La crise/Partie 1/Chapitre 3

Éditions Édouard Garand (p. 7-8).

III


On eût dit qu’Alice s’était mise en frais de toilette ce matin-là, bien qu’elle fût loin de prévoir sa rencontre avec Jean Bélanger, dans les sentiers de la forêt : un frais tablier de fantaisie, aux nuances roses, se détachait sur la robe sombre qu’elle portait durant la semaine ; ce tablier, noué négligemment à la ceinture, se continuait en plastron brodé, jusqu’au milieu de la poitrine. Alice, se croyant seule, avait dégrafé son corsage, car la journée s’annonçait comme particulièrement chaude ; mais, à l’approche de Jean, elle épingla pudiquement la broche qui laissait voir seulement un honnête décolleté ; cette broche, toute neuve, lui avait été offerte la veille par un jeune voisin, Ovila Paquette. Son chapeau de paille blanche, aux larges ailes flottantes, avec quelques cerises artificielles piquées çà et là sur la couronne de verdure qui s’y déroulait, était resté suspendu au panier évasé qu’elle tenait à la main ; déjà, une large couche de fraises étalait ses couleurs cramoisies sur les feuilles vertes qui recouvraient le fond du panier. Une brise légère faisait flotter les boucles de cheveux qui entouraient l’adorable profil de cette jeune fille, ou plutôt de cette enfant.

Car c’étaient bien deux vrais enfants qui se rencontraient ainsi sous les grands arbres, mais deux enfants à l’âme ardente : attardés dans la candeur de l’esprit, ils n’en avaient pas été moins précoces dans les multiples formes des tendresses du cœur. Au collège, surtout depuis deux années, Jean avait trouvé deux ou trois camarades travaillés comme lui par un chaud sentimentalisme : de là était née entre eux une amitié, qui, pour honnête qu’elle fût, était plus vibrante que ne l’auraient désiré certains maîtres vigilants. On sait que les amitiés particulières ne sont pas bien vues des éducateurs avisés.

Alice, de son côté, s’était vite aperçue de l’émotion qu’elle faisait naître chez les gâs du village ou du hameau ; elle était toute fière, dans cette matinée, d’exhiber sur sa poitrine la broche dorée qu’Ovila Paquette lui avait remise, la veille, devant toute la famille réunie. Le père et la mère Gagnon avaient accueilli volontiers ce geste galant, de la part d’un garçon dont les parents étaient presque aussi riches que les Bélanger. « Ça pourrait faire un beau cavalier pour la fille, avait dit la mère Gagnon à son vieux. » Néanmoins, Alice n’avait encore reçu aucun ami. Aimable pour tous, elle était un peu jeune pour faire un choix. Elle enviait bien parfois le bonheur d’Élisabeth, sa sœur aînée, devenue depuis de longs mois la blonde de Télesphore Gingras, qui habitait un rang proche de L’Assomption et qui n’en venait pas moins à la Ferme des Ormeaux trois soirs par semaine ; il y avait même des soirs de surérogation, car l’ami assidu cherchait toutes les occasions de rendre service aux Bélanger durant le jour, quand son travail ne le retenait pas chez lui, afin de passer une veillée de faveur avec Élisabeth.

Malgré tout, les vagues aspirations d’Alice n’avaient pu encore se fixer. Simplement, sans en rien dire, elle ajoutait un Notre Père et un Je vous salue à sa prière du soir, pour obtenir la grâce de trouver à son tour un ami. À quoi peuvent bien rêver les jeunes Canadiennes, sinon au prince charmant qui aura toutes les qualités, qui ne sera ni buveur ni jaloux, et qui les comblera de prévenances et de douces caresses ? On devient si vite tendre, intime, entre amoureux, sur cette terre des grandes amours qui préparent les grandes familles ! On se tutoie, on s’embrasse sans contrainte, et la plupart des parents voient éclore avec joie ces amitiés toutes fleuries…

Alice était donc ravie, ce matin-là, de la douce surprise que lui causait la venue fortuite de son Jean. Ils étaient, depuis la plus tendre enfance, de si bons camarades ! Elle avait éprouvé bien de la peine lorsque le garçon était parti pour le collège ; il avait déclaré qu’il voulait se faire prêtre. Mais il revenait à chaque vacance, toujours attaché à sa petite amie. Et puis, en cet instant, n’exprimait-il pas des hésitations sur ses projets d’avenir ? En sa présence, Alice oubliait facilement Ovila Paquette.

Ils s’assirent tous les deux au pied d’un vieux chêne, sur la mousse attiédie.

Le collégien reconnut la place où sa sœur Thérèse lui parlait jadis de l’amour divin…

— Tu disais donc, Jean, reprit Alice, que tu sentais moins d’enthousiasme pour prendre la soutane après ces vacances ?

— Oui, Alice, il me semble que j’ai besoin d’air, de liberté, d’indépendance… comme notre jeune poulain qui est sorti de l’étable depuis une semaine. Mais surtout, je sens un immense besoin d’aimer !… Je ne comprends guère tout ce qui se passe en moi ; c’est comme un tourbillon de fantômes brillants qui défilent sous mes yeux ; mais ces fantômes sont des anges terrestres qui éclipsent les visions du Paradis, jadis si douces à mon cœur !… Ce que je vois dans mes rêveries, ce sont des figures comme la tienne, Alice, mon ange plus beau que tous les autres !…

Alice avait rougi légèrement, à ces derniers mots, mais elle sentait son cœur se fondre, s’anéantir, en écoutant ces déclarations enflammées. Jean parlait mieux de l’amour que les gâs dont elle avait surpris quelques bribes de conversation, quand ils s’adressaient aux jeunes filles. Des pulsations violentes se répercutaient dans sa jeune poitrine qui se dilatait à se rompre. Elle aurait voulu parler, mais les mots s’éteignaient dans sa gorge contractée. Le grand adolescent se rendit compte qu’il faisait vibrer des cordes ultra-sensibles dans tout l’organisme de sa petite amie ; il avait enfin trouvé un cœur pour le comprendre, pour épancher le trop plein de son propre cœur. Après un instant de silence, il continua ainsi :

— J’ai pensé souvent à toi, Alice, durant cette année de rhétorique : mes leçons, mes lectures, mes prières, tout me rappelait ton image… Parfois, le Bon Dieu paraissait me faire un reproche de cette tendresse, comme si je t’avais aimée plus que Lui. Mais ce Dieu si bon nous a-t-il donné un cœur pour que nous le rendions insensible ? J’ai lu quelque part que le cœur de l’homme est fait pour aimer, comme l’oiseau pour voler…

« Jusqu’ici, je chérissais déjà, oh ! combien ! mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs, ma sœur Thérèse, surtout. J’étais lié d’amitié avec quelques camarades de classe, comme jadis Jonathas à David… Tu as lu cela dans ton Histoire Sainte. Que peut-il y avoir de coupable dans ces affections ?… Mais, maintenant, je suis attiré vers toi, mignonne Alice, plus que vers ma famille, plus que vers mes amis. Je viens de te dire que j’aime surtout, chez moi, ma grande sœur Thérèse, qui me comprend mieux que tous les autres et qui m’a formé à la piété : elle la pratique si parfaitement ! Eh bien ! Alice, c’est peut-être fou, ce que je vais te dire… J’ai regretté souvent que tu ne sois pas aussi ma petite sœur, toi que j’adore !… Je te prendrais dans mes bras et je croirais vivre un instant du Ciel !… Vois-tu, je pleure à cette pensée !… Mais aussi, pourquoi es-tu si belle, pourquoi tes yeux lancent-ils des éclairs ?… »