La cité dans les fers/Le chef

Éditions Édouard Garand (p. 20-23).

X

LE CHEF


L’énergie était la qualité dominante d’André Bertrand. Il savait vouloir. Et quand il voulait quelque chose, il savait prendre les moyens pour arriver à ses fins.

Caractère cassant et violent, il avait su se maîtriser.

Orgueilleux, il ne doutait jamais de lui-même. Ce sentiment humain, la peur, lui était inconnu. En face de l’avenir, des évènements et des hommes, il n’avait jamais eu peur.

Son physique avantageux et sa force herculéenne lui étaient un atout considérable. Crâne, ne détestant pas les aventures, il tenait à la fois du Cyrano, du Mirabeau et de Mussolini. Et ce mélange formait un singulier personnage d’une force rare.

Il possédait dans ses yeux noirs un charme étrange, et, de sa personne, il se dégageait un magnétisme naturel dont il se servait avec beaucoup d’habileté.

Il était bien le Chef désigné du grand mouvement National. La jeunesse l’idolâtrait et ses adeptes se feraient tuer pour lui, heureux d’accomplir le sacrifice. Il savait utiliser tous les dévouements parce qu’il savait en faire preuve lui-même, et, à l’occasion, payer de sa personne.

Capable des plus grands enthousiasmes, il subissait nécessairement les réactions inhérentes aux tempéraments comme le sien. Jamais il ne les laissait voir. Quand il lui arrivait des moments d’abattement, il s’enfermait chez lui, tendant sa volonté comme un arc et faisant renaître en lui-même sa confiance en l’avenir. Alors il prenait plaisir à vaincre les obstacles. Il aimait l’obstacle pour l’obstacle. Il éprouvait à les surmonter une volupté cérébrale qui le payait de tous ses efforts.


Après son entrevue avec William C. Riverin, il redoubla d’activité, intéressant à sa cause plusieurs financiers de la métropole. Plus que jamais il était décidé à l’action. Il frémissait de tout son être en songeant à la lutte prochaine.

Parfois, au milieu d’une lecture, il se surprenait à se lever tout d’une pièce pour arpenter, nerveusement, la largeur de son vivoir. Il atténuait ainsi la fièvre que certaines pensées lui causaient.

Quelques semaines seulement, le séparaient de l’heure fatale de la Grande Mêlée.

Ce soir-là, il demeura chez lui, après avoir averti le concierge qu’il ne voulait être dérangé par quiconque.

De temps à autre, il s’enfermait avec lui-même et repassait en son imagination les derniers évènements tâchant d’en dégager les faits saillants et d’en tirer les conclusions nécessaires.

Il éteignit toutes les lampes, ne laissant allumé que le foyer artificiel de la cheminée où le jeu de lumières donnait l’illusion de charbons incandescents.

Il s’étendit, dans cette quasi obscurité, sur le sofa de cuir qui garnit l’un des pans de mur de son vivoir, alluma un cigare, et fit le relevé des derniers évènements.

Après quoi il chercha à s’analyser.

Il scruta son moi, pénétra jusqu’à ses derniers retranchements, pour en dénicher les pensées secrètes.

Cet exercice mental lui était salutaire. Il lui permettait de bannir impitoyablement certains sentiments plutôt nocifs, et, par l’auto-suggestion, d’en accroître d’autres, comme l’enthousiasme et l’ardeur.

Il était un peu rêveur et sentimental.

Il conservait, de la sentimentalité, juste assez pour ne pas lui nuire et assez de rêve pour lui faire continuer d’entreprendre des choses que l’homme trop terre à terre et trop pratique n’aurait pas osé.

Tous les conquérants, comme tous les inventeurs et ceux qui ont laissé leurs noms à la postérité à la suite de grandes œuvres ont dû être des rêveurs. Sans cela, ils ne seraient pas sortis du « vulgum pecus » pour lancer en plein essor, vers les sommets.

La richesse de son tempérament le portait au rêve.

Il s’y abandonnait parfois.

C’était une accalmie dans le tourbillon de sa vie.

Il rêva donc dans une demie somnolence qui engourdit son être physique.

Dans ses pas et démarches, des derniers temps, il n’eut rien à se reprocher, il ne voyait aucune lacune dans le plan d’ensemble qu’il avait adopté. Il était prêt. Ses positions faibles étaient fortifiées. Il n’attendait plus que le moment propice pour donner le signal qu’on attendait de lui.

Son rêve dévia.

Il songea à Lucille Gaudry.

Sa vie, toute entière, avait été sevrée de tendresse. Il ne connut pas sa mère, et son enfance s’écoula dans les collèges, et sur la terre paternelle, où durant les mois de vacances il travaillait avec les hommes. Cela ne lui avait pas enlevé la faculté de s’émouvoir et d’émouvoir, ce don d’émotivité qu’il possédait et savait communiquer.

D’où venait que, jusqu’alors, jamais son cœur n’avait battu, de la même façon que le jour où il se rendit compte qu’il aimait Lucille Gaudry. Pourtant rien ne semblait favoriser cet amour. Au contraire, tout les éloignait l’un de l’autre : les circonstances fâcheuses de la première rencontre, l’ignorance totale sur ce qui la concernait suivie de la conviction qu’elle était la fille de Vincent Gaudry, les manières cavalières à son égard.

Et puis dans l’espace d’une année ils ne s’étaient vus que quelquefois.

Pourquoi n’a-t-il cessé à diverses reprises d’y songer et a-t-il éprouvé cette sensation curieuse de la connaître depuis toujours.

Il avait rencontré beaucoup de femmes dont plusieurs avaient tenté de l’attacher. Longtemps il avait fréquenté Yvette Gernal, l’artiste célèbre dont on vantait partout le charme et la beauté.

En présence d’aucune, il n’avait éprouvé ce que la vue de Lucille faisait naître en lui.

Un peu superstitieux et même beaucoup — c’était sa faiblesse, comme ça été la faiblesse incompréhensible de beaucoup de grands hommes — il en vint à la conclusion, qu’en amour, la prédestination existe, et qu’il y a, de par le monde, une femme désignée par le hasard pour assouvir notre besoin d’idéal. Tant de circonstances fortuites avaient été prévues depuis l’origine des temps pour que leurs vies se rencontrent… Il se demanda pourquoi il l’aimait.

Il ne le sut pas et fut tout étonné de cette constatation.

Il l’aimait parce qu’il le fallait. Il sentait entre elle et lui une affinité pleine de mystères.

Était-ce bien possible, que lui, André Bertrand, devint amoureux de la fille de Vincent Gaudry.

Il ne s’attarda pas à démêler les difficultés qui surgissaient de ce côté. Il avait une manière à lui de les éluder. Quand il ne voyait pas d’autres moyens il les niait. Elles n’existaient pas.

Il aimait la fille, non le père ; le père il le mettra dehors de chez lui dès le début, et il n’en continuera pas moins à le mépriser.

Le cœur humain a souvent de ses inconséquences.

Il décida donc, sans plus de façon, d’épouser la jeune fille.

Il se leva, s’assit à sa table et lui écrivit une lettre courte, péremptoire.

« Mademoiselle : —

    « Je veux vous rencontrer sans faute jeudi soir dans le « palm court » du Windsor. Nous dînerons ensemble. J’ai une communication excessivement importante à vous confier et qui intéresse votre avenir ».

Cette missive achevée, il se frotta les mains : « Voilà une affaire bâclée » pensa-t-il.

Du moment qu’il voulait une chose, il ne s’occupait plus de ce qui pouvait survenir. Vouloir, pour lui, c’était pouvoir.

Le jeudi suivant, il se rendit à l’hôtel Windsor assuré que Lucille Gaudry y serait.

Elle y était.

Elle avait pris le thé, à l’hôtel même avec une amie, et mue, comme poussée par une force supérieure à sa volonté, elle avait attendu, malgré l’insolite de cette conduite, l’homme qui la voulait voir.

La curiosité, cette qualité ou ce défaut bien féminin, avait aidé à cette résolution de l’attendre.

Qu’avait-il à lui dire de si important ?

Elle se rappela aussi de devoir certains dommages pour un accident survenu à Ste-Geneviève l’an dernier. Elle mit tout sous le prétexte de régler cette petite affaire.

Le politicien la salua et s’inclina respectueusement.

— Mademoiselle, je vous remercie d’être venue à mon rendez-vous.

— Monsieur, il n’y a aucuns remerciements à m’offrir. Je me rappelle vous devoir certains dédommagements pour… Et c’était la seule occasion que j’avais de m’en acquitter.

— Ne parlons pas de cela pour le moment. Vous acceptez de dîner avec moi ?

Elle lui répondit en souriant.

— Comme je suis votre débitrice, je vous suis obligée.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle à manger et que nombre de convives se retournèrent de leur côté, sa vanité de femme fut secrètement flattée des hommages inconscients qu’on rendait à son chevalier servant de ce soir.

À la dérobée elle regarda André Bertrand. Elle ne put s’empêcher de le trouver beau.

L’habit l’avantageait, en faisant mieux ressortir son torse d’athlète. Très droit sur ses jambes, il allait de sa démarche assurée, le buste en avant, saluant de ci, de là, des connaissances à lui.

Il lui avança un siège et s’installa en face d’elle, à une table à deux dans un coin de la salle. L’abat-jour orange d’une petite lampe à pieds projetait sur le frais visage qu’il avait devant lui, des ombres colorées. Il pensa à son tour « Elle est bien belle ».

Elle avait perdu un peu de sa morgue hautaine, mortifiée intérieurement de cette démarche, à l’insu de son père.

Que dirait-il lorsqu’on lui apprendra que sa fille s’était affichée publiquement avec son ennemi le plus dangereux ?

Et puis était-ce bien dans les convenances ?

Pourtant, elle le connaissait. Ils s’étaient rencontrés à deux reprises.

Assis en face l’un de l’autre, ils ne parlaient pas, s’observant mutuellement.

Au bout de quelques minutes, il rompit le silence.

— J’ai à vous faire part d’une décision que j’ai prise récemment.

— Vraiment ! Et cette décision ?

Les coudes sur la table et le menton appuyé sur ses deux mains jointes, il la regarda fixement, dans les yeux.

Elle soutint le feu de son regard, sans broncher.

— J’ai décidé, continua-t-il, appuyant sur chacune des syllabes, que d’ici un an vous seriez ma femme.

Elle éclata de rire, d’un rire franc, qui fit creuser deux fossettes dans ses joues roses.

— Vous avez décidé cela ? Monsieur Bertrand, vous en serez pour votre décision. Cela ne sera pas.

— Pardon Mademoiselle. J’ai dit « J’ai décidé » et quand j’ai décidé une chose, il faut qu’elle s’accomplisse.

— Eh bien moi ! je décide à mon tour que jamais je ne serai votre femme.

Un peu agacé par cette résistance, il tambourina des doigts sur la table.

— Mademoiselle Gaudry, je ne reviendrai plus sur cette question. Je vous é-pou-se-rai quand je jugerai le moment venu.

— Alors, c’est un défi ?

— Admettons que c’est un défi.

— Pour me parler comme cela, m’aimez-vous donc.

— Peut-être.

— Vous ne me connaissez pas ?

— Je vous connais depuis toujours avant même de vous avoir rencontrée. Je vous ai pressentie depuis qu’un cœur d’homme a commencé de battre dans ma poitrine. Je vous ai pressentie dans chaque émotion qu’un paysage, une œuvre d’art, une belle musique m’ont causé…

— Vous êtes poète…

— Pourquoi ne pas l’être à ses heures ?

— La poésie et moi faisons mauvais ménage. Je suis matérialiste, moi, je n’aime que le fait brutal…

— J’élèverai votre âme…

— Vous êtes amusant.

— Je ne badine pas, je suis sérieux. Vous m’aimerez si vous ne m’aimez déjà.

— En plus d’être un poète, vous êtes un fat.

— Je vous remercie de votre appréciation. Vous n’avez pas le sens des nuances. Je corrige votre phrase : Je suis un orgueilleux. Il ne faut pas confondre avec un fat.

— Et vous êtes également un insolent. Pour couper court, je ne vous épouserai JA-MAIS. Je ne vous aimerai JAMAIS.

— C’est ce que nous verrons. Moi je suis sûr du contraire et, tenez, cet automne même, je fixe la date au mois d’octobre, je vous conduirai à l’autel.

— Ce sera un enlèvement.

— Si vous le désirez. Je vous ai dit que pour moi une chose décidée est une chose à moitié accomplie. Si vous ne m’aimez pas avant notre mariage vous m’aimerez après. Je gagnerai votre amour. Je le gagnerai à ma façon.

— Il y a mon père.

— Votre père n’existe pas. Ce n’est pas lui que j’épouse.

— Je vous défends de parler ainsi.

— Je vous obéis.

Et comme le dîner achevait :

— Quand vous reverrai-je ?

— Jamais.

— Quand vous reverrai-je ? répéta-t-il en se levant.

Fatiguée à la longue de cette conversation plutôt curieuse, et qui, sans qu’elle s’en rendit compte, l’avait plongée dans un trouble indéfinissable, elle répondit comme obéissant à une volonté supérieure :

— Quand il vous plaira…

Elle se ressaisit et tandis qu’elle montait dans le taxi qui la devait reconduire chez elle.

— Je ne vous reverrai plus.

— Mademoiselle Lucille, vous reviendrez sur votre décision. Je vous écrirai ces jours-ci avant de partir pour Ottawa. Je sais que vous y accompagnez votre père. Je vous rencontrerai au Château Laurier.

L’auto stoppa devant la somptueuse résidence du Solliciteur général, qui se dressait orgueilleusement, sur le flanc du Mont-Royal.

La jeune fille descendit.

Avant d’entrer, elle regarda tant qu’elle put l’apercevoir l’auto qui descendait le Chemin Belvédère

Elle s’enferma dans sa chambre.

Elle se sentait lasse.

Tout à coup sans raison apparente, elle se mit à pleurer des larmes chaudes qui lui coulaient le long des joues.