Éditions de l'Action canadienne-française (p. 63-69).


IX

UN CANOT



DEPUIS que le Huron avait recouvré la mémoire, il ne s’était jamais trouvé à séjourner aux environs d’un grand cours d’eau, mais la forêt, où il habitait maintenant, était sise sur les bords du lac Gannentaha (lac Salé). Une petite rivière ayant sa source dans le grand lac-des-Iroquois[1], alimentait le lac Salé ; cette rivière, qu’on appelait Oswégo[2], reprenait son cours à l’autre extrémité du lac, d’où elle s’écoulait en un étroit et long canal pour se déverser ensuite dans le lac Seivisala, au domaine des Indiens sénécas.

Peu de temps avant son départ, le chasseur avait dit :

— À mon retour, dans l’été, Amiscou, je me procurerai un canot et nous irons faire des randonnées ensemble !

Le souvenir de cette phrase éveilla, chez le manchot, un coin encore engourdi de sa mémoire, et il se prit à penser à son art, longtemps oublié…

Un jour, il prit de l’écorce de bouleau et, à l’aide de son couteau, il confectionna, pour le petit Français, un canot minuscule, que celui-ci put faire flotter dans un ruisseau tout près de la maisonnette : ceci n’était qu’un jouet mais offrait la réplique exacte d’un canot véritable. Heureux de constater qu’il se rappelait encore l’art de travailler l’écorce, le manchot résolut de fabriquer une réelle embarcation, durable et solide comme celles que confectionnait jadis Cerf-Agile. Quelle belle surprise pour son ami, au retour du voyage ! Certes, ce serait un assez long travail, mais, bah !… le soleil se levait si tôt à cette saison… disparaissait si tard… Dès le lendemain, il se mit à l’œuvre ; il eut bientôt abattu les arbres qu’il lui fallait et se mit en frais d’en lever l’écorce.

L’Indien avait appris à Jeannot la surprise qu’il préparait pour le retour de son papa, aussi l’enfant était intéressé dans le travail de son grand camarade ; celui-ci l’amenait avec lui dans le bois, près de sa grotte, et le petit s’amusait tandis que le manchot travaillait assidûment de toute la force et l’adresse de son unique bras.

— Quand auras-tu fini ? lui demanda un jour Jeannot.

Hé !… je crois bien que lorsque mûriront les petites fraises rouges que tu aimes tant, la barque devrait être terminée !

Vers la fin de juin, en effet, un joli et solide canot était posé à l’ombre, tout près de la grotte du manchot ; renversé entre deux tronçons d’arbres, le fond bombé de la légère embarcation offrait cette belle couleur brun clair et rougeâtre de l’écorce du merisier et du bouleau. À l’intérieur de la caverne, deux avirons légers mais solides étaient appuyés à la muraille.

Amiscou était content, son travail lui plaisait, et il jouissait, par anticipation, du plaisir de son ami… bientôt, il serait de retour.

La journée avait été très chaude ; un peu fatigué de son travail, l’Indien entra dans la grotte, prit de la nourriture, puis, voulant profiter de la fraîcheur du soir, il sortit de nouveau et s’étendit paresseusement sur la mousse.

Depuis tant d’années qu’il avait la forêt pour demeure, il en était devenu épris et, poète inconscient, ce primitif y découvrait toujours de nouveaux charmes… Le contact continuel avec la nature l’avait affiné à son insu et rendu si rêveur qu’il se plaisait parfois à peupler son bois de formes fantastiques.

Ce soir-là, installé en face de l’entrée de sa caverne, la beauté de l’heure sembla le pénétrer et chaque coin de son domaine lui parut plein de mystère… la lune, en demi-cercle d’argent semblait un joyau suspendu au firmament et, dans sa pâle lumière, les troncs des grands arbres se transformaient en belles colonnes blanches, qui, à leur tour, devenaient de grandes fées nocturnes, se drapant dans cette lumière argentée ; au loin, à l’occident, Amiscou apercevait un coin du ciel qui se rayait encore de pourpre et d’orange… il savoura en artiste le charme du moment… À ses pieds, luisant dans un rayon de lune, le petit ruisseau semblait un ruban de lumière, se détachant sur le sol foncé de la forêt… et le solitaire, en contemplant cette douce clarté, crut, pour un instant, qu’il venait d’y voir la figure du martyr dont le souvenir hantait toujours sa pensée…

À ce moment, une petite bête velue fila près de lui… il chercha en vain à la saisir… c’était un castor. Le petit fourré se lança dans la caverne, Amiscou en ferma aussitôt l’entrée.

— Je le prendrai, demain, au petit jour, se dit-il. Mais le lendemain, le castor avait disparu, ce qui intrigua beaucoup l’Indien, car il n’y avait aucune ouverture à l’intérieur de la grotte…

Le canot était fini depuis plus d’une semaine et le chasseur ne revenait pas… Amiscou avait été si occupé pendant quelque temps qu’il se trouva un peu désemparé. Jeannot lui dit :

— Pourquoi n’en commences-tu pas un autre ? Il y en aurait ainsi un pour père et un pour toi ! L’Indien resta songeur pendant quelques moments, puis il dit :

— Amiscou n’a qu’un bras, il ne peut pas avironner !

C’était, en effet, chose impossible pour le manchot. Mais l’enfant reprit :

— J’irai avec toi dans le canot, je mettrai mes deux mains sur l’aviron : je ne suis pas encore bien fort, mais ta bonne main à toi aidera les deux miennes ! Tu conduiras ainsi la barque ! Veux-tu ? Papa dans un canot, nous deux dans l’autre !

— Hé, hé, acquiesça l’Indien, je crois que tu as raison, mon gars ! Alors, hop ! À l’ouvrage, je vais, dès ce matin, abattre les bouleaux qu’il me faudra.

Ce second canot fut encore mieux fait que le premier et, cependant, le manchot avait pris moins de temps à le confectionner. Il était à en achever la décoration lorsqu’il entendit la voix de Jeannot qui criait, à l’orée du bois :

— Amiscou ! Amiscou !

— Hé, je viens ! cria-t-il, à son tour.

En toute hâte, il se rendit vers la clairière se demandant ce qui avait pu arriver à Jeannot… ce fut le chasseur qui l’accueillit avec un bonjour joyeux !

Jean Brisot avait fait un bon et fructueux voyage : il avait rapporté une foule de choses pour le plaisir et l’utilité de son fils ; des vêtements, des jouets, des livres ; pour Onata un joli collier ; pour son ami indien une belle hache et un excellent couteau de chasse. Il se disait plein de nouvelles.

— Demain, dit-il, s’adressant au manchot, j’irai te trouver dans la forêt et nous causerons ; j’ai une foule de choses à te dire.

— Papa, fit Jeannot, tu ne pourrais pas, dès cet après-midi, faire une petite promenade dans le bois ?

Le chasseur vit que son jeune fils échangeait avec le manchot un signe de connivence… se doutant de quelque chose, sans savoir au juste que penser, il répondit :

— Mais oui, bien sûr ; dès maintenant si ça te plaît ! Allons, Amiscou, il faut bien faire plaisir à ce gamin ! N’est-ce pas qu’il a grandi ! Déjà un grand garçon, quoi !

À mi-chemin, l’Indien les quitta subitement et partit à grandes enjambées dans la direction de sa grotte… Lorsque le chasseur et Jeannot y arrivèrent, quelques minutes plus tard, deux beaux canots étaient alignés devant la caverne !

— Quelles barques magnifiques ! s’écria Jean, les examinant avec admiration ; où donc as-tu pu te les procurer ? Tu as dû les payer bon prix !

Le manchot se mit à rire :

— Pas trop cher, hein ! Jeannot ?

— Papa, c’est lui, c’est Amiscou qui les a faits, lui-même, ces canots !

— Pas possible ? Mais où donc as-tu appris à les fabriquer avec cette perfection ?

— C’est mon père adoptif, Cerf-Agile, qui m’a enseigné cet art. Je l’avais complètement oublié ! Un jour, cet été, songeant à ce que tu m’avais dit, j’ai pensé :

— Mais, je sais comment les fabriquer, moi, les canots ! Cerf-Agile m’a appris à endurcir solidement l’écorce du bouleau et à la rendre imperméable ; je sais la lier avec des lianes incassables, la coller à plusieurs doubles avec de la gomme de sapin, et, enfin, tous les détails me sont revenus peu à peu… je voulais te faire une surprise !

— Et tu m’as épaté, en effet ! Et ces beaux avirons, si légers, si forts, vas-tu les vendre avec les canots ?

— Amiscou te les donne, papa ; il les a faits pour toi !

— Bien vrai ? s’écria Jean, touché de cette marque d’affection, je te remercie, mon ami, et je t’assure que ce cadeau va nous être utile… tu pourras en juger toi-même, lorsque je t’aurai fait part, demain, de mes nouvelles importantes !


  1. Lac Ontario.
  2. Des travaux modernes ont changé le cours de cette rivière.