La cité dans les fers/Le soufflet à la face

Éditions Édouard Garand (p. 23-25).

XI

LE SOUFFLET À LA FACE…


André Bertrand se félicita du résultat de cette entrevue. Une grande joie était en lui. Sa vie prenait un sens qu’il n’avait pas soupçonné jusqu’alors. Toutes ses actions revêtaient un caractère nouveau pour lui.

Il était pris d’une folle ardeur.

Il se sentait rajeunir et toute son âme vibrait.

Elle avait accepté d’être au rendez-vous. Elle avait accepté de dîner avec lui, lui, que quelques mois auparavant elle avait renié.

Le fait était significatif.

Les sentiments qu’il éprouvait vis à vis d’elle, il était sûr de la réciproque.

Leurs âmes communiaient dans une union mystique.

Sans cela, y aurait-il pensé si longtemps et le souvenir d’une rencontre fortuite aurait-il été si tenace ?

Il était content ; il exultait.

Dans quelques jours, comme il l’avait annoncé, il partait pour Ottawa.

Il avait promis de lui écrire. Il changea de tactique. Il n’écrivit pas et se fia au hasard qui les ferait rencontrer à nouveau. Lui écrire c’était indiquer trop clairement qu’il en était épris. Il voulait piquer l’amour-propre de la jeune fille, et de cette façon, créer chez elle le désir de le revoir.

L’atmosphère de la Capitale sentait la poudre. Il y avait dans l’air de la fumée de bataille.

Les journaux ministériels étaient réticents sur les projets des radicaux.

L’opposition se tenait sur la défensive. On chuchotait que le groupe québecquois se porterait à l’attaque. Les premières séances n’apportèrent qu’un grand désappointement aux curieux et aux curieuses qui encombraient les galeries dans l’attente d’un coup de théâtre. On ne fit que voter les crédits destinés à la marine impériale.

Soudain, dans la ville le bruit courut que, vendredi, le premier ministre prononcerait un discours important. On le commentait d’avance : les potins allaient leur train.

Les journalistes locaux et les courriéristes parlementaires de Montréal, Québec, Toronto et des autres grandes villes s’acharnaient à saisir les intentions des principaux chefs de clan.

Bertrand était muet ainsi que les siens. À chaque tentative d’interview il éludait les questions trop précises en traitant de choses vagues.

De quoi MacEachran parlerait-il ?

À la dernière session, il était demeuré coi, opposant la force d’inertie aux attaques de ses adversaires. Cela n’avait pas fait l’affaire de ses partisans et plusieurs journaux jaunes lui reprochaient sa couardise.

Maintenant il changeait de tactique. Attaqué, il attaquait à son tour. Il démasquait ses batteries.

Le grand jour arriva.

Jamais une multitude de peuple aussi considérable n’avait envahi le Parlement. Les tribunes regorgeaient.

Les journalistes étaient aux aguets.

Dans l’enceinte des députés, peu de sièges étaient vacants. Tous étaient au poste dans l’incertitude d’un vote qui pourrait compromettre la vie du ministère.

Après quelques débats insignifiants, le premier ministre se leva.

Ce fut un silence général. Les têtes se tendirent. Quelques-uns portèrent la main à l’oreille pour s’en faire une corne d’acoustique. Ils ne voulaient perdre aucune parole.

MacEachran parla.

Il fit une profession de foi impérialiste, chantant l’amour de l’Empire comme la plus belle vertu civique. « Soyons d’abord des Impériaux, ensuite des Canadiens ».

Réfutant les allégués de l’opposition concernant la loi du tarif il s’évertua à prouver que nous y gagnions en pratiquant le libre-échange.

Ensuite vinrent les questions épineuse de race, de langue et de religion.

Il affirma de nouveau que tant que lui-même ou son parti serait au pouvoir la langue française n’aurait pas de droits égaux à l’anglaise. « Nous sommes en pays anglais, s’écria-t-il, et nous ne permettrons pas à ces maudits papistes de Québec, “those damned french canadian” de nous régenter et de nous faire la morale ».

Durant quelques instants, il vomit insulte sur insulte sur la race française et attaqua ensuite les communautés religieuses. Il déclara formellement que celles-ci, de gré ou de force, paieront les taxes et que la loi récente à ce sujet aurait force rétroactive.

Dans les rangs de la gauche plusieurs députés manifestaient de l’impatience. Le sang latin des ancêtres bouillait. Mais sur un signe du chef ils recouvrèrent leur calme apparent.

MacEachran continua de déblatérer. Ses propos frisaient l’insulte grossière. Pas un mot de protestation ne s’élevait : aucune interruption.

Dans les galeries on ne comprenait plus rien et cette séance commençait de devenir monotone. On était loin du déchaînement de colères qu’on attendait. Beaucoup déjà regrettaient leur après-midi, déçus qu’ils étaient dans leurs prévisions.

Cinq heures sonna. Le premier ministre parlait encore et sur le même ton.

André Bertrand se leva.

Il pénétra dans l’espace libre au milieu, et, froidement, s’avança vers le premier ministre. Tout le monde se demandait la signification de ce geste.

Sa démarche ne décelait aucun signe d’énervement.

Sa figure était impassible.

Il avançait toujours.

Il s’approcha de MacEachran…

… Et tout à coup l’on entendit un bruit sec retentir sous la voûte gothique.

Il venait d’appliquer sur la joue droite du premier ministre un soufflet formidable.

Avant même que le premier mouvement de surprise ne fut passé, il lui souffleta la joue gauche.

— Here is your answer.

Cela fut tellement brusque que les spectateurs de ce coup de théâtre demeurèrent figés de stupeur et que Bertrand, de son même pas tranquille, put quitter le lieu des séances. Ses députés le suivirent.

Le soir même ils prenaient le train pour Montréal.

Le signal de la lutte était donné.

Le sort d’une race était lié intimement à son insu.