La crise/Partie 1/Chapitre 4

Éditions Édouard Garand (p. 8-10).

IV


Certes, ce candide n’avait pas perdu son temps, pendant qu’il étudiait ses livres sacrés ou profanes : il en avait assimilé la substance, le nectar, le miel. En ce moment d’exaltation, il les traduisait à merveille, il en concentrait tout le sens profond sur cette captivante enfant assise auprès de lui, au pied du chêne majestueux. N’eût été la vertu qui était solidement implantée en son âme, quel trouble n’aurait pas bouleversé ses innocentes dispositions ?

Les primitifs, les artistes, sont tous de grands naïfs, à quelque âge qu’on les prenne : ils sont faits pour vivre dans un Éden incorruptible où le beau et le bien, où le plaisir et le devoir ne feraient qu’un, comme aux premiers jours du monde ; ils ont une tendance à confondre tous les amours pour mieux légitimer ceux qui deviennent facilement coupables. Les poètes contemplent les folâtres ébats des tourtereaux et des colombes, et ils y découvrent une loi de la nature, loi sainte, applicable d’après eux aux couples humains les plus improvisés. Les adolescents dans le genre de Jean Bélanger, quand ils sont sincères, brouillent à plaisir deux séries de sentiments séparés par un abîme : ils voudraient assimiler l’affection filiale ou fraternelle aux tendresses passionnelles qui brûlent leurs veines. Poètes et adolescents prétendent volontiers que l’art purifie tout ce qu’il touche.

Sans doute, l’art purifie le marbre d’une statue, avec ou sans voiles, les couleurs d’un tableau, avec des personnages drapés ou simplement revêtus de leur pudeur. Mais la réalité vivante, la carnation qui palpite là, sous les yeux, se prête mal à ces illusions : à moins d’avoir une mentalité totalement païenne, immorale, il est impossible de mordre sans aucune honte au fruit défendu, de mettre sur le même pied les chastes effusions qu’enveloppe la sainteté du foyer familial, et les troublantes caresses d’une passion naissante, à l’orée d’un bois solitaire.

Ce dernier sentiment, pour se développer dans toute son harmonie, a besoin d’une éducation qui est trop négligée dans la plupart des familles : pour les filles, dans les milieux éclairés, cette initiation délicate se fait généralement sous l’aile maternelle, quand la mère est suffisamment judicieuse ; pour les garçons, à défaut du père qui est souvent peu préparé à ce rôle pourtant si beau, la transition de l’enfance à la puberté s’opère à l’ombre de la soutane, sous la tutelle de quelque prêtre éducateur d’un tact consommé. Mais, dans la pratique courante, garçons et filles s’instruisent de ces sublimes mystères à leurs risques et périls, et, dans nombre de cas, au prix de douloureuses expériences. L’éducation négative, la conjuration du silence sévit dans la plupart des milieux honnêtes ; on prétend que le jeune homme, la jeune fille, sont des autodidactes qui doivent se tirer d’affaire sans aucun secours, dans ce domaine des connaissances intimes : « Ils connaîtront toujours ça assez tôt ! » C’est la parole qu’on entend un peu partout.

De là provient cette ignorance contre nature de telle grande demoiselle qu’un auteur malin a baptisée du terme ironique d’oie blanche, protégée par une mère Benoîton ; et ces oies blanches de vingt ans se rencontrent encore dans la société contemporaine, agitée de mille désordres. La gent masculine compte beaucoup moins de ces échantillons en tunique immaculée ; mais il ne faut pas avoir vécu dans le monde des collèges pour prétendre que c’est là un cas imaginaire. Les Jean Bélanger ne sont pas introuvables, et, lorsque leurs yeux s’ouvrent, il est souvent trop tard : la fougue du sensualisme les envahit et les submerge ; les lis ne résistent pas toujours à l’orage déchaîné.

Comme on vient de le voir par l’inquiétante conversation entre ces deux âmes trop innocentes d’esprit, un vague mysticisme religieux se mêle facilement aux matérialités les plus tangibles ; le divin sert de stimulant au profane ; un jeune imberbe pétri de dévotion peut communier le matin au pain des anges, et, quelques heures plus tard, à une idole qui n’a d’angélique que sa blancheur externe : de la passion, il évite seulement les défaillances honteuses et inavouables. Chez les peuples encore jeunes, ce singulier alliage des choses du ciel avec celles de la terre se constate plus fréquemment que dans les nations vieillies.

Donc, Jean Bélanger regrettait, dans son délire, qu’Alice ne fût pas sa « petite sœur ». Malgré le trouble qui était une forme lointaine du remords, cette ingénieuse fiction était sincère. Le pauvre enfant ne réfléchissait pas que, si sa délicieuse compagne eût été « sa petite sœur », il ne l’aurait pas aimée de la sorte ; il n’aurait pas été inquiet sur les instincts inavoués qui s’éveillaient en lui, dans les replis de sa vigoureuse constitution, dans sa forte nature de paysan frotté de littérature et d’art. En ces instants où une atmosphère amollissante palpitait autour de lui et se faisait sa complice, il n’avait pas renoncé à sa vocation ; mais il cherchait la formule paradoxale pour concilier l’amour de Dieu avec l’idolâtrie envers la créature. De pareils états d’âme relèvent d’une psychologie raffinée et infiniment intéressante. Si ce n’est pas le prélude des chutes irréparables, il se produit une réaction qui est le point de départ des plus mâles vertus, après que le voile des illusions s’est déchiré. En langage théologique, il y a là une des plus subtiles tentations dont se sert l’Esprit des Ténèbres pour ravir sa proie, et que permet l’Esprit de Lumière pour parachever la formation de ses disciples.

— Oui, Alice mille fois chérie, répétait Jean, je t’ai aimée autrefois comme une charmante petite sœur. Te rappelles-tu nos jeux innocents, quand nous courions ensemble dans ce bois où nous venons de nous rencontrer aujourd’hui ? Notre tendresse se traduisait par des baisers très purs, soit ici, soit chez nous sous l’œil de nos parents. Toute la famille s’égayait de ces épanchements si doux.

« Pourquoi cet heureux temps semble-t-il s’enfuir ? Maintenant, Alice, j’aspire à me trouver toujours seul avec toi, à m’isoler, à t’entraîner au besoin dans un pays lointain, à l’abri de tous les regards connus ou inconnus. Tout le reste n’est rien, si tu viens à me manquer. Peut-être suis-je ingrat envers ceux qui m’ont tant aimé, dans la maison paternelle ?… Enfin, quoi qu’il arrive, j’aurai eu au moins une heure de bonheur dans ma vie !… »

Et, n’y tenant plus, Jean avait pris la mignonne main d’Alice ; il pressait cette petite main délicate contre son cœur affolé, il la portait à ses lèvres et la dévorait avidement. Puis, d’une voix étouffée par les sanglots, il implorait une autre faveur :

— Mon Alice, soupirait-il, si tu m’aimes au moins un peu, sois encore ma petite sœur de jadis… Viens dans mes bras et permets à mes lèvres d’effleurer tes lèvres plus rouges, plus délicieuses que les fraises nouvellement cueillies dans la forêt. Nous ne ferons pas de mal, car Dieu nous voit et nos bons Anges nous protègent… Le mal, d’ailleurs, on m’a dit que c’était une chose bien vilaine à laquelle je ne me suis jamais permis de penser. Il me semble que je pourrais être parfaitement heureux en te possédant toujours comme en ces instants inoubliables.

Mais, au moment où le collégien développait ainsi ses candides sophismes, Alice s’était redressée, comme fouettée par une honte subite :

— Non, Jean, s’écriait-elle en se faisant violence. Maman m’a défendu d’embrasser aucun garçon en cachette, et je le lui ai promis. Si tu veux, tu seras mon cavalier, tu viendras me voir à la maison, et, plus tard, on nous permettra tout ce que tu désires !…

— Eh bien ! soit ! Je t’aime trop pour te contrarier ; mais n’oublie pas tout ce que nous avons dit ! Demain matin, vers dix heures, tâche de venir me trouver sur les bords de la rivière ; je t’y attendrai, car j’ai encore beaucoup de confidences pour toi.

Alice regardait maintenant du côté des terres et des prés qui s’étendent entre la forêt et le hameau ; elle avait entendu des pas :

— Pars vite, Jean, dit-elle tout-à-coup à voix basse ; j’aperçois tes jeunes sœurs Maria et Corinne ; pour le sûr, elles viennent te chercher. Je resterai ici un moment, afin que personne ne sache que nous avons parlé ensemble, car on nous défendrait sans doute de nous revoir de même.

— À demain sans faute, dit Jean ; sur les bords de la rivière… !

Et il courut à la rencontre de Maria et de Corinne qui le cherchait pour le dîner ; c’était déjà midi !

Dans ce duo d’amour, l’intuition féminine d’Alice avait retenu Jean sur la pente des trop grandes intimités. L’instinct secret du cœur de la femme, en ces questions complexes, est plus clairvoyant que le cerveau masculin. Alice était du reste une petite liseuse qui, sans avoir des notions exactes sur une foule de choses, avait le pressentiment du danger moral. Quoique peu instruite, elle parlait bien et pensait mieux encore.