La corvée (deuxième concours littéraire)/XI

Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 133-142).

La chanson du ber…



Quand Isal cherche dans sa mémoire les figures qui ont fait partie de son enfance, qui lui ont été douces infiniment, quand elle respire l’air d’autrefois, il lui arrive une odeur de foin coupé, et elle voit tout de suite, sur une terre des Laurentides, une vieille maison entourée de saules. Elle revoit aussi tout ce qui était nécessaire au charme des vacances : la rivière et le bac, cause de bains forcés ; la vieille « Blonde » qu’on attelait pour aller porter le dîner aux hommes qui travaillaient au bout de la terre ; le bois plein de bleuets ; la charrette chargée de foin sur laquelle on revenait en chantant ; la cabane rouge où séchait le tabac ; la grande balançoire que les cousins, sans pitié pour le vertige et la peur des fillettes, lançaient très haut ; le grenier où, les jours de pluie, on allait se peser et manger du sucre du pays.

Isal énumère les corvées différentes et ardues que les hommes et les écoliers accomplissaient durant les mois de l’été. Mais elles pâlissent au souvenir d’une phrase que, les soirs où les jeunes étaient trop turbulents, la tante, qui élevait son dix-huitième enfant, prononçait avec calme et en souriant : « Chut ! La petite dort ! » Maintenant qu’Isal a vieilli, il lui semble que c’est cette corvée qui était la plus belle, parce qu’elle était sacrée. Aussi, songe-t-elle au ber de la vieille maison, si ancien que la connaissance de son origine a été perdue. De qui ses grands-parents le tenaient-ils ? Personne ne le sait plus. Il a été la source de bien des fêtes ; il a plus de cent ans ; il est quelque chose de l’histoire de sa famille de vivants et de morts, car son grand’père et son père, ses oncles et ses tantes, ses cousins et ses cousines, ses petits-cousins et ses petites-cousines ont reposé dans ce doux abri. Et si la vénération d’Isal est profonde pour la relique chère, son désir de l’avoir bien à elle, un jour, n’en est pas moins ardent. Elle ne se lasse pas d’imaginer ce qu’il a pu être et pourrait être encore.

Dans le bas côté de la grande maison, sur une belle catalogne, assez près du feu qui pétille, il lui apparaît avec ses berces inégaux et ses quatre colonnes abîmées, sa couleur voyante et sa mine rustique. Il s’incline de droite à gauche, auprès du rouet qui fait rrr… rrr… Oh ! La chanson du ber !… Oh ! la chanson du feu !… Oh ! La chanson de la laine !…

Ces sons voilés, fêlés, semblent vouloir raconter à une petite fille du siècle présent le bon vieux temps. En un langage suranné, ils expliquent qu’en un jour d’enthousiasme qui ne devait pas avoir de lendemain, était arrivée à Ville-Marie l’aïeule courageuse ; que son fils Jean avait été le premier Canadien à grandir dans la petite bourgade ; que l’exemple de sa mère avait été bientôt suivi par d’autres femmes qui, comme elle, ne s’effrayaient pas de l’oubli qui pouvait les envelopper au pays de la neige. Ils disent que toutes se sont associées à l’effort de la colonie, en offrant quelque chose d’elles-mêmes à l’œuvre commencée, et en acceptant avec une égale bonne volonté les heures douloureuses comme les heures éclatantes, sachant qu’aucune action ne meurt, que s’exposer c’est rayonner, qu’aimer la famille c’est aimer la patrie, et que l’avenir dépendait des foyers. Ces murmures usés se font plus clairs pour déclarer que la demi-clarté de leur existence et le réconfort de leurs convictions ajoutaient de l’éclat à la beauté de ces aïeules lointaines. Ils se font plus tendres, plus recueillis, pour décrire la tâche des berceaux, toute la corvée de ces humbles tâcheronnes de la vie

Isal écoute le chant de sa race, remueuse de bers, et elle pense pieusement à tous ces visages de ses morts qui se sont inclinés sur l’enfance. Elle pense que, si elle mourait maintenant, elle n’aurait jamais de repos dans sa tombe parce qu’elle n’aurait pas vécu, elle n’aurait pas été utile d’abord. Elle évoque une boucle brune, une robe blanche, un joujou léger. Elle reste plongée dans l’ivresse de sa force, ivresse non raisonnée qui vient peut-être bien de se sentir l’âme de sa génération en cet instant un peu passionné, et de vouloir apporter sa plénitude, son élan. Ses doigts s’exercent au geste inconnu de bercer. Sans comprendre, elle espère… Elle voudrait dire son ardent désir, mais elle hésite… Elle essaye de savoir si de lui-même son beau petit enfant va pouvoir le deviner. Depuis longtemps, elle avait commencé à rêver à lui… Oh ! D’abord elle rêvait très timidement, très lointainement, d’écouter son premier souffle de vie, de le baiser au front de toute sa jeunesse, en songeant qu’elle baiserait aussi sur lui le paradis, les fleurs, un peu de son sang… Si longtemps il a dormi dans son âme ! Maintenant, elle le bénit, car il est la signature de sa foi, de sa race et de son rêve. Sa joie est si belle et si profonde qu’elle ne l’embrasse pas encore tout entière. Devant ce ber de ses aïeux, celui de son fils aussi, devant ce ber du « chez nous » que rien ne banalise, devant « lui » qui est arrivé à la vie, Isal voudrait dire l’indicible émoi de sentir qu’elle renaît et retrouve en lui son être plus jeune. Son immortalité de la terre est en lui.

Oh ! Il lui sourit : il reconnaît sa mère. Elle avait tant besoin de sa clarté rassurante ! Déjà, les yeux maternels s’éclairent des joies futures, car il est sa raison d’espérer. Entre eux deux, elle ne craint rien. Il peut fouiller son regard ; il n’y lira pas l’angoissante question : Pourquoi faut-il créer au péril de ses jours ? Il peut regarder l’attitude de sa vie penchée sur la sienne. Est-ce qu’elle tremble ? A-t-elle peur de la lutte à venir ? Non, il y a désormais de l’éternité sur leur affection. Il lui tend les bras ; elle le presse sur son cœur ; ils se dotent de leur tendresse. Le besoin de protection inspire le mouvement ingénu de ces menottes roses ; la pitié fléchit ce cou de mère : humble adoration qui se traduit dans un geste silencieux !

Isal berce ce petit être sur ses genoux comme sa mère l’a bercée. Elle l’endort aux chants qui ont endormi son enfance : « En roulant ma boule »… « À la claire fontaine »… Elle s’attarde à une chanson préférée : « C’est la poulette bleue » Elle baise les paupières closes… elle tire les rideaux… elle allume la veilleuse… La couverte de laine du pays fait chaud aux membres du petit ange et l’invite aux songes d’or : le Saint-Laurent lui verse ses eaux changeantes ; les érables lui prêtent leur dentelle multicolore… Notre-Dame de Bonsecours veille sur sa barque frêle…

Quand il a été sage, elle lui dit des contes tragiques comme le « Petit Poucet » ou mélancoliques comme « Le Prince changé en mouton blanc ». Il applaudit aux légendes : « Le masque de tire », « La chasse-galerie ». Les feux-follets lui donnent des peurs. Alors, elle fait briller à son imagination des étoiles d’or, des fleurs merveilleuses, un petit Jésus qui lui prête sa couronne de lumière. Il est le plus chéri des êtres, elle est la mère la plus heureuse… Oh ! Si elle ne l’avait pas, son cher bien-aimé !…

Déjà il marche ; il récite sa première fable : « Un souriceau tout zeune, tout zeune… » Il pleure de rencontrer des obstacles. Isal n’ignore pas que les hommes, jeunes ou vieux, ont besoin de se savoir compris dans leurs vagues ou éloquentes aspirations et que c’est dans son rôle de se prêter à la confiance : parce qu’elle l’écoute, il croit qu’elle parle bien ! Puis, elle l’entraîne à sourire : à deux on rit mieux !

À son tour, Isal lui confie le secret de son âme. Elle sait bien que les petits garçons deviennent grands et doivent affronter l’existence. Elle veut qu’il ait du cœur, du caractère, que ce qu’il sera plus tard, il le soit par lui-même. Pour qu’il soit sauvé, elle lui a donné sa foi. Pour qu’il ne connaisse jamais les désespérances, elle cherche une place dans ses idées enfantines pour y loger un petit oiseau bleu. Ensemble ils auront quatre ailes d’azur, car elle veut l’emmener vers une merveilleuse aventure qui s’appelle la vie. Lentement, sans trop d’effort, leur tendresse humaine atteint son but. Ils écoutent le chant du travail pour que lui se le rappelle sur tous les chemin… Isal y mêle sa voix chaude :

« Aie la fierté d’être bon, dit-elle. Ne crains pas de l’être avec largesse. Donne ta pitié et ton secours et tu sauras, de tes mains faibles et vaillantes, soutenir tous les fardeaux de la vie et de la mort.

« Sois gai ! La gaieté, c’est le corps qui s’écrie : Je me porte bien ! C’est l’esprit qui exulte, innocent des vilenies, des désespoirs. Goûte le charme des livres profonds et des paysages reposants, qui communiquent l’allégresse de vivre et chantent un hymne au Créateur. Dis-toi que toute existence est nécessaire à l’harmonie générale, à la condition d’être acceptée et vécue, et que souffrir, mourir avec sérénité, cela encore va à la vie. Si son poème est douloureux ici-bas, il est aussi très consolant.

« Sois fort ! Tends au droit. Si l’effort n’atteint pas toujours le but convoité, il reste par lui-même une noble chose. Que chaque jour te fasse plus patriote ! Jadis, je te racontais les faits de l’histoire canadienne pour que tu te les rappelles toujours. Souviens-toi de nos pères. Ils savaient rire. Ils savaient aussi lutter pour rester fidèles à leur foi, leur langue, leur patrie, leurs droits. Eux, qui n’abdiquaient point, n’ont pas voulu disparaître à jamais : ils ont voulu se continuer en toi. Qu’ils restent ton conseil, ton courage, ta paix. Ce qui vaut peut-être en moi, aujourd’hui, ce sont eux qui me l’ont inspiré. Ne laisse pas l’étranger s’approprier la beauté de ta race et de ta terre. Vis en ton pays. N’en laisse pas la direction absolue aux hommes qui représentent le peuple. Essaye de persuader ce dernier qu’il ne doit pas être le jouet du caprice ou de la cupidité du parti, mais qu’il doit appuyer les esprits sincères et destituer ceux qui sont indignes de sa confiance.

« Partout, continue Isal, je te suivrai avec une inexprimable tendresse, en songeant que, lorsque tu étais petit, j’entrevoyais le ciel, grâce à toi, et que, maintenant, quand je suis meilleure, c’est pour toi. Je ne te dis pas des mots fous d’avenir éclatant, de bonheur sans mélange. Je te parle avec ma sincérité et ma douceur… Maintenant, je ne pense plus rien, sinon que je t’aime de toute l’humilité de mon amour… Vite… la vie t’attend ; fais-en la rude traversée. Aime Dieu, va ton chemin ! Tu as confiance, dis ?…

“Mais tu ne me réponds guère… Ah ! aucune parole n’ajouterait à ton silence… Et ta vie ? Nous l’avons toute parcourue aujourd’hui… Et ma tâche, ma corvée ? La brunante qui vient l’a toute noyée…

« Hélas ! C’est pourtant vrai que tu dors aux limbes de mon rêve qui sera peut-être bien ton seul ber, ton seul songe, ta seule vie. Mais, étant venu avec moi, il ne faut pas t’en aller tout entier. Et, comme si tu vivais, dit Isal frémissante, je t’aime de tout mon cœur, ô mon enfant !… »


Juliette DESROCHES
(Vonne Francès)
Montréal, octobre 1916.