Éditions Albert Lévesque (p. 85-92).
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VII




MARCEL, venez, je veux vous présenter à mon père.

Marcel était allé chercher Isabelle pour la conduire au théâtre et ensuite souper chez les Chimerre. Il suivit la jeune fille et entra avec elle dans le cabinet de travail de monsieur Comtois.

— Papa, voici monsieur Pierre, de La Finance Quotidienne.

— Bonjour, monsieur, dit monsieur Comtois en serrant la main du jeune homme ; comment vont les affaires dans le journalisme ?

— Assez bien, dit Marcel. Toujours un peu d’agitation, cependant, puisqu’il s’agit d’un journal financier.

— Je crois bien ! Mon fils et ma fille m’ont souvent parlé de vous et j’ai désiré vous connaître.

Marcel salua. Isabelle s’était esquivée pour aller mettre son manteau ; monsieur Comtois continua :

— Asseyez-vous donc un moment ; Isabelle vous fera peut-être attendre un peu…

— Nous avons le temps, dit Marcel, prenant une chaise en face de monsieur Comtois.

— Tant mieux, dit celui-ci… puis, un peu confidentiel : vous savez, je désire toujours connaître ceux qui accompagnent ma jeune fille. Quand c’est un des nôtres, comme vous, je suis satisfait, mais il y a tant d’étrangers à Montréal… quelques-uns très bien, je l’admets mais d’autres… des gens qui n’ont ni père ni grand-père…

Malgré lui, le jeune homme se mordit les lèvres et rougit.

Sans s’en apercevoir, monsieur Comtois continua :

— Je n’aime pas beaucoup qu’elle sorte avec de parfaits étrangers, mais avec vous, c’est différent… je n’ai pas connu vos parents, mon ami, mais j’ai bien connu le bon monsieur Roussel, votre tuteur autrefois, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Marcel d’une voix blanche, mon tuteur et mon protecteur !

— Bien… bien… Ah voici Isabelle ! Allons, mondaine, sois sage et ne rentre pas trop tard !

— Non, non, papa, bonsoir, dit la jeune fille en l’embrassant. Et suivie de Marcel elle sortit de la chambre et traversa le grand passage. Elle s’arrêta un instant devant une glace, fit mousser un peu ses cheveux blonds et remonta le grand col de fourrure blanche qui ornait son manteau de soir.

Dans le taxi, la jeune fille trouva Marcel étrangement silencieux et taciturne.

— Qu’avez-vous, Marcel ? lui dit-elle. Vous avez l’air préoccupé !

— Rien de bien nouveau… une blessure ancienne, qui me fait souffrir parfois, c’est tout !

— Une blessure… mais vous êtes trop jeune pour avoir fait la guerre !

— Aussi n’est-ce pas une blessure de guerre ! C’est une lésion imperceptible dans la région du cœur… ça date de ma petite enfance !

— Ça va guérir ?

— Non, c’est inguérissable !

— Pauvre vous ! Ça fait mal ?

— Parfois… mais n’en parlons plus, hein ! Et voilà, nous sommes rendus.

Il lui aida à descendre et ils entrèrent au théâtre où l’on jouait Manon. Isabelle aimait beaucoup la musique ; Marcel, musicien dans l’âme, aimait infiniment ce chef-d’œuvre de Massenet et avant la fin du premier acte, son humeur noire était disparue.

Lorsque le rideau fut tombé sur le dernier tableau, ils rejoignirent, dans le foyer, Jeanine et son mari qui les attendaient.

Ils faisaient souvent ainsi partie carrée et terminaient les soirées ensuite chez les Chimerre ; et maintes fois, le courtier amenait Marcel dans son petit bureau, pour lui parler d’affaires, tandis que les deux amies restaient en tête-à-tête.

Après avoir fait honneur au délicieux souper froid qui les attendait ce soir-là, Chimerre fit à sa femme un signe imperceptible…

— Isabelle, fit Jeanine, passant son bras dans celui de la jeune fille, j’ai reçu aujourd’hui une délicieuse création de Patou… une gâterie de Paul, ajouta-t-elle, en lui envoyant un baiser du bout de ses doigts fuselés… Pendant que les garçons parlent d’affaires, viens, je vais te la faire voir !

Marcel se leva et leur ouvrit la porte. Dès qu’elles furent sorties, Chimerre lui dit :

— J’ai un service à vous demander, Pierre.

— Un service ? Dites vite, ce sera avec plaisir !

— C’est à propos de la Golden Logging Company, vous n’en parlez pas, vous ne la commentez pas dans La Finance.

Golden Logging Company répéta Marcel, je ne me rappelle pas, en effet que nous en ayons parlé… il me semble que c’était une affaire plutôt douteuse…

— Vous êtes mal renseigné ! C’est une affaire qui porte son nom… une affaire d’or !

— Et vous voudriez que j’en dise quelque chose ?

— Justement ! Quelque chose d’alléchant !

— Je vais me renseigner dès demain et je ferai ce que je pourrai.

— Je puis vous donner tous les renseignements ! Voici ! Et il sortit de sa poche une liasse de documents, prospectus, plans, légende… Gardez tout ceci pour étudier la chose, dit-il en lui tendant le paquet. Comme ça, vous serez ferré pour votre article !

— C’est bien, dit Marcel, prenant la liasse de papiers, je verrai ça ! Et maintenant, allons rejoindre les dames qui ont sans doute terminé l’inspection du chef-d’œuvre de Patou !

Ils retournèrent au salon où Isabelle jouait quelques parties de l’opéra qu’ils venaient d’entendre. Marcel s’approcha du piano et se mit à les chanter. Penché sur le fauteuil de sa femme, Chimerre murmura :

— Je pense que ça va prendre !

— Tant mieux ! Il n’a pas questionné ?

— Oh oui ! Il veut se renseigner… alors je lui ai fourni tous les renseignements que je donne aux acheteurs !… mais chut !

Se retournant vers les deux autres, il dit :

— Quel régal d’entendre de la musique autrement que par la radio !

— La radio est une merveille, dit Isabelle, cependant la musique n’y est pas encore parfaite !… mais il se fait tard… je vous quitte, mes bons amis… bonsoir Jeanine, à demain, bonsoir Paul ; Marcel, me ramenez-vous ?

— Chimerre va nous appeler un taxi et nous filons, dit Marcel.

Dans l’auto, Isabelle demanda anxieuse :

— Ça va mieux, maintenant ? Vous ne souffrez plus !

— Ça va mieux, merci ; vous êtes une bonne petite amie !

— Je suis fière d’être votre amie, dit la jeune fille, vous êtes si distant avec les autres femmes !

— Sauf Jeanine !

— Jeanine, c’est autre chose… la femme de votre ami !… je parlais des jeunes filles !

— Isabelle, il aurait peut-être mieux valu que je reste distant avec vous !

— Pourquoi ? Vous ai-je jamais blessé ?

— Pas du tout… jamais encore… mais…

— Tiens, vous voilà pessimiste ! Vous broyez du noir ! Parlant de broyer du noir, figurez-vous que Jean Litois, l’ami de Gilles, est au désespoir !

— Pourquoi ? Que lui arrive-t-il ?

— Il s’est épris, éperdument épris, d’une jeune fille rencontrée à Québec. Il est sorti souvent avec elle, l’amenait constamment au Château pour danser, pour prendre le thé, allait la voir chez ses parents et a fini par la demander en mariage…

— Elle n’en a pas voulu ?

— Au contraire, elle en est folle !

— Alors, je ne vois pas…

— Attendez ! Après s’être engagés mutuellement et s’être jurés un amour éternel, il a été question d’aller parler aux parents, alors la jeune fille lui dit :

— Vous savez, ce ne sont pas mes parents véritables, ils m’ont adoptée !

— Vous êtes leur fille adoptive alors, vous portez leur nom !

— Pas légalement… quoiqu’on m’appelle toujours ou presque toujours ainsi !

— Je ne sais pas au juste quelle autre explication elle a donnée, toujours est-il que lorsque Jean parla au père, il apprit que sa fiancée est une enfant prise dans une institution de charité, à Ottawa, je crois… le père, la mère… ni vus ni connus… la pauvre jeune fille n’a pas été légalement adoptée, elle n’a pas de nom !

— Que vont-ils faire ? demanda Marcel, d’une voix si étrange que la jeune fille le regarda, inquiète…

— Je ne sais pas… la famille de Jean ne la recevra jamais et, lui-même, il l’aime énormément, mais… il hésite et parle de se suicider ! Papa dit que c’est une injustice envers un enfant, lorsqu’on le prend chez soi, de ne pas l’adopter légalement… mais qu’avez-vous, Marcel, vous ne parlez pas ! Vous souffrez ? Cette blessure encore ?

— Oui, dit le jeune journaliste, c’est cette même blessure, et ce soir, elle saigne !