Éditions Albert Lévesque (p. 76-84).
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VI




DEUX ans se sont passés depuis que monsieur Ashley a lancé dans le public : La Finance Quotidienne. L’entreprise a été un succès complet et le jeune rédacteur, Marcel Pierre, s’est déjà fait un nom dans le journalisme financier de la Province de Québec. Son salaire généreux s’est accru d’un percentage important sur les recettes du journal. Il se trouve en relations d’affaires avec les banquiers, les courtiers, les industriels, les marchands… Il est allé deux fois à New-York, à la demande de monsieur Ashley, qui semble très satisfait de sa gestion de la succursale, et qui lui donne des conseils. Il n’a pas revu Miriam ; elle est en Orient avec des amis ; à son retour, son père espère lui voir épouser le parti riche qu’il lui destine depuis longtemps.

La vie mondaine de Montréal réclame souvent Marcel ; il en jouit en dilettante, sans jamais témoigner à aucune femme autre chose qu’une courtoise et impersonnelle admiration.

Les hommes, en général, apprécient ses qualités, sa droiture ; les femmes, un peu blessées de sa froideur, le disent blasé, indifférent, et cherchent tout de même à l’attirer, car il a une personnalité intéressante et pas du tout banale.

Marcel avait toujours aimé les sports. Depuis quelques mois, il était devenu membre d’un club sportif, qui avait son lieu de réunion un peu en dehors de la ville. Il s’y rendait avec quelques compagnons presque toutes les fins de semaine.

Un samedi, il fit la connaissance d’un courtier appelé Paul Chimerre, dont le bureau avait, ces derniers temps, pris beaucoup d’importance.

Chimerre était un grand homme blond, à figure rasée ; ses yeux gris se voyaient à travers de grosses lunettes à monture d’écaille foncée ; ses lèvres minces et son menton carré annonçaient la détermination, l’opiniâtreté… mais ses manières affables indiquaient le désir de plaire, de se créer des relations amicales. Marcel avait souvent entendu mentionner son nom dans les milieux financiers. Son bureau était très achalandé et il faisait, disait-on, des affaires d’or. Il vendait beaucoup de valeurs américaines, dont plusieurs étaient cotées et commentées dans La Finance Quotidienne.

— Je suis charmé de vous rencontrer, monsieur Pierre, dit-il ; ma femme m’a dit vous avoir déjà connu.

— Oui ? Je ne me souviens pas… Quel était son nom de jeune fille ?

— Chartré… Jeanine Chartré !

— C’est étrange… la mémoire me fait absolument défaut !

— Ce n’est pas très galant, mais il faut aider votre mémoire ! Nous avons quelques amis pour le bridge demain soir… soyez des nôtres !

— Merci, dit Marcel, ne pouvant se dérober à une telle amabilité.

— Ces messieurs en seront aussi, dit Chimerre, désignant trois autres jeunes gens faisant partie de leur groupe.

— Vous habitez Westmount, n’est-ce pas ? dit Marcel.

— Oui, 320, avenue Sunlight.

Le dîner du club les réunit autour d’une même table. Ce fut un repas joyeux, arrosé de bons vins ; le bourgogne du dessert délia toutes les langues.

Marcel avait le don, grâce sans doute à sa robuste santé, de pouvoir prendre du vin et même des alcools, sans que ça lui trouble l’esprit ; il n’en abusait pas cependant, mais savait les déguster en véritable gourmet. La fumée des cigares et des cigarettes se mêlait à l’arôme capiteux des liqueurs et au parfum des lilas dont la table était ornée. Les histoires et les anecdotes, plus ou moins épicées, se succédaient, amenant parfois des applaudissements et souvent des éclats de rire. L’un des convives, par ce qu’il raconta, s’attira une rebuffade de la part de Chimerre :

— Vous Georges, dit-il, quand donc cesserez-vous d’être un tel libertin !

— Que voulez-vous, répondit un peu cyniquement Georges Lemmé, on fait ce qu’on peut… mais les femmes sont si provocantes !

— Si elles sont provocantes, dit Marcel, n’est-ce pas notre faute à nous ?

— Comment ça ? se récrièrent tous les autres.

— Mais oui, c’est notre faute ! Si une femme, une jeune fille, a l’air trop effacée, trop lointaine… elle passe inaperçue ! Allez au bal… Lesquelles sont le plus entourées ? Lesquelles ont le plus de vogue ? Ne sont-ce pas celles dont les toilettes sont un peu risquées, ou dont on ne craint pas trop… ce que nous appelons gauchement la pruderie ?

— Pourquoi trouverez-vous maladroit de donner ce nom à un tel semblant de réserve ? demanda un des convives.

— Parce que presque toujours c’est de la réserve véritable, cette adorable pudeur qui, en réalité, est pour nous le plus grand charme de la femme ! Mais nous agissons comme s’il en était autrement et parfois, voyant qu’elles ne s’amusent pas follement, les pauvres petites, elles changent de tactique et deviennent provocantes ! C’est notre faute !

— Peut-être… mais avouez que sur les plages…

— Sur les plages, elles sont toutes au plaisir de la mer et du sable ensoleillé… elles seraient peut-être davantage dangereuses, en se couvrant tout de suite au sortir de l’eau, d’un manteau ou d’une cape, parce qu’alors elles seraient infiniment plus jolies qu’avec simplement leur maillot de natation !

— Cependant, se récria l’un des cinq, pour le mariage…

— Pour le mariage, combien d’entre nous, sont des fous… qui oublient l’âme, souvent exquise, qui se cache parfois sous des dehors moins troublants, pour ne s’attacher qu’aux lèvres peintes et aux yeux agrandis par l’art… et qui passent à côté du bonheur à cause de cela ! Ces femmes… si plus tard d’autres hommes, à leur tour, les trouvent provocantes et que les maris en souffrent… tant pis pour eux… c’est leur faute !

— Je ne vous savais pas ainsi le champion des femmes, dit Chimerre, en riant, on m’avait dit que vous étiez, plutôt disposé à les fuir !

— On m’a fait plus sauvage que je ne le suis, dit Marcel avec un sourire ; mais franchement, nous sommes ici cinq du sexe fort, il ne fallait pas laisser calomnier ces dames !

Médire d’elles, serait mieux dit… glissa sournoisement Georges.

— Incorrigible ! dit Chimerre, en hochant la tête…

Le lendemain soir vers neuf heures, Marcel se rendit au bel appartement occupé par les Chimerre, se demandant où il avait pu rencontrer cette Jeanine Chartré dont il n’avait nul souvenir.

Lorsqu’il entra au salon, deux tables de bridge étaient déjà formées ; Chimerre vint au devant de lui et le présenta à sa femme.

— Jeanine, voici monsieur Pierre, qui ne se souvient pas de toi !

Marcel regarda madame Chimerre qui lui tendait la main… il hésita… puis, tout-à-coup se rappelant…

— Ah, mais je me souviens parfaitement de vous, madame, dit-il. C’est sur la Riviera que je vous ai rencontrée ; votre nom de jeune fille, je ne le connaissais pas ! Si Chimerre avait dit madame Durand…

— Cela explique tout, et à vrai dire, à Cannes, nous avions à peine fait connaissance… Mais venez rencontrer nos amis, dit-elle, et elle le présenta à ses autres invités.

À ce moment, une jeune fille entra au salon et s’avança vers le groupe formé par Jeanine, Chimerre et Marcel… elle s’arrêta, surprise et son amie l’aperçut.

— Isabelle ! Comme tu viens tard ! J’ai ici une de nos connaissances de la Côte d’Azur… monsieur Pierre, venez, je désire vous présenter à mademoiselle Comtois !

Ces deux amis de voyage se retrouvèrent avec un plaisir mutuel.

— Vous n’avez jamais donné signe de vie, dit Isabelle, d’un accent d’amical reproche.

— Je suis si occupé… et je suis sûr que vous ne m’auriez jamais donné une pensée sans la rencontre de ce soir !

— Vous vous trompez ; je vous savais ici à Montréal et Gilles m’a dit qu’il vous avait rencontré.

— En effet…

— Et vous êtes lancé dans la finance ?

— Plutôt dans le journalisme de la finance… mais je crois qu’on nous attend là-bas pour compléter une table… allons !

La soirée se passa agréablement, un léger souper le suivit et vers minuit et demi les invités se retiraient ; Marcel ramena Isabelle chez son père à Outremont et promit de la revoir.

Cette soirée fut le prélude de relations très amicales entre les Chimerre et le jeune journaliste. Ils l’attiraient constamment chez eux, organisaient des parties de plaisir ici et là, et toujours ils semblaient désirer l’avoir avec eux.

Isabelle Comtois, restée comme autrefois l’amie de Jeanine, se trouvait très fréquemment chez cette dernière, et ainsi, peu à peu, Marcel s’apprivoisa et devint réellement leur ami.

Sa jeunesse et son besoin inné d’affection lui faisaient apprécier d’être le camarade et l’ami de Paul Chimerre, le camarade et l’ami de sa femme, et d’Isabelle Comtois, et ces témoignages d’amitié qu’on lui donnait, lui devenaient de plus en plus précieux.

Il trouvait en Chimerre un compagnon amusant et cultivé et lui était reconnaissant de cette hospitalité charmante avec laquelle on l’accueillait toujours.

Il ne partageait pas toutes ses opinions, loin de là. Leurs idées sur la religion, la société, les affaires différaient presque toujours, mais leurs discussions restaient amicales quoique souvent très vives.

— Vous êtes trop jeune, Pierre, lui disait un jour le courtier ; je suis votre aîné, j’ai de l’expérience… je sais que la vie se chargera bien de vous guérir d’un excès d’altruisme !