Éditions de l'Action canadienne-française (p. 45-50).


VI

LE CHASSEUR



APRÈS les heures tragiques qui avaient amené le martyre du missionnaire, Amiscou, pénétré d’une rage impuissante et d’un immense chagrin, s’éloigna à grands pas du village que les Iroquois achevaient de mettre à feu et à sang. Ceux-ci, devant le regard étrange et courroucé du manchot, sentirent s’accroître leur crainte des mauvais sorts et n’osèrent ni l’arrêter ni lui parler.

Le Huron regagna son gîte de la forêt, mais il avait maintenant en horreur ce pays, témoin du massacre de son guérisseur, de celui qu’il cherchait depuis si longtemps… sa grotte, il ne voulait plus y séjourner et, ramassant ses peaux de bête, il les enroula dans sa couverture, jeta le paquet sur son épaule, et, sans s’occuper de la saison rigoureuse, il se remit en route, se dirigeant cette fois vers des régions inconnues.

Chose extraordinaire, le souvenir de tout son passé lui était complètement revenu ; il se revoyait bambin au wigwam paternel du bourg de Sainte-Marie-des-Hurons, se rappelait les terribles jours de l’épidémie de variole, la faim, la famine, le passage des Iroquois et l’affreuse amputation de son bras, les tortures, la fièvre, la picote… puis la venue de Robe-Noire et la guérison soudaine qui s’en était suivie.

— Hé, se dit-il, songeant à l’horrible fin de son guérisseur, j’ai donc maintenant deux raisons pour me venger de mes ennemis !

Sa mémoire retrouvée lui fit penser à ses parents adoptifs ; il se rappela, avec émotion, les circonstances tragiques de leur mort, le massacre de Petit-Loup, son jeune frère tant aimé… Il revit en esprit les ruines fumantes du wigwam que son regard égaré n’avait pas cherché à s’expliquer, lorsqu’il avait repris connaissance après la tragédie, et, dans son cœur de primitif, les Andastes, comme les Iroquois, furent voués à la vengeance.

La notion du temps, néanmoins, lui demeurait encore vague ; ses longues années errantes ne lui semblaient qu’une étape passagère durant laquelle tous ces événements avaient sommeillé dans sa mémoire ; il ne savait plus au juste son âge ; sauf, sous ce rapport, Amiscou était redevenu un Indien normal et d’une rare intelligence.

Il usa de ruse, cependant, et garda volontairement son expression un peu étrange, afin de se procurer facilement les vivres et la couverture partout où l’amenaient ses pérégrinations. car il continuait toujours cette vie nomade qui lui était devenue naturelle.

L’automne de 1655 le trouva rendu dans le pays des Onontagués, célèbre pour ses cours d’eau nombreux, et ses forêts merveilleuses. L’une de ces forêts bordait de pins, de cèdres, d’épinettes et de sapins, les contours d’un joli lac, que les Indiens appelaient le lac Gannentaha (lac Salé). Au plus touffu de ce bois résineux, Amiscou découvrit une caverne qui se creusait sous un cap couvert de verdure. Cette grotte profonde lui rappelait un peu celle qu’il avait occupée à la nation du Pétun et il décida de s’y installer au moins pour quelque temps.

L’infirmité du manchot ne l’empêchait pas d’être très adroit et il eut vite aménagé à son goût le gîte qu’il venait de découvrir. Il était occupé à couper du sapin pour se faire un lit de branches lorsqu’il entendit des grognements, puis un coup de fusil… Il se glissa sans bruit vers l’endroit d’où semblaient provenir les sons et il aperçut un chasseur aux prises avec un gros loup noir. Sans perdre un moment, il s’élança et tomba sur la bête avec sa hache, ce qui permit au chasseur de se dégager, tandis que le manchot, de son bras puissant, frappait à coups redoublés et eut bientôt mis le fauve hors de combat…

Le chasseur, affaissé sur le sol, était douloureusement mais non très gravement blessé.

— Merci, mon ami, dit-il en langue huronne, tu viens de me rendre un fier service !

— Hé ! répondit Amiscou, avec un petit rire, ce loup était féroce !

— Oui, et la balle de mon fusil ne l’avait que légèrement atteint ! Mais qui es-tu, mon ami ?

— Amiscou, un Indien errant, récemment arrivé,… mais tu es blessé, Visage-Pâle, peux-tu te remettre en marche ?

— Je le crois, fit le chasseur en se relevant… mais ses forces le trahirent et il s’affaissa de nouveau.

— Où veux-tu te rendre ? Je t’aiderai à y parvenir.

— À l’orée de ce bois, dit le Blanc ; j’ai là une maisonnette ; l’endroit n’est pas très éloigné… avec ton aide je pourrai y parvenir.

Soutenu par l’Indien, le chasseur put marcher sans trop de difficulté et, bientôt, la petite maison apparut, blottie entre deux gros sapins, au fond d’une clairière.

Comme les marcheurs approchaient, une porte s’ouvrit et un enfant d’environ six ans se précipita vers eux.

— Papa ! Papa ! s’écria-t-il, saisissant la main de son père.

— Attends, mon Jeannot, dit faiblement celui-ci, je suis blessé… je te parlerai tantôt.

L’enfant recula, les yeux pleins de larmes. On entra à la maison ; une vieille Indienne parut à son tour et, avec son aide Amiscou, plaça doucement le chasseur sur un lit de camp, tandis que Jeannot inquiet ne le quittait pas des yeux.

Dès qu’il fut couché, le chasseur se sentit mieux, et il dit au manchot qui s’apprêtait à partir :

— Reste un peu, repose-toi, si tu n’es pas pressé de retourner chez tes amis !

— Je n’ai pas d’amis, dit l’Indien un peu tristement ; on me craint dans les tribus, mais on ne m’aime pas !

— Où est ta patrie ?

— Je n’ai pas de patrie fixe… j’erre de place en place…

— Pourquoi donc ? fit Jeannot, qui comprenait la langue huronne, pourquoi aussi ne t’aime-t-on pas ?

— On me croit sorcier, les enfants me fuient, ils ont peur !

— Moi, je n’ai pas peur ! s’écria l’enfant, se rapprochant davantage, tu n’es pas méchant ! Mais pourquoi n’as-tu qu’un bras ?

— On m’a coupé l’autre quand j’étais un gamin… c’est une longue histoire…

— Il faudra nous la conter ton histoire, mon ami, dit le blessé. Reviens-nous bientôt, la petite maison de Jean Brisot te sera toujours ouverte !

— Je reviendrai demain prendre de tes nouvelles, dit le Huron.

— Je guetterai ton arrivée, dit joyeusement le petit Français, et tu nous raconteras comment tu as perdu ton bras, hein ?

— Hé, répondit Amiscou, je te dirai cela à ma visite de demain… salut !

Portant la main à son front à la manière indienne le manchot sortit et s’éloigna rapidement vers l’intérieur de la forêt.