La corvée (deuxième concours littéraire)/X

Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 119-132).


Le « brayage du lin »



N’allez pas dire que nos bons habitants ne font plus de courvée. Tenez, dans le seul rang de l’Embarras, pas plus tard qu’aux dernières vacances, on a fait le levage de deux granges, chez les Landry et chez les Raymond. Et je sais bien qu’à la maison de chez nous, on braye encore le lin sur le bord de l’automne : ce qui permet au rouet de grand’mère, de ronronner souvent les soirs de poudrerie, et au vieux métier de ne pas loger trop longtemps dans le fond du hangar.

Ce soir, des bribes de souvenirs me trottent presque malgré moi, par la cervelle. Je vois comme si c’était d’hier, une bonne vieille courvée, quelque peu embrumée par les ans, mais qui est toute champêtre et toute canadienne, je puis vous l’acertainer. Je ne peux résister à l’envie de vous la raconter. C’est le brayage du lin, à la maison de mon père.

Un matin d’automne qu’il avait gelaudé plus que d’ordinaire, la paternité sonna plus tôt le réveil : « Voyons les enfants, levez-vous, nous allons brayer notre lin. » Les enfants qui n’en étaient pas, furent grèyês dans le temps de le dire, et chacun reçut sa petite besogne : « Alfred ce sera toi qui feras l’invitatoire » — soit dit en passant, chez nous, l’invitatoire se faisait à la barre du jour. Il s’agissait de rien moins qu’à courir son monde pour la courvée. — « T’avertiras les brayeux du rang et tu piqueras à la Haute-Ville par le raccourci chez Pitre, car il nous faut le violonneux du Cotillon, et José, le meilleur brayeux, une belle lurette »… Mon père parut se recueillir… « N’oublie pas la Chauffeuse. » Oui, elle sera de la courvée. Pauvre vieille, toujours alerte ! Ben sûr, le brayage du lin va défuntiser avant la Chauffeuse

En un tour de main, la Fine fut attelée. Vous ne savez pas, vous autres, mais rapport à la froidure de la nuit, la veille au soir, on avait été cri la pauvre bête au bout de la terre, dans la cédrière. Et en avant la Fine ! amain tant qu’on voulait, avec ça, pas ombrageuse la moindre miette. En avant la Fine ! c’est pour la courvée du père François.

Et vous y serez vous les Landry, les Raymond, les Gauvin et les Lévesque ; vous y serez aussi le violonneux du Cotillon, et vous aussi José. Drès huit heures, le grand frère s’en revenait déjà dans la route de l’Embarras avec la Chauffeuse de la Haute-Ville. Il en était tout fier. Ecoutez donc : la Chauffeuse passait pour être sorcière un brin, et la légende, une légende mystérieuse et télescopique avait poussé avec la neige de ses cheveux.

Mais où donc était sise la brairie ?… Les petits doigts froidileux des enfants d’école se montraient une fumée bleuâtre qui s’élevait sur le dépent du Coteau de Pins. On leur avait dit à ces bonshommes de dix ans, n’y allez pas c’est la fournaise au diable. Il n’en était rien pour la raison bien simple que c’était là la brayerie de l’Embarras. Et le ruisselet qui, selon leur dire, s’en allait comme un petit fou vers l’abîme, oui, c’était lui-même qui léchait le foyer de la brairie…

On y allait par le chemin du grand Michel, au sorouêt de ses bâtiments. À peine sept ou huit pagers, sous de hautes épinettes grises, le temps de longer la grosse Roche et on se trouvait dans l’enfoncement du Coteau. Ah ! le joli spectacle ! C’était là l’arène où les brayeux luttaient d’agilité et d’empressement. Et dans l’arène, de la mousse sur les cailloux, des feuilles toutes jaunies éparses sur le gazon ; à l’entour, des grands arbres, puis à quinze pas du foyer, dans le beau mitan de la place une touffe d’érables.

La brayerie de chez nous est très vieille. Je me suis laissé raconter son histoire par grand’père. Elle existait avant lui, et pourtant mon grand-père n’était pas une jeunesse puisqu’il a défuntisé à quatre-vingt-quatorze ans. On l’a bâtie l’année de la grande semaille du lin. À l’automne, un mesieu de la ville devait venir le chercher. L’automne arriva, mais le mesieu resta invisible. Pour sûr, nos vieux n’étaient pas d’humeur à brayer seuls des centaines de bottes de lin, en le faisant griller dans le four à pains. Un beau matin, il y eut du parlement entre les gens du rang, et on alla édifier la brayerie commune au bout du Coteau de Pins.

…À l’abri des rafales et des entêtements de la tempête, on creusa au pied du roc, une fosse qui devait servir de braisier. Aux angles, on planta les montants, quatre bâtons noueux qui se terminaient en fourches. Jetez là-dessus de bonnes gaules d’épinette rouge, et vous aurez cette espèce d’échelle qu’on appelle à la brairie l’échaufaud

Pour le séchage du lin, il ne reste plus qu’à étendre sur ce gril rustique une mince couche de lin, et qu’à allumer un feu pas trop malin.

Quand je vis l’arène pour la première fois, toutes les brayes étaient déjà en place et les brayeux avec. Le matin de notre courvée, il y en avait des brayes, j’en ai compté 22. On les avait disposées en cercle, autour du fourneau, pour la commodité de celui qui devait donner les poignées de lin aux brayeux. Apprenez que ce fut moi qui reçus cette besogne glorieuse.

Vous ne les connaissez pas les brayes ! Petits malheureux, il vous faudrait les avoir vues briser la poignée, la tordre sous leurs puissantes mâchoires, pour bien les comprendre. Apprenez toujours que la braye se tenait à hauteur d’homme. Supposez-lui la forme que vous voudrez ; celle de chez nous ressemblait à un chevalet de bois, qu’on aurait assis sur deux pieds écartés. La partie supérieure, qui se terminait par le manche, n’était rien moins qu’un petit auget renversé s’enfonçant dans les rainures de la partie inférieure.

Maintenant voulez-vous la faire fonctionner, levez le manche de l’auget, couchez sur les rainures la poignée de lin, et frappe qui frappera, l’auget en descendant s’enfoncera dans la poignée, comme les mâchoires d’un animal.

C’était merveille de voir José. Je puis vous acertifier que le lin se tordait sous sa braye de m’risier. De la gueule inexorable, les aigrettes montaient et descendaient comme de petites folles. Sa poignée est déjà passée au crible, il reste bien de l’étouppe au bout, mais bon sang, elle va partir, car d’un geste magnifique, il vous émouche le lin, sur le dos de sa machine. Hourrah pour José ! Voyez son beau cordon de filasse et il a fini une beauté plus vite que les autres. Sa réputation est encore assurée.

Pourtant ce sont de fiers brayeux que les gens de l’Embarras. Ils vous le brayaient le lin sec, et dans l’arène, c’était une poussière ininterrompue d’aigrettes, et sur le sol une jonchée d’étoupe qui allait jusqu’aux jambages des instruments.

Près du fourneau, c’est Bébé à Donat, un bébé de 32 ans, farceur comme quatre, puis c’est Landry, notre maitre-chanteux de la paroisse, et pour vrai il mâchonne toujours un air populaire, une bribe de Préface ; à l’abri des érables, p’tit Coq de la Haute-Ville, ce nom lui fut donné en cadeau, un jour qu’il régimenta fort ses camarades, même au bout du poing. Il ne faut pas oublier Bastien, l’éternel êtriveux, et les petits Gauvin, deux boulets de 6 pieds 3 pouces.

Et pensez-vous que c’était à la brayerie, comme dans un cloître. Les gens de l’Embarras, au dire, de tous, ne passaient pas pour avoir la langue pendue au palais. À lui seul, Bastien suffisait à faire enrager tout le monde. « Tiens, P’tit Coq s’est abrité sous les arbres, pour se préserver des indiscrétions du soleil », et on savait bien que P’tit Coq était le plus cuivré de ses co-paroissiens. « Le petit Gauvin a trop veillé hier soir aves sa blonde, c’est pour ça qu’il fait dodo sur sa braye. » Souvent, il y mettait de la malice. S’apercevant qu’il manquait des cheveux sur la tête de José, il en donne l’explication. « Mesieur José, ce sont les voisines qui vous ont calé de la sorte. » Ce n’est pas pour diminuer la réputation de José, mais il ne passait guère pour se battre avec ses voisines.

À midi-sonnant, on prit la guignolée, sur le bord du ruisselet. Elle nous était venue avec les plus belles filles du rang et on les disait presque toutes belles les filles de l’Embarras. Ce n’était pas en vain qu’avaient mijoté dans la graisse brûlante des croquignoles tout dorés, et qu’avaient cuit dans le vaste fourneau du poêle à deux ponts les pâtes à viande et les tartes de raisin. C’était pour le dîner des brayeux. Ainsi le voulait à l’époque des courvées la doulce coustume.

La Chauffeuse retourna vite à son fourneau, chacun à sa braye et Bastien à ses êtrivements.

Mais il n’était pas toujours chanceux avec le sexe faible et je vous assure qu’assez souvent il se faisait revirer de la belle manière. De temps en temps, le violonneux sifflait une gigue, ou bien Landry étouffait les bavardages des brayes de sa voix de stentor. Et c’étaient des airs canadiens qui venaient rythmer le travail de Landry… « Ah ! courez, courez, courez, petite fille brune et gentille, ah ! courez, courez, venez ce soir vous amuser »… Ah ! qui marierons-nous ?… Dans mon chemin, j’ai rencontré… C’est la belle Françoise, lon, gai… Mon père avait un beau champ de pois… Vive la canadienne, vole, mon cœur, vole… Vive la Canadienne et ses jolis yeux doux. Tous de reprendre, « et ses jolis yeux doux, doux, etc. »

J’oubliais de vous dire que dans la relevée j’avais dû céder ma besogne aux jeunes filles. Les brayeux, même ceux qui avaient pris femmes, trouvaient la chose fort à propos. Et je vous assure qu’à travers les atomes d’aigrettes, on pouvait deviner des regards qui ne manquaient pas de feu, des sourires qui n’étaient pas sans charme. Mêlés au murmure bon enfant du ruisselet, on aurait pu surprendre des propos qui auraient fait mourir de jalousie les maris un peu exaspérés des mauvaisetês de leur compagne.

Assis près du vieux four à chaux, je ne cessais de regarder la Chauffeuse. En la voyant avec sa manteline de laine grise, avec sa grosse jupe d'étoffe du pays et ses souillers plissés à la main je m’imaginais qu’ainsi devait être la sorcière de domaine d’Haberville, au temps des anciens canadiens. À la considérer si attentive à son feu, mon esprit revivait malgré lui les menaces des vieux Romains : « Malheur à la vestale qui laisse s’éteindre le feu sacré ! »

Mais non, le feu de notre vestale ne s’éteindra pas, une rafale est venue du nordet se jeter dans le braisier. La flamme irritée monte, monte, elle lèche l’échafaud… Puis les brayes se taisent, les agaceries discontinuent, un cri s’élève : « La grillade ! La grillade ! » Nous étions à la brunante, et à la dernière fournée de lin ; je vis très bien à la lueur de la grillade, l’arène avec ses érables, les brayes à demi ensevelies dans l’étoupe, et les brayeux tous bâtis à la canadienne, avec chemises carreautées, culottes d’étoffe, bottes sauvages aux pieds… Au clocher du village sonnait l’angélus du soir… Mon père droit et ferme tout près des grands érables jaunes se découvrit : « L’Ange du Seigneur annonça à Marie… » Les brayeux de répondre : « Et elle a conçu par l’opération du Saint-Esprit »… C’était ce qu’on appelait le clou du brayage. N’allez pas croire que c’en était fini de la courvée. Pour payer les brayeurs on organisa la veillée immédiatement après le souper.

Dans la grande pièce de la maison, on revécut dans le temps de le dire un bal rustique et campagnard. C’était là que le violonneux prenait ses aises, une beauté mieux que sur la braye. Et les vieux furent d’avis que les jeunesses savaient encore battre les ailes du pigeon… Et les jeux ! je vous assure qu’il y en eut des jeux, et pour tous les goûts !

Le premier article au programme, c’était la chasse au lièvre.

Qui veut manger du lièvre n’a qu’à courir après
Coure après ton lièvre, là-bas, dans ces forêts.
Ce soir-là, le Chasseur, ce fut moi, et le lièvre,

vous l’avez deviné, n’est-ce pas ? Il portait jupon, et il avait de beaux yeux bleus. Imaginez si j’y allais de bon cœur : « c’est mon amie que je veux, courons tous ensemble ; C’est mon amie que je veux, courons tous les deux.


Quand j’avais rattrapé le lièvre, je ne le mangeais pas, pour sûr. Mais je feignais de le perdre pour le courir encore… Pour faire étriver le sexe faible, on vendit du plomb, et je vous réponds que les acheteux se faisaient tirer l’oreille avant de solder leurs dettes ; on passa le Pont d’Avignon, on joua au Colin Maillard, à Madame demande sa toilette. Lorsqu’il s’agissait de retirer ses gages, c’était un moment psychologique et parfois fort angoissant. On avait condamné le petit Jauvin à aller cueillir un baiser sur des… joues roses. Et pour y mettre un peu d’hésitation, il vit les joues roses reculer toujours… P’tit coq par exemple dut couper 10 verges de ruban avec ses dents, et bien d’autres injustices pour rire…

Bien sûr à frôler tant de joies, dans leur coin, les vieux jonglaient. Mon père ne put retenir une explosion de souvenirs : « Dire que ça s’en va les courvêes, et avec elles les types les plus précieux… Pour les labours le Grand Michel n’avait pas son pareil pour vous coucher une mie égale et épaisse. À l’Épluchette du Blé-d’Inde, et au foulage des étoffes, tous les gas et les filles du rang qui n’avaient pas encore perdu leur gaîté, se réunissaient en une courvée fort populaire. Et d’un travail très monotone, on faisait une fête joyeuse et animée… Pour le coupage, la bonne Aglaé vous menait sa planche du bord au meilleur coupeux et une belle lurette encore… Pas de plus adroit que Baptiste à Gendron pour planter le bouquet, au levage d’une grange !…

Et mon père souligna qu’avec ces types avaient pour ainsi dire disparu nos corvées les plus populaires. Peut-être qu’avec José et la Chauffeuse, on verra aussi mourir le brayage du lin.

D’ailleurs, la Chauffeuse sentait déjà décroître sa réputation. Les enfants se la montraient du doigt : « Pourquoi l’appelle-t-on la Chauffeuse ?… » Et souvent la réponse ne venait pas.

Il était onze heures… Landry entonna alors le couplet populaire qui terminait toutes les soirées : « Bonsoir les amis, bonsoir ; Bonsoir les amis, bonsoir les amis, bonsoir !… Quand on est si bien ici, quand on est si bien ensemble, devrait-on jamais se séparer ?… » Et les veilleux de reprendre : « Bonsoir les amis, bonsoir… Au revoir… » Puis ils partirent…

Pendant que sur la route de l’Embarras, la Fine reconduisait la Chauffeuse, à la maison de mon père on s’agenouilla devant la croix noire et après la prière du soir, les ave Maria se succédèrent aux ave Maria… La courvée était bien terminée…


Thomas MIGNEAULT
Lionel GENEST
Québec, novembre 1916