La cité dans les fers/Mors et vita

Éditions Édouard Garand (p. 30-32).

XIV

MORS ET VITA


André Bertrand ne put chasser de sa pensée les visions de cet après-midi. Toujours il avait présent à son imagination la tête mutilée de cette femme aux lèvres pendantes, et toujours il revoyait la figure crispée de l’enfant à la borne-fontaine.

Des idées de mort chevauchaient dans son cerveau. Une grande haine de ceux, tous ceux, qui, de près ou de loin, avaient contribué à cette tuerie atroce, le tenaillait. Il se sentait énervé, et, ne pouvant souper, s’enferma dans son appartement, pour y passer la soirée, loin des réalités.

Sur sa table un livre était ouvert, un volume de critiques littéraires dont il avait lu quelques pages la veille pour se distraire. Il essaya de s’y absorber. Ce fut en vain.

Il devint la proie de la sentimentalité et éprouva tout à coup un besoin de tendresse.

La vie le ressaisit avec plus de force, plus de violence ; son cœur battit avec un rythme plus grand.

Devant ces mystères de la mort qu’il avait côtoyés, le mystère de la vie se dressa.

Il voulut les sonder, les éclaircir.

Qu’est-ce que la Vie, qu’est-ce que la Mort ?

La Vie c’est l’amour, la Mort c’en est la négation.

L’amour ! source unique des actions de l’homme. Tout s’y rattache, tous les sentiments y sont apparentés.

Il pensa à Lucille ; les yeux mi-clos, il évoqua sa silhouette.

Par un contraste, et qui se produit souvent, cette sensation de mort, s’emparant avec une acuité pénétrante, de son âme, lui fit trouver à la vie une beauté plus grandiose. Il constata que l’amour en était l’épanouissement.

De nouveau la pensée de Lucille s’empara de lui. Elle chassa le souvenir tragique qui l’obsédait tantôt pour n’y laisser qu’un désir, un désir fou de la revoir. Il avait soif d’elle. Il éprouvait un besoin physique de contempler ses yeux, d’entendre sa voix, et, de sentir près de lui, sa chère présence.

L’excès d’émotivité causé par les événements de la journée, l’avait fait vibrer. Il était sujet à s’attendrir.

— « Je vais la voir » se surprit-il à songer tout haut.

Il fit sa toilette, et se rendit, chemin du Belvédère, à la résidence de Sir Vincent Gaudry.

Celui-ci était à Ottawa. Bertrand savait cela comme il savait que Lucille était à Montréal pour l’avoir entrevue la veille en auto.

Il voulait s’ouvrir à quelqu’un, se débarrasser, en le racontant, de tout ce qui le hantait. Il voulait laisser quelque part ses souvenirs douloureux, dans un épanchement de tout son cœur.


En entrant dans la maison du Solliciteur général, l’on pénétrait, après avoir traversé l’antichambre, dans un hall luxueux et spacieux. Un escalier de marbre était au fond.

Le domestique introduisit Bertrand dans cette pièce.

Pendant quelques minutes, il attendit dans un engourdissement de tout l’être physique la venue de la jeune fille. Il était accablé de lassitude.

Un pas léger fit résonner les dalles de l’escalier. Il se leva et alla vers elle.

En l’apercevant, elle rougit un peu et il remarqua un léger tremblement sur ses lèvres.

Elle lui tendit la main, il la prit entre la sienne. Il remarqua combien fine elle était et combien blanche.

— Bonsoir Mademoiselle. Ma visite vous surprend.

— Beaucoup.

— Elle vous embête ?

— Je ne dis pas.

Subitement, il se sentit gêné devant cette femme. Son assurance l’abandonna et ce fut d’une voix humble qui ne lui était pas habituelle qu’il balbutia.

— Dans ce pas, permettez-moi de me retirer.

— Puisque vous êtes rendu… Je m’en voudrais de vous faire gâcher votre soirée.

Elle le regarda, étonné de le voir sans cette humeur altière qu’elle lui avait toujours connue.

— Et puis-je savoir le mobile de cette visite ?

— Une soif de vous revoir. Un besoin violent d’être près de vous.

— Puisque vous désiriez tant me revoir, pourquoi avez-vous manqué à votre promesse de m’écrire avant votre départ pour Ottawa.

— Vous attendiez donc ma lettre ?

— Qui sait ?

Il la contemplait avec une expression de ferveur dans le regard qui surprit la jeune fille.

Que lui est-il arrivé ? pensa-t-elle. Comme il a l’air étrange ce soir. Ses yeux noirs n’ont pas leur éclat coutumier.

Elle retrouvait un André Bertrand nouveau, autre que celui qu’elle avait connu jusqu’ici.

Et lui, non plus ne se reconnaissait pas. Cette femme le fascinait. Il tenait ses yeux rivés sur elle et ce regard avait l’air de mendier un peu de pitié.

Son esprit de combativité l’avait abandonné. Ce soir il aurait sacrifié son avenir brillant pour passer sa vie à côté d’elle. Rien que de l’avoir là, devant lui lui causait une langueur doucereuse. Ses nerfs trop tendus, s’étaient relâchés.

— Votre père est toujours à Ottawa, demanda-t-il ne sachant plus soudain quoi dire.

— Oui. Et vous, depuis quand êtes-vous revenu à Montréal ?

— Depuis une semaine.

— Votre visite a été courte dans la capitale. Elle n’en fut pas moins mouvementée.

— Vous savez…

— J’y étais… Et un éclair de fierté passa dans son regard. Je vous félicite… Mon père et moi nous ne nous entendons pas en politique… Moi je suis de votre parti, ajouta-t-elle dans un demi sourire… Vous avez l’air triste ce soir…

Il lui raconta alors ce qui venait de se passer. Au fur et à mesure que le récit avançait, il s’échauffait. Le spleen dont il souffrait tantôt, se dissipa. Il retrouva son énergie momentanément engourdie.

Quand il eut terminé de la faire part des faits du jour, il se leva et alla s’asseoir sur le divan, tout près de la jeune fille.

— Lucille, lui dit-il, en s’emparant d’une de ses mains qu’il tint prisonnière dans la sienne, vous m’avez dit à notre dernière rencontre que vous ne serez jamais ma femme. Avez-vous changé d’avis ?

Elle ne répondit rien et regarda dans le vide, les yeux vagues.

— Lucille, reprit-il, je me suis aperçu ce soir, que vous étiez dans ma vie l’un des idéals que je poursuis. Et c’est aujourd’hui, devant la mort qui m’environnait, que je me suis rendu compte que je ne puis vivre sans vous. Sur toutes les têtes tombées aujourd’hui pour ma cause, je jure que je vous aime, que je n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais d’autre femme que vous. Je caresse deux grandes ambitions, l’une la délivrance de mon pays et l’autre… vous le savez… Lucille, regardez-moi dans les yeux, franchement. M’aimez-vous ?

— Je vous aime, répondit-elle. Je vous aime depuis la première fois que je vous ai aperçu. Vous avez gagné votre pari. Ce n’est que depuis, que je me suis aperçue que je vous aimais.

Il l’attira vers lui et sur ses lèvres, déposa un baiser où il mit toute son âme.

— Croyez-vous à la Destinée ?

— Maintenant j’y crois.

— Tant d’obstacles nous séparaient. Comme il a fallu de hasards accumulés pour qu’existe cette chose si simple mais combien sublime : Notre amour. Tout, nous éloigne l’un de l’autre et pourtant tout nous attire l’un vers l’autre.

— J’ai peur pour vous quelquefois.

— Votre amour me sera un talisman.

Il lui fit part de ses projets, de ses rêves de grandeur. Il lui raconta son espérance d’être un jour cité dans l’histoire, comme l’un des politiques les plus grands de son siècle.

Elle l’écoutait, blottie près de lui, heureuse de l’entendre, et confiante que ses aspirations se réaliseraient.

— Après ce qui s’est passé cet après-midi, qu’allez-vous faire ?

— Proclamer ouvertement la République, Notre République. Je répudie les maîtres que nous nous sommes donnés.

— Il vous faudra combattre, il vous faudra lutter.

— Nous combattrons. J’irai vers l’avenir avec un courage nouveau, Lucille… je vous aime à la vie et à la mort… pour l’éternité. Que je périsse en édifiant mon œuvre la mort me sera douce puisque j’emporterai avec moi la consolation d’être aimé par la seule femme du monde dont je convoite l’amour… Ne dites rien à votre père et quoi qu’il advienne ayez confiance en moi.

Quand il quitta la demeure de Lucille Gaudry ce soir-là, André Bertrand se sentit une âme de vingt ans. Pour un peu, malgré la tristesse de l’heure et l’incertitude du lendemain, il aurait chanté à tue-tête la joie de vivre.