Éditions de l'Action canadienne-française (p. 39-44).


V

UNE RENCONTRE TRAGIQUE



L’ABRI étrangement caché, dans lequel le manchot venait de pénétrer si mystérieusement, était une grotte naturelle, dont l’entrée ne pouvait s’atteindre que par une excavation assez profonde, masquée par un fouillis de branches. Amiscou avait découvert l’endroit par hasard ; un jour, en marchant, il était tombé dans ce qui ressemblait à un puits séché ; une ouverture, dans l’une des parois, révélait l’étroite entrée d’une grotte où s’infiltraient des rayons de lumière. L’Indien en fit l’exploration et vit que l’air y pénétrait très bien ; après s’être assuré qu’aucune bête sauvage n’en avait fait son antre, il s’y installa à sa façon. Pour dissimuler l’orifice de cette cavité du sol, il tressa des tiges de jonc en une natte très solide et la couvrit de branches et de lianes ; un marcheur passait là-dessus comme sur la terre ferme… cependant, d’un mouvement de son pied, Amiscou pouvait reculer cette trappe improvisée, que sa main remettait en place dès qu’il avait pénétré dans l’étrange antichambre de sa demeure souterraine.

Le gros paquet que venait d’apporter le manchot contenait une épaisse couverture, une peau de renard et aussi des provisions pour plusieurs jours. L’Indien jeta la couverture sur le grabat de sapin qu’il s’était préparé, étendit la peau sur la terre qui formait le plancher de la grotte, alluma un petit feu de branches sèches, sortit des vivres et se mit à manger avec avidité ; puis, il étira ses longs membres, bailla, et se jeta sur son lit de sapin… D’un air rêveur, il regardait la flamme vacillante de son feu, dont la fumée s’échappait par les fissures de la muraille pierreuse ; il se sentait bien dans ce gîte où personne ne viendrait le déranger…

— J’y passerai la froide saison, se dit-il, et, quand reviendront les beaux jours, la verdure, les oiseaux, je reprendrai la route.

Dès que cette idée eût germé dans son cerveau malade, Amiscou commença ses préparatifs en vue de l’hiver. Il amassa une quantité de bois tombé, se procura chez les Indiens du bourg plusieurs bonnes peaux de bête, et à l’aide de sa hache confectionna un solide rempart qui défendrait, contre les loups et les renards, l’entrée de son asile, si ces bêtes rusées venaient à déplacer la natte de jonc qui masquait le trou dans le sol de la forêt. On était au début d’octobre. Aux yeux du manchot, ce lieu avait plus de charme qu’aucun de ceux qu’il avait habités ; le feuillage des érables lui semblait plus éclatant, les sapins plus verts, les cèdres plus odorants, les mousses plus veloutées que nulle part ailleurs et il aimait cette grotte, si bien cachée, où il se reposait de ses longues courses dans les bourgs avoisinants.

L’hiver vint et la neige couvrit partout le sol, mais le jeune solitaire ne souffrait ni du froid, ni de la faim ; endurci à la vie nomade, il n’en souhaitait point d’autre. Le soir, enveloppé dans de chaudes peaux de bête, assis devant le feu, ou étendu sur son lit de sapin, il songeait, poursuivi par la hantise inconsciente de son passé… depuis bientôt huit ans, il avait erré ainsi sans but et sans famille… Sur le rideau sombre de sa mémoire atrophiée, seule la figure de son guérisseur se détachait clairement ; il savait que c’était un Visage-Pâle, une Robe-Noire et, obsédé par son idée fixe, le grand manchot au regard vague espérait toujours le revoir ; il ne se rendait pas vraiment compte du passage des années, le temps n’existait pour lui que par le changement des vents glacés aux brises attiédies, de la verdure à la neige… Les animaux, les oiseaux, ses seuls compagnons, devinrent ses amis et il apprit à les bien connaître.

Un jour, il se trouva à passer dans la mission de Saint-Jean, située près de la frontière iroquoise. C’était un village huron assez considérable ; les gens de cette tribu y vivaient paisiblement, se croyant en sécurité à cause du traité de paix conclu l’année précédente avec leur dangereuse voisine.

Mais les Agniers ne respectaient guère leurs engagements et leur haine de la nation huronne ne se lassait pas ; aussi le spectacle de leur heureux petit bourg ne cessait de les irriter.

Le Sanglier, chef de cette tribu féroce, rassembla ses guerriers et on tint conseil au sujet de la bourgade ennemie.

D’un commun accord, la destruction des Hurons de ce village fut décidée ; en nombre considérable, on irait les surprendre, dès la prochaine lune.

Lorsque le manchot eût atteint la bourgade, elle était déjà cernée par les ennemis, mais, sournois, ils s’étaient cachés aux environs, attendant le moment de se rejoindre pour une attaque concertée et soudaine. Amiscou marchait dans la route enneigée ; de chaque côté les wigwams dressaient leurs toits pointus ; quelques gamins jouaient devant l’entrée de leurs demeures, tout était calme et tranquille.

Soudain, une clameur terrible retentit… les Iroquois, en bandes nombreuses, poussant leurs affreux cris de guerre, fondirent sur les paisibles villageois, et ce fut un massacre effroyable !

Mais voilà qu’une Robe-Noire s’élance à travers les blessés et les mourants, bénissant, absolvant, sans se soucier du danger qui l’environne… sa figure imberbe, transfigurée par l’ardeur intense de son sacrifice, se trouve un moment face au manchot… Celui-ci pousse un grand cri :

— C’est lui ! C’est lui !

Mais, à ce moment, le missionnaire chancelle… deux balles iroquoises l’ont atteint… Amiscou court vers lui pour le soutenir… le prêtre se relève, il jette sur le manchot un regard d’ineffable bonté… puis il retombe, car il perd son sang… Amiscou veut le secourir mais le missionnaire, blessé se traîne vers un Huron mourant pour l’absoudre… ; un Iroquois lève son tomahawk et lui fend la tête[1]

— Robe-Noire !… Robe-Noire !… je t’ai cherché ! gémit le manchot, agenouillé dans une mare de sang auprès du cadavre mutilé, pourquoi ne t’ai-je pas retrouvé avant ce jour ? Pourquoi n’ai-je pu te secourir ? Robe-Noire !… Robe-Noire ! je t’ai longtemps cherché…

Et les Iroquois, pris d’une crainte superstitieuse, n’osèrent troubler ce colloque de l’innocent avec la victime de leur rage infernale…


  1. Authentique (martyre de Saint Charles Garnier).