La cité dans les fers/La semence de sang

Éditions Édouard Garand (p. 27-30).

XIII

LA SEMENCE DE SANG


Que MacEachran fut un ancien universitaire, cela ne le paraissait guère. Il manquait, dans la vie pratique, des premières notions de la psychologie.

Peut-être la rage qui bouillonnait en lui, depuis les légendaires soufflets dont on l’avait gratifié, avait-elle obstrué son sens des réalités.

Il cherchait un moyen de se venger des papistes et des Canadiens-Français, qu’il tenait responsables de cet affront.

Des conseillers fanatiques entretenaient cette rage, scrupuleusement.

Ils réussirent à le persuader que sa vengeance ne pourrait mieux s’exercer qu’en frappant ses ennemis dans ce qu’ils avaient de plus cher : la religion.

Il prêta l’oreille à ces discours et une semaine après, il ordonna de saisir les biens des sœurs de Saint-Vincent de Paul, à Montréal. Ces religieuses, qui tenaient un hospice pour les vieillards, les orphelins et les enfants trouvés, n’avaient pu payer les taxes nouvelles imposées sur leurs propriétés.

Leur unique source de revenus résidait dans les dons de la charité publique. Elles vivaient de quêtes et d’aumônes.

Le peuple appauvri était moins généreux et c’est à peine si elles pouvaient boucler leur budget et subvenir à l’entretien de leurs pensionnaires. Aux agents du fisc, elles répondirent qu’elles étaient dans l’impossibilité matérielle de payer au Trésor, les sommes exigées.

Le Ministère ordonna donc de saisir leurs biens.

Cette mesure rigoureuse avait pour but d’effrayer la population et de lui laisser entendre que le Régime avait la poigne solide et qu’il n’entendait pas qu’on le bravât impunément.

Et c’est là où le premier ministre manqua de psychologie.

Il y a deux choses qu’on ne peut attaquer chez un peuple sans soulever des tempêtes violentes et des rancunes vivaces : Son argent et sa religion.

On peut attenter à sa vie.

MacEachran en avait eu un exemple, les premiers temps de son arrivée au pouvoir. L’Empire soutenait alors une guerre injuste en Asie. Il arracha de force la jeunesse du foyer paternel pour l’y envoyer. Il y eut des protestations. Ce fut un feu de paille. L’enrôlement s’effectua sans graves désordres.

Mais lorsqu’on attente à sa bourse, le peuple ne devient plus qu’un animal pressé par la faim. Il n’y a rien qui donne du cœur au ventre comme d’avoir le ventre vide. On ne spécule pas sur la faim. On déchaîne alors des cruautés sans nom.

Attenter à la religion d’un peuple est encore plus grave. Le mysticisme s’en mêle et l’on fait du peuple persécuté, un peuple de martyrs. Le sang des martyrs est le meilleur ferment d’héroïsme.

Ces deux notions primaires de l’art de gouverner, MacEachran les avait oubliées.

Les ouvriers souffraient de la faim, résultat du chômage. Des rancœurs germaient en eux qui allaient bientôt croître et se développer.

En persécutant les sœurs de Saint-Vincent de Paul, le premier ministre donnait le signal du soulèvement. Il le précipitait, il le déclenchait.

Les sœurs de Saint-Vincent de Paul avaient leur hospice dans l’est de la ville, au milieu d’une population faubourienne, laborieuse et dense.

Le bruit se répandit vite que des hommes de police, munis de mandats, dévalisaient cette maison. Chacun dans les alentours aimaient ces bonnes sœurs dont le dévouement désintéressé avait soulagé tant de misères.

Dès que les premiers meubles furent sortis au dehors et jetés dans des camions automobiles stationnant à la chaussée, la foule des curieux devint de plus en plus compacte. Elle grossissait à vue d’œil ; il en venait par toutes les rues ; il en venait de toutes catégories, des vieillards, des femmes, des enfants, des jeunes gens, des hommes d’âge mûr.

Bientôt, sur la rue Sainte-Catherine, la circulation fut obstruée.

Les hommes de police n’en continuaient pas moins leur honteuse besogne, avec un zèle digne d’une meilleure cause. Les meubles s’empilaient dans les camions. Les effets de lingerie, les ustensiles, tout ce qu’on pouvait trouver, était enlevé du couvent.

Plusieurs camions étaient chargés prêts à partir.

Dans la foule, des grondements se faisaient entendre : des menaces se proféraient.

Un ouvrier, un jeune homme de 23 ans grimpa sur une auto.

— Hé ! les gars ! on va-t-y laisser piller nos bonnes sœurs comme ça ! On est-y des canayens ou ben on en n’est-y pas !

Ces paroles firent l’effet d’une décharge électrique.

La foule se mit en mouvement. Une ruée se produisit vers les portes où l’on arrachait leur butin, de force, aux agents.

Les camions furent vidés.

Les femmes, les enfants, se mirent de la partie. Des vociférations, des hurlements se faisaient entendre.

L’affluence grossissait toujours.

De nouveaux arrivants joignaient les rangs.

Obéissant aux ordres, les policiers et les huissiers tirèrent du pistolet.

Ce fut un déchaînement de fureur. Les projectiles qui tombaient sous la main pleuvaient sur eux. De temps à autre, un homme ou une femme atteint d’une balle s’affaissait. Au lieu de calmer la foule, cela l’excitait davantage.

Groupés ensembles les agents fédéraux faisaient feu à bout portant. Les pierres volaient autour d’eux.

Le flot montait toujours.

Il ondulait, il oscillait avec un bruit de vague courroucée. Il refoulait les agents, les cernait.

Des femmes se suspendaient à leurs cheveux, et, rendues folles de colère ou d’indignation, les mordaient aux oreilles, au nez, à la joue, là où leurs dents pouvaient s’enfoncer.

Un camion se mit en marche. On sauta dedans et il s’ensuivit un corps à corps effréné.

Des chauffeurs s’étaient sauvés.

Les coups de feu continuaient de retentir, mais moins nombreux. Ils diminuaient d’intensité ; les munitions s’épuisaient.

Des agents s’étaient enfuis.

Une clameur folle, étourdissante, un hurlement de fauve enragé dominait cette orgie de combat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La Cavalerie !

Ce mot fut vociféré à pleine gorge.

Débouchant, par une des rues transversales, les « Rough Riders » le sabre au poing entrèrent dans la mêlée. Les chevaux se cabraient, les sabres s’abattaient.

Bien que la sachant perdue, la foule continua la lutte.

Elle était armée d’une furie sacrée.

Des cavaliers, saisis par leurs bottes, étaient désarçonnés. On les désarmait : on sautait sur leurs chevaux et l’on continuait de défendre ses droits.

Et la cavalerie chargea. Les lames des sabres luisaient, sous le soleil.

De la bouche des militaires, des jurons sortaient, des « goddam » gutturaux.


Dans le couvent, les sœurs priaient. Elles récitaient le « De profundis » et imploraient la miséricorde de Dieu.

De la tristesse planait dans la modeste chapelle. Les voix étaient émues, ferventes et les accents religieux montaient dans l’air que parfumait encore un reste d’encens.

Dans les fenêtres, des vieux et des orphelins regardaient, le nez écrasé sur la vitre, le carnage de la rue. Ils se contorsionnaient de peur et l’horreur du spectacle, agrandissait leurs prunelles.


Piétinant, écrasant impitoyablement ceux qui se trouvaient en son chemin la cavalerie réussit enfin à refouler les manifestants dans les rues transversales. Elle les divisa et les pourchassa jusqu’à ce qu’épeurés, affolés, ils s’enfuirent en désordre dans les ruelles, dans les cours, partout où un abri s’offrait pour les garantir des coups.

La nouvelle de cette échauffourée se répandit par toute la ville.

Le maire arriva sur les lieux.

Dans les rues le sang faisait des taches et se mêlait à l’essence des moteurs qui y séjournait par plaques.

Le soleil se couchait, rouge de feu, en harmonie avec la scène.

Des cavaliers gardaient la place. Ils faisaient accomplir de la voltige à leurs chevaux. Ils semblaient fiers de leur exploit. D’autres baissaient la tête et regardaient, honteux, les victimes de la journée.

Dans le couvent, les religieuses continuaient de prier. Ces saintes femmes apaisaient au pied de l’autel le trouble de leurs âmes.

Les murs de pierre de l’hospice n’avaient pu empêcher les clameurs de la rue de monter jusqu’à elles.

Elles frissonnaient d’angoisse pour tant d’êtres humains qui s’entretuaient.

Le soleil maintenant plongeait dans l’horizon, son cercle sanguinolent.

André Bertrand et Eusèbe Boivin, avertis par téléphone, arrivèrent en auto.

Les soldats dispersaient les badauds.

On entendait des sanglots, des gémissements, et des jurons.

Une femme courut se jeter sur un enfant de quinze ans qui se soutenait d’une main à une borne-fontaine et de l’autre se tenait le ventre qu’un coup de sabre avait ouvert. Les entrailles lui pendaient. Il poussait des hurlements de douleur et la souffrance convulsait sa face. Ses cheveux blonds étaient collés sur ses tempes par une sueur froide qui y perlait.

— Mon pauvre petit Charles, s’écria la femme.

Elle embrassait le pauvre visage blêmi ; elle grimaçait ; elle montrait le poing.

— Ah ! les maudits ! Ils me le paieront !

Un militaire voulut l’arracher de force à cette étreinte macabre.

Bertrand et son compagnon s’y opposèrent, indignés ; une rage sourde, faisait leur voix haletante.

Le militaire voulut lever son sabre.

Le maire s’interposa. Il montra les insignes de sa dignité.

— C’est moi qui suis le maître dans cette ville et je vous ordonne de quitter la place.

Il grimpa sur un perron et demanda aux assistants d’être calmes. Il enjoignit aux « Rough Riders » de retourner à leurs casernes et se porta garant de l’ordre et de la tranquillité.

Dans le lointain on entendait les sirènes des ambulances et des fourgons de la morgue.

Une voix impérieuse prononça quelques mots en anglais. Les rangs de la Cavalerie se reformèrent et celle-ci s’éloigna au trot des montures.

Le maire continua de haranguer les spectateurs. Il les incita à regagner leurs foyers pour ne pas nuire au travail des brancardiers et des ambulanciers. Il verra à ce que leurs droits soient respectés et dès demain, le conseil réuni en session spéciale, étudiera les faits.

Il fut obéi en partie.

André Bertrand et Eusèbe Boivin firent le tour des blessés et des morts. Ils ne parlaient pas tant était grande l’émotion qui les oppressait.

Des cadavres gisaient, des mourants râlaient, des blessés se tordaient de douleur.

Parmi ceux-ci, des innocents, des femmes, des enfants, avaient payé leur tribut à la Cause Nouvelle.

Une femme avait eu la figure labourée d’un coup de sabre. L’œil sortait de l’orbite, et pendait, soutenu par un nerf, le nez était ouvert, et la lèvre fendue en deux, découvrait les dents que tachait le sang de la gencive.

Plus loin un homme étendu dans la rue, se tenait les côtés de ses deux mains crispées. Les chevaux, en passant dessus, avaient laissé les marques des fers. Il essayait de parler et les sons ne pouvaient sortir. Et c’en étaient d’autres, dont les vêtements déchirés et souillés, se collaient aux plaies béantes ; d’autres frappés d’une balle qu’on devinait par le filet de sang déjà coagulé.

Les brancardiers accomplissaient leur devoir en silence.

Les ambulances partaient avec leurs charges et revenaient à toute vitesse chercher d’autres blessés.

Les morts s’empilaient pêle-mêle dans le lugubre fourgon de la morgue.

Les médecins et les gardes allaient de l’un à l’autre leur donner les premiers soins.

L’aumônier de l’hospice et quelques prêtres des paroisses voisines circulaient au milieu des moribonds et des blessés, les oignant de l’huile sainte et faisant sur eux le geste auguste et ample du pardon.

Le jour s’obscurcit. Bientôt les lumières électriques brillèrent aux poteaux.

Des traînées de pourpre subsistaient au firmament.

Dans une mare de sang, Bertrand aperçut un morceau de matière grisâtre, un morceau de cervelle humaine.

Un frémissement nerveux le secoua et sur ses joues deux larmes coulèrent.

— Allons-nous-en, Boivin, dit-il, comme on achevait d’emporter les derniers cadavres et les derniers blessés.

L’arroseuse automatique de la ville lava à grande eau la chaussée et les trottoirs.

Le sang et les déchets humains mêlés à l’eau prirent leurs cours vers les bouches d’égout.

Les derniers curieux se dispersèrent et la place reprit son aspect coutumier.

Rien ne subsistait de la tragédie de tantôt.