Éditions de l'Action canadienne-française (p. 19-30).


II

EN FUITE.



LE PETIT Huron évadé de son wigwam, ne ressentant plus ni douleur, ni fièvre, humait avec délices l’air pur et frais du matin. Où allait-il ? L’enfant n’en savait trop rien, mais une pensée dominante le possédait… fuir… s’éloigner au plus vite de ce bourg infecté, rejoindre les gens de sa tribu qu’il avait vus disparaître sur la route, s’enfuyant vers un autre village, loin du danger de contagion !

Après avoir couru, marché, couru encore, le long du chemin désert, il s’arrêta, regarda de tous côtés, puis repartit de nouveau. Une neige légère était tombée durant la nuit et cette blancheur, sous le soleil matinal, rendait lumineuse la terre durcie de la route. On était aux derniers jours d’octobre et le froid, pas encore intense. Amiscou, comme tous les enfants indiens, était endurci à la fatigue et sa maladie, subitement guérie, ne lui avait laissé aucune faiblesse ; ce ne fut qu’après deux heures de course qu’il sentit le besoin de se reposer.

Le chemin aboutissait à une épaisse forêt, où le petit s’engagea sans hésiter ; il suivit un sentier battu, puis, apercevant un ruisseau qui filtrait à travers les branches tombées et les feuilles mortes qui jonchaient le sol, il s’arrêta pour s’y désaltérer ; un peu las, il s’assit à califourchon sur un gros sapin déraciné qui obstruait l’étroit sentier.

Alors le petit manchot se prit à réfléchir… où irait-il après tout ? Ses parents, victimes de la terrible maladie, ne lui avaient donné aucune protection… chez qui irait-il se réfugier ? Il ne savait même pas vers quel bourg il se rendait, mais il croyait bien que ce devait être Teanaustayé, ainsi que les Hurons désignaient la mission de Saint-Joseph… Il savait qu’il avait encore quelques heures de clarté devant lui, mais le bois semblait bien long… il lui faudrait se hâter pour en sortir avant le coucher du soleil…

Bravement, il se remit en route, pénétrant de plus en plus avant dans la forêt, où le sentier devenait indécis ; Amiscou dut se frayer un chemin dans la brousse, passant entre les souches, sautant par-dessus les arbres tombés. Sous le radieux soleil qui pénétrait à travers les aiguilles résineuses des grands pins et les branches dénudées des érables, la neige avait presque complètement disparu.

Cependant la faim commençait à tourmenter le marcheur ; son déjeuner, laissé par les soins de la Robe-Noire, n’avait pas assouvi son appétit d’adolescent… il n’y avait plus de fruits sauvages à trouver dans le bois à cette saison… rien à se mettre sous la dent !

La forêt devenait dense et mystérieuse, le sentier, maintenant, ne se retrouvait plus du tout. Longtemps le petit garçon marcha à l’aventure…

— Que ferais-je, se disait-il, si je rencontrais un ours ? Grimper dans un arbre me serait difficile, vu que je n’ai plus qu’un bras ! Me défendre contre une bête malfaisante serait plus difficile encore !

Pauvre petit ! Il marche… il marche… ne sachant dans quelle voie il dirige ses pas ; il s’arrête un moment pour écouter, puis il reprend sa course devenue hésitante… Le soleil baisse ; dans l’épaisseur du bois il fait déjà sombre… Amiscou est trop vaillant pour recourir aux larmes, mais il s’arrête de nouveau, découragé, regardant cette forêt impénétrable où l’obscurité s’en vient… il a froid, il frissonne un peu, il a faim et il commence à avoir grand’peur…

Soudain, un bruit le fait tressaillir… un craquement de branches… qu’est-ce ? Une bête ? Un homme ? Un Iroquois, peut-être, qui voudra lui couper son autre bras ? Ah ! Comme il les déteste ces éternels ennemis de sa tribu qui l’ont rendu infirme ! Mais il les craint aussi et, se glissant derrière un gros arbre, il cherche à se cacher…

À ce moment parait un Indien, un paquet au dos ; un enfant le suit pas à pas ; de loin Amiscou peut parfaitement les distinguer… ils approchent… l’homme, de son côté, aperçoit bientôt le petit Huron qui se croyait pourtant bien caché !

— Où vas-tu, gamin ? lui crie-t-il.

À cette question posée sans colère, Amiscou sortit de sa cachette et, un peu tremblant, répondit :

— Je veux me rendre à Teanaustayé pour…

— Tiens, tu es manchot ? interrompit l’Indien.

— Oui, c’est un…

Il s’arrêta pris de peur et, sans finir sa phrase, questionna à son tour ?

— Es-tu Iroquois ?

— Non, je suis Sconoton, dit Cerf-Agile, de la nation neutre et celui-ci est mon fils, Itchi Anaskari, (Petit-Loup). Tu n’es pas dans la direction de Teanaustayé, petit, tu en es même très loin !

— Alors, que faire ? demanda l’enfant avec inquiétude.

— Je retourne avec mon fils au village de ma nation, dit l’homme, mais il va nous falloir passer la nuit dans ce bois. Viens avec nous, je connais une bonne cache où nous pourrons rester jusqu’au jour ; as-tu faim ?

— Hé, grand faim, mais pas de vivres !

— J’en ai, moi, nous partagerons ; viens, garçon, suis nous si ça te plaît, nous serons bientôt rendus à la cache dont je t’ai parlé. Quel âge as-tu, petit ?

— J’ai vu douze fois revenir la chute des feuilles.

— Tu es grand pour cet âge ! Allons, en route maintenant pour arriver au gîte avant l’obscurité !

Content de la tournure que prenaient les événements, et réconforté par la perspective d’un repas prochain, Amiscou suivit lestement Sconoton et Petit-Loup. Au bout d’une demi-heure de marche, ils avaient atteint l’endroit voulu : une grotte assez profonde se creusait sous un énorme rocher… nos trois marcheurs y pénétrèrent. Cerf-Agile alluma un bon feu à l’entrée ; les enfants apportèrent des branches sèches, tandis que l’Indien entourait de roches ce foyer improvisé et y déposait une grosse bûche de bois humide pour garder la braise et prévenir le danger d’incendie. Auprès de ce feu réconfortant, le jeune Castor se sentit bientôt réchauffé, surtout après avoir dévoré avec avidité la nourriture que lui donna son protecteur.

Petit-Loup était grandement intéressé par ce compagnon que lui procurait son père : l’enfant n’avait jamais vu un manchot et ses yeux étonnés se posaient sans cesse sur le vilain moignon qu’avait laissé la cruelle amputation.

— Ça fait mal ? questionna-t-il, le montrant du doigt.

— Non, je ne le sens plus.

— Quel est ton nom ? demanda alors Cerf-Agile.

— Amiscou.

— Hé, tu es donc un petit castor montagnais !

— Mon père était Huron, ma mère, Montagnaise.

— Bon, je comprends : mais, dis-moi donc comment tu as perdu ton bras.

Volontiers, Amiscou raconta le passage de chasseurs iroquois à travers sa bourgade, où sévissait l’épidémie de variole ; il y avait environ une demi-lune[1] que la chose avait eu lieu.

— Tes parents étaient-ils vivants alors ?

— Ma mère seulement ; elle mourut le lendemain.

— Pauvre petit gars ! Mais comment se fait-il que ta plaie soit déjà cicatrisée ? Et ta picote guérie ? Es-tu certain que tu l’avais ? Tu n’as aucune marque, aucun petit trou dans la peau, nulle trace de boutons, continua-t-il, palpant le bras droit de l’enfant.

— Ah non ! Mais hier, j’étais couvert de pustules, et mon bras coupé saignait, coulait et me semblait en feu ! Alors, la Robe-Noire est venue…

— Il t’a donné des remèdes ?

— Non, il m’a parlé, m’a donné de l’eau, et a posé sa main sur ma blessure ; il m’a laissé quelque chose à manger et il est reparti, me disant qu’il reviendrait le lendemain. Et, tiens, il m’a donné ceci !

D’un pli de sa tunique, l’enfant sortit la médaille du missionnaire… Petit-Loup la prit dans ses petites mains cuivrées et l’examina avec curiosité.

— J’ai dormi, continua le manchot, puis je me suis réveillé guéri… je ne sentais plus aucune fièvre, aucun mal et la picote était disparue… Je me suis alors enfui de mon village pour essayer de rejoindre les gens de ma tribu qui sont partis vers Teanaustayé…

— As-tu revu la Robe-Noire ?

— Non, je suis parti au petit jour et n’ai rencontré personne…

Cerf-Agile resta songeur… ces Robes-Noires, se dit-il, sont des êtres extraordinaires ; ils ne craignent ni la maladie, ni la mort et on les dit des « sakis[2] » bienfaisants ; celui-ci a évidemment guéri le petit Castor… il lui a peut-être donné un remède dans l’eau… mais lequel ? L’enfant prétend qu’il n’a pris aucun médicament…

Tandis qu’il méditait sur ces faits extraordinaires, les deux petits, fatigués de la marche, s’étaient couchés tout près l’un de l’autre et dormaient profondément. Cerf-Agile les recouvrit d’une peau de bête qu’il avait apportée et, regardant l’orphelin, il murmura :

— Il est seul, le pauvre ! Je le prendrai avec moi ; Petit-Loup sera content ; ce gamin me plaît, il n’est pas ordinaire, je le protégerai… et le Manitou des Blancs me sera propice, car je veux apprendre à le connaître…

Le résultat de cette rencontre fut heureux pour le jeune Huron ; n’ayant plus de famille, il devint le fils adoptif du brave Sconoton et de sa femme, Toca[3], et le frère de Petit-Loup, son cadet de quatre ans.

L’adoption chez les Indiens était partout reconnue et constituait pour eux une véritable paternité, l’adopté devenant dès lors un membre de la famille.

La nation neutre possédait un territoire situé entre le pays des Hurons et celui des Iroquois. Comme l’indiquait son nom, elle ne prenait aucune part dans les luttes incessantes entre les nations ennemies, et celles-ci pouvaient, à volonté, passer et repasser dans son pays, mais il leur était défendu de s’y battre. Ainsi Amiscou allait pouvoir grandir paisiblement chez ses parents d’adoption, sans être en butte aux dangers multiples de la guerre.

Bientôt une affection, plus grande que celle existant d’ordinaire chez les sauvages, unissait le jeune manchot à la famille qui l’avait recueilli. Les Neutres étaient en général méchants et cruels et on les craignait beaucoup, mais une tribu d’entre eux faisait exception ; Sconoton et Toca appartenaient à cette bande moins féroce et quoique n’ayant pas encore reçu les leçons des missionnaires, ils avaient à cœur de connaître la vérité et désiraient ardemment qu’il vint dans leur pays une Robe-Noire pour leur apprendre la religion des Blancs ; malheureusement, chez les autres tribus de cette nation, les missionnaires n’avaient pu fonder un établissement, ayant été maltraités et chassés par les indigènes.

Petit-Loup et le manchot devinrent bientôt des camarades inséparables ; ensemble, ils exploraient les bois, dénichaient les perdrix, poursuivaient les lièvres et les écureuils, tendaient des pièges aux renards ; leur bonheur était de suivre Cerf-Agile à la chasse, et le jeune Huron faisait voir tant d’intelligence et d’agilité que son père adoptif en demeurait étonné.

Lorsque Amiscou eut quinze ans, afin de consacrer définitivement son adoption, Cerf-Agile lui fit tatouer sur la joue l’emblème de sa tribu : une minuscule tête de chevreuil ; Petit-Loup, trop jeune, n’avait pas encore subi le tatouage.

Amiscou passa ainsi quatre belles années de son adolescence ; à seize ans, il était d’une taille remarquable et d’une force extraordinaire. Il déployait à se servir de son unique bras une adresse et une dextérité inouïes.

Cerf-Agile avait un talent remarquable pour travailler l’écorce ; il était habile à confectionner des canots qu’il échangeait ensuite pour de belles peaux de lynx ou de castor, ou parfois pour de l’argent ; Amiscou devint son élève et apprit de lui à transformer de maintes façons la solide écorce du bouleau et du merisier.

Étonné de l’adresse avec laquelle le manchot, malgré son infirmité, apprenait à se perfectionner dans cet art, Sconoton s’ingénia à le lui enseigner dans tous ses détails et le jeune garçon put bientôt, non-seulement confectionner les canots, mais encore les décorer de dessins bizarres avec une symétrie et une habilité vraiment extraordinaires.

Au moral, Amiscou était doué de belles qualités : il se montrait loyal et brave, rempli d’affection pour sa famille adoptive, toujours prêt à protéger son frère, Petit-Loup. Du passé qui s’estompait un peu dans sa jeune mémoire, il lui restait deux faits saillants, deux sentiments profonds : la haine de l’Iroquois à cause de la cruelle amputation de son bras d’enfant ; le passage du missionnaire dans son wigwam du village natal et son geste d’ineffable bonté en posant sa main guérissante sur la plaie douloureuse de son bras. La figure de la Robe-Noire lui demeurait vivante, il la revoyait trait par trait ; ce visage imberbe, suave, mystique, lui apparaissait parfois en songe ; et, dans ses projets d’avenir, il rêvait de revoir un jour ce prêtre, de devenir son disciple, son ami… de lui dire qu’il n’avait pas oublié ! Souvent, il en parlait lorsque la famille se réunissait autour du feu, durant les longues soirées de l’automne et de l’hiver ; Sconoton, douteux, hochait la tête :

— Tu ne le reverras sans doute jamais, Amiscou ; les Iroquois font une guerre acharnée aux Robes-Noires ; ils ne veulent pas du Manitou des Blancs !

— Moi, je voudrais le connaître, disait Toca ; on en raconte des choses extraordinaires.

L’Indienne se plaisait alors à redire à la famille les faits qu’elle avait appris au sujet de ces Visages-Pâles, qui prêchaient une doctrine si nouvelle… un Dieu si puissant…

Le wigwam de Cerf-Agile était tout à fait isolé ; son voisinage, très rapproché de la frontière et marquant les limites du terrain des Neutres, l’exposait parfois aux incursions de hordes voisines. Un jour, des Andastes (une bande de voleurs) s’étaient glissés sournoisement aux environs de la cabane de l’Indien ; à un moment donné, ils firent irruption dans la demeure pour y voler les belles fourrures qui s’y trouvaient entassées.

Dans l’affreuse lutte qui suivit, le brave Cerf-Agile fut tué ; la pauvre Toca eut le même sort. Amiscou se lança sur les assaillants, déployant toute sa force extraordinaire, cherchant à défendre Petit-Loup qu’un Andaste venait de saisir, mais, seul ainsi, contre des ennemis nombreux, que pouvait le manchot ? Tandis qu’avec son tomahawk, il s’attaquait violemment au ravisseur de son frère, un des autres voleurs lui asséna sur la tête un formidable coup de gourdin… Il chancela et s’abattit sans connaissance sur le plancher de la hutte. Les malfaiteurs achevèrent alors leur hideuse besogne. Petit-Loup, comme ses parents, avait cessé de respirer, Amiscou, étendu par terre, ne bougeait plus… les voleurs s’emparèrent de toutes les peaux de renard, d’ours, de lynx et de castor, et prirent la fuite après avoir mis le feu à la cabane. L’un d’eux, cependant, voyant que le manchot respirait encore, et pris d’une terreur superstitieuse à cause de l’infirmité du jeune homme, le saisit et le traîna en dehors du wigwam, puis l’abandonnant sur le sol, à quelque distance, il s’enfuit en courant pour rejoindre ses compagnons.


  1. Deux semaines.
  2. Sorciers.
  3. La cerise.