Éditions de l'Action canadienne-française (p. 31-34).


III

VIE ERRANTE



APRÈS être resté inconscient durant plusieurs longues heures, Amiscou ouvrit les yeux ; il se leva, fit quelques pas en chancelant et porta la main à sa tête… il ne se rappelait plus ce qui était arrivé !

Il chercha autour de lui… personne ! Il vit sans étonnement les cendres encore fumantes de la cabane de Cerf-Agile, n’eut aucun souvenir de sa vie si récente avec ses parents d’adoption, aucune mémoire du combat atroce qui venait de se livrer ; il passa auprès des décombres sans avoir l’idée de les fouiller, sans se douter qu’ils contenaient les restes calcinés des victimes de l’attaque andaste et, pris d’une sorte d’hallucination, il se mit à marcher à grands pas dans la direction de la bourgade voisine…

Son regard, devenu vague, semblait chercher au loin quelque chose qui l’attirait… il passa par un village où les gens le connaissaient ; ils lui parlèrent, mais il ne sembla rien entendre ; il avait l’air égaré, hébété, abasourdi… On lui offrit des vivres qu’il accepta sans parler et, regardant de tous côtés, il haussa les épaules et branla la tête comme chassant une pensée importune, puis, fixant son regard tout droit devant lui, il continua son chemin. Un peu plus loin, il quitta la route et, prenant la direction de la forêt, il disparut bientôt aux yeux des villageois…

— C’est le grand manchot de Cerf-Agile, dirent ceux-ci ; il semble être devenu fou ! Il a dû se passer quelque chose ; il faut aller voir ses parents…

Amiscou marcha sans arrêt toute la journée. Vers le soir, il s’étendit sur le sol du grand bois et s’endormit d’un sommeil de plomb. À son réveil, le lendemain, il se trouvait dans un état cérébral plus calme ; il se rendait compte de l’endroit où il était, mais du passé, nulle souvenance ; il sentait du mal à la tête, mais ne savait plus que c’était à la suite d’un coup de bâton ; il se rappelait être passé la veille dans un village où on l’avait nourri, mais, sauf son nom, Amiscou, sa mémoire ne lui apprenait rien !

À partir de ce temps, le manchot commença une existence nomade et étrange, sans gîte si ce n’est les abris qu’il s’aménageait dans la forêt ; il s’éloigna de plus en plus de la bourgade de son père adoptif, errant à l’aventure, ne se fixant nulle part. Il cheminait de hameau en hameau, ne se liant avec aucun compagnon, ne logeant dans aucun wigwam. Sa haute taille, la force inouïe de son unique bras, son regard étrangement fixe, le faisaient craindre et ménager ; les Indiens, superstitieux, voyaient en lui soit un sorcier, jeteur de sorts, ou un innocent, ami du Manitou ; dans l’un ou l’autre cas, il ne fallait pas risquer sa colère… Alors on lui donnait volontiers des vivres pour sa nourriture et de chaudes peaux de bête qui lui servaient de vêtement et de couverture.

Le jeune Huron, devenu ainsi étrange et nomade, n’était pas, cependant, un insensé ; il se rendait parfaitement compte de ses actions ; il voyait bien qu’on le craignait et il en profitait pour se procurer facilement ce dont il avait besoin ; toutefois, il avait complètement perdu la mémoire de son passé ; la vie ne comptait pour lui que du jour où il avait commencé son existence errante… De son enfance au bourg des Hurons, son adolescence à la tribu des Neutres, de ses parents véritables ou adoptifs, nul souvenir. Une chose, néanmoins, faisait exception et occupait sa pensée, car dans le nuage opaque qui obscurcissait sa mémoire un point lumineux se détachait : la figure suave de la Robe-Noire qui l’avait guéri… il ne savait de quel mal… La petite médaille du jésuite, passée dans une mince lanière de cuir, ornait toujours sa tunique.

Dans ses voyages ou plutôt ses pérégrinations, il apercevait parfois un missionnaire ; il accourait alors, espérant revoir la figure qui hantait toujours ses rêves de déséquilibré… le prêtre se tournait vers lui… non, non, ce visage barbu, ce n’était pas ce qu’il cherchait ! Déçu, il rebroussait chemin, se sauvait sans parler, et regagnait son abri solitaire à l’ombre des grands bois.

Les semaines, les mois, passaient, les saisons succédaient aux saisons et toujours le jeune Huron poursuivait sa vie errante ; de bourg en bourg, chez les Iroquois comme chez les autres nations, personne ne le molestait ; il ne parlait guère, sauf pour demander ce dont il avait besoin et qu’on se gardait bien de lui refuser ! Il retournait alors à la forêt protectrice et se cantonnait dans son gîte de prédilection.