La circulaire ministérielle du 22 mai 1879 et les maîtres-adjoints d’école normale

La circulaire ministérielle du 22 mai 1879 et les maîtres-adjoints d’école normale
Revue pédagogique, second semestre 18794 (p. 196-201).

LA CIRCULAIRE MINISTÉRIELLE
du 22 mai 1879
ET LES MAÎTRES-ADJOINTS D’ÉCOLE NORMALE


La Revue du mois de juin passe sous silence la circulaire ministérielle du 22 mai dernier, relative aux titres de capacité à exiger des aspirants à l’inspection primaire et des maîtres-adjoints des écoles normales ; mais d’autres journaux d’instruction n’ont pas observé la même réserve ; aussi ce document est-il tombé dans le domaine public et donne-t-il lieu, à l’heure qu’il est, aux interprétations les plus diverses, aux commentaires les plus hasardés.

Il serait bien désirable, quand des questions de cette gravité surgissent, et que l’autorité appelle les intéressés à faire connaître leur sentiment, qu’ils pussent se réunir par groupes et mettre en commun leurs lumières et leur expérience, afin d’arriver à formuler une opinion basée sur la saine appréciation des faits, et non — ce qui pourrait être le cas pour des avis individuels— sur des idées préconçues, sur des circonstances locales, sur des antipathies ou des préférences personnelles.

Le ministre veut le progrès, personne parmi nous n’en doute ; pour le réaliser, il lui faut avant tout la vérité. Il la demande ; à nous à la dire : c’est notre devoir.

Seulement lequel d’entre nous peut se targuer de la posséder tout entière ? Une pareille prétention serait de l’outrecuidance. En revanche, chacun de nous a son fonds d’observations, son acquis, ses vues, ses aspirations ; et il est hors de doute que si tout cela était mis en commun, débattu avec bonne foi, il en sortirait quelque chose d’utile et de pratique.

Les instituteurs ont leurs conférences cantonales et s’en trouvent bien ; ne pourrions-nous pas avoir, nous, des conférences régionales ?

Cet instrument de progrès nous fait défaut encore ; mais de là il ne résulte nullement qu’il nous soit interdit de converser entre nous pour nous communiquer nos idées en matière pédagogique et scolaire.

Le voulons-nous ? En voici le moyen : la Revue nous ouvre libéralement ses colonnes ; répondons à un appel qui nous honore ; groupons-nous autour de la fouille amie, et nous aurons, à la fois, un centre de réunion et une tribune.

Inutile de dire que toujours nous nous renfermerons dans les limites du juste, du raisonnable, du vrai ; et que la critique sera marquée invariablement au coin d’une parfaite urbanité. Jamais de personnalités, cela va de soi.

Je viens de poser le précepte ; qu’il me soit permis d’y joindre l’exemple.

Directeur d’école normale, je soumets en toute confiance à l’examen et à la critique des lecteurs de la Revue, en particulier de mes honorables collègues et des maîtres-adjoints, les réflexions que m’a suggérées la partie de la circulaire du 22 mai, qui nous touche directement.

Voici les termes de la circulaire : « On a appelé mon attention sur l’utilité qu’il y aurait à ne confier les emplois de maîtres-adjoints, dans les écoles normales, qu’à des maîtres éprouvés qui, après un examen spécial, auraient témoigné de connaissances pédagogiques suffisantes, et seraient en état d’initier les futurs instituteurs à l’art d’enseigner. »

Je déclare dès l’abord que, dans ce que j’ai à dire, je ne sépare point les directeurs des maîtres-adjoints, quoique la circulaire vise nominativement ces derniers seulement : nous sommes une famille et solidaires les uns des autres ; nous avons une commune origine et nos titres de capacité sont les mêmes ; si nos fonctions diffèrent sur quelques points, nous collaborons à la même œuvre, le but que nous poursuivons est-identique et nous ne pouvons rien les uns sans les autres ; enfin beaucoup de directeurs sont d’anciens maîtres-adjoints.

Au point de vue de l’enseignement, les écoles normales ont un double objectif : dispenser l’instruction aux futurs instituteurs et les initier à l’art d’enseigner ; mettre entre leurs mains l’instrument et les rendre aptes à s’en servir. Et cela dans le but de former des instituteurs à la fois instruits et experts, des praticiens éclairés qui agissent toujours en connaissance de cause et n’abandonnent rien au hasard ; des hommes de progrès, en un mot, qui voient nettement le but et qui y marchent résolûment.

Or, pour que ce résultat puisse être obtenu, il faut que le personnel enseignant des écoles normales remplisse les conditions voulues de savoir et de savoir-faire, d’instruction et d’aptitude. C’est logique et c’est forcé : le professeur ne peut pas donner ce qu’il n’a pas.

Par conséquent, il y a indubitablement « utilité » à pourvoir les écoles normales de « maîtres éprouvés ».

J’arrive à cette conclusion en m’appuyant exclusivement sur des raisons de principe ; mais il y a des raisons de fait, et elles ne sont pas moins concluantes que les premières.

La circulaire fait, à l’endroit de la valeur des maîtres, un aveu dont la signification n’échappe à personne : « l’utilité qu’il y aurait à ne confier les emplois de maîtres-adjoints qu’à des maîtres éprouvés », n’a pas besoin de commentaires.

En second lieu, comment expliquer, sinon par l’insuffisance des maîtres, la mesure qui a été prise dans ces dernières années, de confier les principales matières du programme à des professeurs de l’enseignement secondaire ? Certes, ce n’est pas de gaieté de cœur que le ministère s’est imposé ce surcroît de charges ; s’il n’avait pas été reconnu et prouvé que des cours complémentaires sont devenus indispensables, on n’eût pas songé à nous rendre tributaires des lycées et des colléges.

Faut-il qu’à ces deux faits, qui sont de notoriété publique, j’en ajoute d’autres que nous devons à l’expérience personnelle ? Cela est superflu : la question est jugée.

Partant de là, je n’hésite pas à convenir que « l’examen spécial » a de puissantes raisons d’être.

Mais je regrette, je l’avoue en toute franchise, qu’il ne s’agisse que de « connaissances pédagogiques ».

Ce n’est pas que je songe à disputer à la pédagogie le rôle important que lui assigne la circulaire ; loin de là ! Je désirerais même, avec beaucoup de collègues, qu’elle figurât, comme matière distincte et éliminatoire, sur le programme du brevet primaire. Mais enfin, pourquoi borner cet « examen spécial » à la seule pédagogie, lorsqu’il y a tant d’autres lacunes à combler ?

Est-il donc rationnel que les directeurs et les maîtres-adjoints, pour être investis de leurs fonctions, n’aient à justifier que des seules connaissances élémentaires qu’ils sont appelés à inculquer dans l’esprit de leurs élèves ?

Ne faut-il pas, de toute nécessité, que pour enseigner avec autorité le maître domine de haut la matière à traiter ? Et l’enseignement ne reste-t-il pas forcément terre-à-terre, si cette condition essentielle manque ? Cela est vrai pour les professeurs de tous les degrés ; en vertu de quel privilége échapperions-nous à cette loi ?

Tirons de ces prémisses la conclusion qu’elles comportent, et convenons, de bonne foi, que notre simple brevet d’instituteur est un titre de capacité insuffisant ; ajoutons que nous sommes animés du désir ardent d’arriver à nous suffire à nous-mêmes, et que dès lors nous sommes prêts à faire les efforts les plus sérieux pour nous relever et nous mettre à même de rendre, dans nos chères écoles normales, tous les services que notre mission nous impose.

Donc « l’examen spécial » de la circulaire ministérielle répond à un de nos vœux les plus chers ; mais avec ce desideratum qu’il porte sur un programme plus étendu, sur des connaissances plus élevées, plus approfondies que le brevet primaire : qui veut la fin, veut les moyens ! La science pédagogique tiendrait la tête du programme.

Il serait désirable aussi, je n’indique ce point qu’en passant, que cet examen spécial tint compte des aptitudes personnelles des candidats en scindant en deux le programme général : lettres, histoire, géographie, etc., pour les uns ; mathématiques, sciences physiques et naturelles, dessin, etc., pour les autres, La pédagogie serait exigible pour tous.

Mais un examen de cette importance suppose, nécessite une préparation très-sérieuse ; par conséquent, il ne suffit pas de le décréter pour l’établir.

Dans l’état actuel des choses, le jeune élève-maître, muni on non du brevet complet, entre sans tarder en fonctions dans une école primaire et appartient corps et âme à son service ; de plus, il travaille pour le pain quotidien. Absorbé qu’il est par les devoirs qui lui incombent, aux prises parfois avec les nécessités de la vie matérielle, il lui est bien difficile, sinon impossible, de consacrer au perfectionnement personnel le soin voulu, le temps nécessaire. D’ailleurs, voulût-il marcher en avant, où trouverait-il des conseils et un guide ? La condition sine qua non du progrès lui fait défaut. Et cela est vrai pour la presque totalité des jeunes maîtres.

Quel est le moyen de combler cette lacune ?

Ce moyen, nous l’aurons le jour où le gouvernement de la République fera pour l’enseignement primaire ce que le premier Empire a fait pour l’enseignement secondaire, en créant, ou en réorganisant l’École normale supérieure ; et le second Empire pour l’enseignement spécial en créant l’école de Cluny ; le jour enfin où les élèves-maîtres, munis du brevet complet, pourront compléter leur instruction dans une école normale primaire supérieure. Et ici je répéterai hardiment ce que j’ai dit plus haut :

Qui veut la fin, veut les moyens.

Un dernier mot, pour finir. Disons-nous avec une entière confiance qu’un progrès en amène un autre ; et qué l’Administration, en se disposant à renforcer ses justes exigences à l’endroit des maîtres-adjoints, songe aussi à améliorer leur position : sa bienveillance pour nous tous nous en est un sûr garant. Elle n’ignore pas d’ailleurs que le bon recrutement est à ce prix. Ayons foi dans l’avenir, nous, les instituteurs du peuple ; tout nous y autorise. Nous avons entre les mains des intérêts chers à la République, et notre dévouement à la grande cause que nous servons, nous sera certainement compté.

Laval, le 19 juillet 1879.

Eug. Ungerer,
Directeur de l’école normale de la Mayenne.