Éditions Albert Lévesque (p. 139-143).
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XIV




ISABELLE venait de descendre déjeuner. Elle était délicieuse à voir dans son négligé azur, ses cheveux blonds moussant autour de son front lisse et poli, ses grands yeux semblant refléter le bleu de la soie qui la drapait si joliment.

Son père regardait le courrier :

— Tiens, une lettre pour toi ! Tiens, une autre !

— Donne !

S’emparant des deux lettres, elle courut à un fauteuil et s’y blottit pour les lire. L’une portait le timbre des États-Unis ; Isabelle y reconnut l’écriture de Jeanine et l’ouvrit à la hâte, sans regarder l’autre lettre.

New-York
Ce 19 décembre 1929.
Chère Isabelle,

M’as-tu cru perdue ? Tu ne te serais pas beaucoup trompée !

Naturellement, tu as su ce que ce pauvre Paul avait fait à Montréal… quant à moi, je le savais en difficultés, mais j’ignorais combien tragique était notre départ, quand il m’a fallu fuir avec lui, à moins d’une demi-heure d’avis. Isabelle, Paul s’est tué quelques jours après notre arrivée ici ! Il m’a avoué, la veille de sa mort, qu’il était entré au bureau de Marcel et lui avait tiré une balle en pleine poitrine, pour se venger du refus de publier ce qu’il lui demandait ; ce qui avait amené, précipité, disait-il, sa ruine. Le lendemain, à mon réveil, Paul était étendu dans un fauteuil, empoisonné avec de la strychnine ! Il m’avait laissé un adieu et une demande de pardon.

Lorsque j’ai vu, dans un journal de Montréal, que Marcel refusait de nommer son agresseur, j’ai été touchée de sa loyauté. Aussi, je veux le justifier à tes yeux, au sujet de la dernière fois que vous vous êtes rencontrés dans notre appartement à Westmount.

Paul voulait à tout prix lui faire publier quelque chose dans son journal, à propos d’un mauvais stock, qu’il devait vendre. Marcel avait refusé ; Paul m’a demandé d’essayer à mon tour et d’user de séduction pour le fléchir ! J’ai pleuré au téléphone avant qu’il consente à venir, j’ai préparé la scène que tu as vue… et je n’ai réussi qu’à l’ancrer, le ferrer dans son refus !

Pardonne-moi de ne pas t’avoir expliqué la chose tout de suite !

J’ai été soulagée d’un poids terrible dernièrement lorsque les journaux ont annoncé le rétablissement de Marcel.

Inutile de te dire que je suis malheureuse et pauvre, et que je dois rester exilée ! Mes petites rentes ont coulé avec le reste ! Il me semble que j’aurai à peine de quoi ne pas être dans la rue !

Quant à ce pauvre malheureux, mon mari, on ne peut condamner les morts, n’est-ce pas ?… Que Dieu en aie pitié !

Adieu ! J’ai toujours eu pour toi, la plus sincère amitié.

Jeanine.

Isabelle, impressionnée, passa la lettre à son père, et apercevant sur l’autre enveloppe le timbre de Val-Ombreux, elle l’ouvrit avec un frémissement de joie…

Presbytère de Val-Ombreux
le 20 décembre 1929.

Chère visiteuse de mes jours d’hôpital, chère amie, chère Isabelle, combien j’ai apprécié vos attentions et votre exquise bonté !

Maintenant que je vais beaucoup mieux et que mes forces reviennent à vue d’œil, je ne dois plus différer une confession que j’ai à vous faire ! Isabelle, vous vous êtes bien aperçue, n’est-ce pas, que je vous aime… et depuis longtemps… peut-être depuis notre rencontre fortuite à Cannes et davantage encore en ces derniers temps…

Vous avez toujours été dans mon cœur la seule élue. Lorsque vous m’avez vu chez Jeanine, quand je vous avais dit devoir rester à mon bureau, je n’ai rien pu vous expliquer, mais, croyez-moi, je n’étais pas fautif !

Et maintenant, chère adorée, voici ce que j’ai à vous dire, à vous que j’aime plus que ma vie, à vous dont j’aurais tant voulu faire ma femme, vous… à qui je n’ai rien… rien à offrir ! Car à part mon manque de fortune suffisante, je n’ai pas même un nom !… Je suis… je suis… comme la malheureuse fiancée de Jean Litois… un pauvre abandonné, emprunté, recueilli à la Crèche de Québec par Madame Saint-Denis, une marraine d’occasion…

À sa mort, elle me légua le peu qu’elle possédait de biens terrestres, la chère âme, mais pas son nom ! Le nom de Pierre que je porte, elle me l’a donné à ma confirmation…

Voilà ! L’aveu est fait ! Je vous ai perdue, ma bien-aimée, mais l’honneur me commandait de vous confier cette triste chose, alors que vous aimant de toute mon âme, je n’ai pas le droit de vous épouser !

Si ma chère marraine m’eut légué son nom, oui, j’aurais pu alors espérer vous avoir un jour pour épouse ; me faire une carrière dont vous auriez été l’inspiration, me créer un foyer dont vous auriez été l’idole, avoir de chères petites têtes blondes à chérir ; ce rêve m’est interdit par cette loi implacable qui fait qu’on souffre par la faute d’autrui !

Mais je ne veux plus, comme je l’ai trop souvent fait par le passé, mettre en doute la justice du Dieu qui vient de me ramener à la santé. Vous qui êtes bonne, vous qui êtes pieuse, demandez-lui pour moi le courage et la vaillance.

Même sans nous revoir, resterons-nous amis, Isabelle ? Ah ! Je le désire ardemment. Ne me refusez pas cette miette de bonheur !

La triste chose que je vous révèle, le public, je le sais, ne l’apprendra pas de vous, mais dites-la à votre père, afin qu’il comprenne mon attitude ; je suis sûr qu’il m’approuvera.

Adieu, vous que j’aurais tant voulu appeler ma femme ; adieu la seule aimée… adieu !

Marcel.