantaisies : tantôt elle revêtait un habit masculin, comme nombre d’écuyères dernier style ; des motocyclistes de sa connaissance — et ils étaient nombreux — la faisaient monter en croupe à l’arrière de leur machine : faisant le tour par Montréal ou L’Assomption, ces sportifs se grisaient de vitesse et traversaient le hameau de Repentigny à des allures inquiétantes, vu l’état de la route. D’autres fois, la belle amazone se métamorphosait en demoiselle élégante, exhibant des robes dont les généreuses échancrures pectorales et les mille transparences laissaient à découvert des charmes que les femmes honnêtes tiennent cachés.

Quel âge avait-elle, il eût été difficile de le deviner, avec les maquillages de sa figure : elle paraissait très jeune et se donnait des airs enfantins. Toujours est-il qu’elle avait une prédilection pour les rangs de la rive gauche ; on la rencontrait souvent, étendue avec nonchalance sous les grands arbres qui avoisinaient les fermes, prenant des poses provocatrices : « Ses galants de la ville ne lui suffisent pas, disaient les habitants ; elle vient sans doute tâter le terrain parmi les gâs de la campagne. »

Les joyeux et fins lurons qu’étaient ces paysans avaient vu juste : l’aventurière était en quête de quelque nouvelle proie. Tout cela se passait durant la première quinzaine des vacances de Jean Bélanger. Les parents du collégien, le voyant faible et souvent abattu, n’insistaient pas pour le mêler à leurs travaux ; il menait une existence de désœuvré. Depuis sa secrète rupture avec Alice Gagnon, c’était une épave, et il se comparait parfois aux billots qui flottaient sur la rivière.

Il l’aimait, cette rivière aux eaux presque dormantes : tout jeune, il était devenu un habile nageur. Maintenant encore, sa famille lui conseillait d’aller prendre ses ébats dans l’onde tiède, pour combattre sa nervosité. Avant de procéder à un entraînement quotidien, Jean avait cherché un stratagème pour liquider définitivement ce qu’il considérait comme une affaire capitale : assouvir sa rancune envers l’infidèle, la traîtresse de la Ferme des Ormeaux, c’était son principal souci. Un matin, il était sûr qu’Alice était seule chez elle : tout son monde, sans exception, se trouvait aux champs. Elle avait demandé à Thérèse Bélanger de lui prêter un livre de belles histoires. « Tiens, Jean, dit Thérèse, enveloppe ce volume et Corinne le portera à sa grande camarade. »

L’occasion était unique : Jean prit le livre et courut chercher du papier dans la pièce voisine. Tirant la lettre vengeresse qu’il tenait toujours sur lui, il la plaça bien en évidence sur le titre de l’ouvrage et plia le tout avec soin. Quelques minutes plus tard, le paquet parvenait à Alice Gagnon, et la petite Corinne, sans s’attarder, revenait aux Érables où Thérèse avait besoin de ses services. « Ça y est, pensa le pauvre amoureux ; maintenant, je puis aller prendre mon bain, pour faire disparaître les dernières traces de mes impressions passées. Justice est faite !… »

Il prit son maillot et se rendit dans le fourré où, quelques jours plus tôt, il s’était morfondu dans une vaine attente. S’étant mis en costume de bain, il se jeta à l’eau, plongea plusieurs fois vers le milieu de la rivière, se remit à nager et se dirigea vers la rive opposée.

Mais il aperçut plusieurs jeunes baigneuses qui sortaient des oseraies touffues, et qui faisaient mine de venir à sa rencontre : elles nageaient à ravir ; dans le groupe, Jean avait reconnu la rôdeuse bien connue à Repentigny : « Ces naïades ne me disent rien qui vaille, pensa-t-il ; au risque de passer pour un sauvage, je vais gagner le large dans la direction du nord ; elles ne me rattraperont pas. »

En effet, il changea de direction et, au prix de quelques vigoureuses brassées, il s’éloigna des sirènes qui faisaient entendre de joyeux éclats de rire. Ce grand rhétoricien était foncièrement honnête : la surprise dont son cœur avait été victime avec Alice n’avait nullement altéré sa vertu. La lettre qu’il venait d’expédier, il la considérait comme une mise au point indispensable. Il ne réfléchissait pas que c’était un acte de méchanceté : son cœur pouvait rester pur, mais la charité en était absente.

Les nymphes des eaux avaient regagné leurs retraites, du côté de S. Paul l’Ermite ; Jean revint à son point de départ et s’habilla tranquillement.