La crise/Partie 1/Chapitre 8

Éditions Édouard Garand (p. 14-16).

VIII


Les cartes faisaient fureur sur la table autour de laquelle étaient assis les Gagnon père, mère et fils, tandis Monsieur et Madame Bélanger, avec Hector, suivaient attentivement les péripéties de ce duel engagé depuis trois quarts d’heure. Élisabeth Gagnon échangeait de doux propos avec son ami, Télesphore Gingras. Alice, glacée par le courroux de son Jean, répondait à peine aux questions d’Ovila Paquette : elle n’avait pu s’empêcher de voir, tout-à-l’heure, la grande porte s’ouvrir ; le collégien était sorti brusquement.

Que pouvait-il bien faire dehors, à pareille heure ? Thérèse, de son côté, commençait à être inquiète sur l’indisposition de son frère ; il y avait plus de vingt minutes qu’il était parti : le grand air avait dû le remettre, à moins qu’il ne fût réellement malade. Maria et Corinne, plus insouciantes, continuaient leurs devinettes, sans que Thérèse prît part à ces charades enfantines.

La partie de Cinq-Cents touchait à sa fin ; le père et la mère Gagnon, après de brillantes levées, avaient perdu des points. C’était la dernière distribution, les cartes se déployaient en éventail entre les doigts des partenaires, pour la suprême tentative… « Bravo ! crièrent tout-à-coup Lionel et Adélard : Papa et Maman ont perdu ! »

— « Excusez-nous, dit le père Gagnon à ses visiteurs : quand la lutte est engagée, on s’échauffe sans penser à autre chose… Allons, Élisabeth, Alice !… faites trêve à vos amours ! Apportez-nous quelques bonnes bouteilles : limonade, gingery, vin de la récolte passée… Le vin était un peu aigrelet, ajouta le paysan, mais nous l’avons fortement dosé de sucre. Quand nous serons plus riches, on s’adressera à la Commission des Liqueurs pour avoir les crûs de France. »

Madame Bélanger était revenue dans le groupe de Thérèse :

— Où est Jean ?

— Il est sorti un instant, répondit sa sœur aînée ; la fumée l’incommodait.

— Serait-il encore malade ?… Il était si gaillard à souper !

— Je ne crois pas ; simple fantaisie de prendre l’air, et peut-être de rêver quelques minutes au clair de lune…

— Ah ! ces collégiens ! Ils ne sont déjà plus comme nous ! Ça n’aime pas nos jeux ; des livres, toujours des livres !

À ce moment, Jean apparaissait dans l’embrasure de la grande porte : il avait repris ses couleurs et ne semblait pas trop abattu.

— Es-tu correct, Jean ? lui dit sa mère.

— Oui, maman ; j’ai voulu aspirer l’air du soir ; le ciel est magnifique et je repérais les groupes d’étoiles signalés par ma cosmographie.

— Allons ! ne pense pas trop à toutes ces graphies. Tu es en vacances pour te reposer.

Deux vastes plateaux arrivaient, portés par Alice et Élisabeth, avec les verres où pétillaient diverses boissons, au choix. Jean changea de place, pour ne pas être servi par Alice : il prit un verre de vin qu’il trouva excellent ; cela complétait l’effet de sa promenade nocturne. Il pouvait maintenant affronter la fin de cette veillée, si funèbre pour lui. Les deux couples d’amoureux étaient du reste dispersés ; rien, extérieurement, n’exaspérerait sa jalousie.

— Élisabeth, dit Hector Bélanger, il paraît que vous devenez artiste : montrez-nous un peu vos talents. Où est donc l’harmonium dont on m’a parlé ?

— Ne vous moquez pas, Hector, reprit la jeune fille. Les artistes sont à Montréal et non à Repentigny. Mais votre sœur Thérèse sait comme moi qu’il fallait réorganiser le Chœur de chant, à notre église. J’ai répondu de mon mieux à l’invitation pressante de monsieur le Curé, en attendant qu’il trouve des mains plus expertes que les miennes sur les touches d’ivoire.

— Allons ! pas tant d’humilité ! On sait ce que cela veut dire ; les jeunes filles chantent comme des anges, depuis que vous les formez avec notre Thérèse.

Lionel et Adélard apportaient le vieil instrument qui se trouvait dans la chambre voisine. Tous ensemble, ils se mirent à chanter : « Marianne s’en va-t-au moulin… Sur la route de Berthier… En roulant ma boule… À la claire fontaine… » Cette dernière chanson semblait faite exprès pour Jean :


 « Chante, rossignol, chante,
Toi qu’as le cœur si gai…
Tu as le cœur à rire,
Moi je l’ai-t-à pleurer…
J’ai perdu ma maîtresse
Sans l’avoir mérité… »


Il y eut encore de bonnes causettes, dans les divers groupes ; les hommes parlaient de la récolte, qui s’annonçait favorable. Les femmes s’entretenaient de lessive, de linge, de recettes de cuisine. Enfin, on se sépara après que les enfants eurent chanté : « Bonsoir, mes amis, bonsoir… » Jean évita encore de se trouver en face du couple détesté.

Hector et ses sœurs marchaient les premiers, sur la route qui formait un ruban lumineux à travers ce paysage lunaire ; le père et la mère étaient restés seuls, en retard de quelques pas : « Braves gens que ces Gagnon, dit la mère Bélanger à son mari. Je ne savais pas que la petite Alice fût fréquentée si tôt par Ovila Paquette. Notre Jean perd une bonne petite camarade. Puisqu’elle est tombée en amour, l’amitié est finie… Enfin, c’est ainsi que passent les années, mon cher vieux. On a vu naître tout ça, et Alice est déjà jeune fille ! »

Rentré aux Érables, Jean avait hâte de se trouver seul. Après la prière du soir en famille, récitée par Corinne, il embrassa ses parents, son frère et ses sœurs, et se retira dans sa chambre. Le billet écrit avant le départ était dans la poche de son veston : il le prit avec colère, le déchira en mille pièces, et rédigea ce poulet tout différent :


LES ÉRABLES, 15 JUIN.
ALICE,

J’ai pu comprendre, ce soir, pourquoi tu as manqué de parole dans la matinée. La plus élémentaire honnêteté demandait que je fusse prévenu de la situation, dès hier : je ne me serais pas mis en frais de sentiments tendres, je ne me serais pas abaissé jusqu’à mendier quelques innocentes caresses qui ont ému ta prétendue pudeur, et pour cause : tu craignais de dérober une parcelle des faveurs accordées sans réserve au rustre qui a conquis tes bonnes grâces. J’ai été vraiment par trop candide : je commence à voir clair, mes yeux s’ouvrent enfin aux dégoûtantes réalités du cœur de la femme.

Duplicité, trahison, avec des airs innocents, avec des gestes scandalisés, avec des sursauts vertueux, voilà comment la femme répond aux naïves avances de l’homme, si j’en juge par tes attitudes. J’avais appris dans mes livres tous les secrets de ces manèges de coquetterie, mais, en grand enfant que j’étais, je ne pouvais y croire : je suis payé une bonne fois pour ne plus être dupe. Ta perfidie suffit à faire tomber mes plus belles illusions.

Sois heureuse avec ton grand lourdaud : celui-là est à la taille de ta vulgarité. Quant à moi, j’ai terminé l’éducation de mon cœur. Tout est bien fini entre nous deux ; il me reste à ressaisir ma fierté, ma dignité d’homme : mon mépris pour toi sera au niveau de ton dédain.

JEAN BÉLANGER.


Ainsi divaguent les cœurs jeunes, épris d’absolu : et combien d’hommes restent jeunes, sous ce rapport, jusqu’au déclin de la vie ! D’un accident particulier, ils induisent une loi générale : ils maudissent l’humanité, dès qu’ils se croient trahis par un seul être humain. Mais ces colères grandiloquentes traduisent une passion en quête de quelque objet nouveau, pour tirer vengeance d’un premier échec qui froisse leur orgueil. L’abîme appelle l’abîme. Jean Bélanger était loin d’être converti : son dépit rageur le préparait à d’autres aventures. En attendant, il mit cette lettre dans son portefeuille, pour la faire parvenir dès qu’il en trouverait l’occasion.