Éditions Albert Lévesque (p. 67-75).
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V




LE lendemain, un dimanche, Marcel assista à la grand’messe, et à la demande de son protecteur, il chanta, à l’Offertoire, un Ave Maria que le curé aimait beaucoup. Sa belle voix de baryton remplissait la modeste église et semblait faire vibrer une prière au-delà des voûtes du petit temple.

Le curé était très content des perspectives favorables qui s’ouvraient devant son protégé. Ce lui fut aussi un soulagement moral de le retrouver si peu gâté par une année de luxe et par ses relations mondaines.

Depuis son départ du collège, Marcel avait très peu vécu au presbytère, ses différentes occupations temporaires le retenant toujours en dehors de Val-Ombreux, mais il revenait au gîte le plus souvent possible, restait au presbytère un jour ou deux, passait de bonnes heures avec le curé, puis repartait bientôt vers la ville.

Cette fois, le curé lui-même lui conseilla de se rendre sans tarder à Montréal, afin de mettre tout de suite son affaire en marche et il fut décidé que Marcel repartirait dès le lendemain.

Dans l’après-midi de ce dimanche, ils montèrent ensemble le long de la petite terre de la fabrique ; les champs de foin étaient rasés, quelques tardives marguerites fleurissaient çà et là… Marcel en cueillit une et la mit à sa boutonnière ; l’avoine et le blé commençaient à blondir ; le long des clôtures la verge d’or se balançait sur ses longues tiges gracieuses, parmi les fougères et les herbes, les quatre-temps formaient un tapis de corail, et du bois voisin venait une âpre senteur de résine que Marcel respirait voluptueusement. Ils passèrent à travers l’érablière et s’arrêtèrent à la petite cabane à sucre où ils entrèrent pour se reposer.

— Ça me rappelle mon temps de gamin de venir ici, dit le jeune homme. Il y a bien sept ou huit ans que je n’avais pas vu la sucrerie !

— C’est vrai, tes visites ont toujours été si rapides ! Dis-moi, Marcel, tu ne me parles jamais d’aucune femme… N’as-tu pas des amies ? des blondes ? C’est de ton âge !

— Je connais bien des jeunes filles… mais je ne fais la cour à aucune.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? Vous le savez ! Je vous ai promis, et je me suis promis à moi-même, que… que… je me souviendrais toujours de mon malheur et que je ne m’exposerais jamais à en causer de semblable…

— Oui, mais…

— Mais, interrompit Marcel, vous allez me dire : il y a les bonnes jeunes filles, et il y a le mariage !

— Justement !

— Le mariage ? Quand on est pauvre ? Quand on n’a pas même un nom à offrir à une femme !

— Tu vas t’en faire un nom, mon cher enfant ! Je suis comme ton américain, j’ai confiance en toi !

— J’espère réussir et ne pas tromper votre confiance… j’espère toujours bien agir… être toujours honnête… mais ça n’enlèvera pas la tache de ma naissance !

— Ta naissance… qui sait ? Elle était peut-être moins triste que tu ne le penses !

— Non, puisque ma chère marraine, ma mère d’adoption par le cœur, l’a tellement craint, qu’elle n’a pas osé me faire héritier de son nom !

— Elle est morte plus tôt qu’elle ne le croyait, murmura le curé.

— Ce n’est pas la raison… j’étais jeune, je n’avais que douze ans, mais j’ai entendu et compris ses paroles… elles sont restées dans mon cœur d’orphelin comme des flèches acérées… l’atavisme d’une ascendance douteuse, une origine inconnue, une hérédité peut-être vicieuse… et toutes ces autres choses dites alors, comme je me les rappelle !

— Tu dois alors te rappeler aussi les mots d’affection, de tendresse, que ta marraine a eus pour toi !

— Oui, certes, je me rappelle son accent ému en disant : je suis tendrement attachée à Marcel ! Elle l’a prouvé d’ailleurs, chère marraine, en me laissant le peu qu’elle possédait !

— Oui, dit le curé, continue de chérir sa mémoire ! Je sais que du ciel elle veille sur toi !

— Dites-moi, cher tuteur… je ne vous ai jamais questionné, mais maintenant je veux savoir… quels détails pouvez-vous me donner sur… sur mon origine douteuse ?

Le curé se recueillit… Oui, il attendait cette question depuis longtemps et il fallait y répondre !

Avec une douceur paternelle, le prêtre raconta en tous ses détails, l’arrivée de madame Saint-Denis à la Crèche Saint-Vincent-de-Paul, en 1905, le récit de Sœur Saint-Amable et le départ de Québec pour Val-Ombreux…

— Tes premiers vêtements ont été donnés à d’autres petits pauvres. On a conservé l’enveloppe avec ton nom écrit de la main de ta mère. Je l’ai dans mon coffre-fort. Je te la donnerai ce soir…

Marcel ne répondit pas ; il regardait droit devant lui et les larmes amères tombaient goutte à goutte de ses yeux bruns, tandis qu’il murmurait à demi-voix : Pauvre mère ! Pauvre mère ! Puis se raidissant :

— Et vous croyez qu’on n’a pas le droit de maudire un père inconnu, qui ruine une femme, la conduit à la mort, et abandonne l’enfant dès sa naissance ?

— Tu ne dois pas le maudire ! Tu ne sais pas ce qui s’est passé… Ta naissance, il l’ignorait, peut-être…

Marcel se calma un peu.

— C’est possible, dit-il, je sais le peu de cas que certains hommes font de la vertu… Mais pensez-y donc ! Ce père inconnu, je puis le rencontrer… je vais peut-être le coudoyer dans la vie, lui parler, sans savoir ce qu’il est pour moi… et rien ne me dira : c’est lui ! C’est lui, la cause de ta fausse situation dans le monde, c’est lui, la cause de la mort misérable de ta mère, c’est lui la cause de l’humiliation qui te hantera toujours ! Ah malheur ! je le hais, cet inconnu !

— Ne parle pas ainsi, dit le prêtre, tu n’en as pas le droit ; cet inconnu, il est peut-être devant Dieu… où il expie peut-être d’une manière terrible, dès ce monde, les faiblesses du passé… s’il eut connu ton existence, n’aurait-il pas cherché à te protéger lui-même ? Laisse à Dieu seul le droit de juger !

— Soit, je n’en parlerai plus. Mais vous voyez bien, continua-t-il souriant tristement, vous voyez bien que je ne puis songer au mariage ! C’est égal, j’ai eu rudement de la chance, à la mort de marraine, d’avoir un protecteur comme vous !

— Je t’ai pris d’abord par devoir, Marcel, parce que madame Saint-Denis me l’avait demandé dans une lettre qui m’a été remise après sa mort ; mais ensuite, je t’ai gardé par affection. Tu sais bien que je t’aime comme un fils !

— Et moi, dit Marcel, en lui serrant la main, mon sentiment pour vous est tout filial… et lorsque j’ai eu la belle proposition de monsieur Ashley, ma première pensée a été pour vous !

— Je le sais, mon garçon, nous nous comprenons ! Et maintenant, il faut s’en retourner, il y a prière à cinq heures et salut du saint sacrement.

En redescendant la colline, ils prirent la route au lieu de passer par les champs. Ils rencontrèrent plusieurs connaissances ; chacun arrêtait, leur disait quelques mots, les uns gravement, les autres avec cette verve originale si caractéristique de quelques-uns des campagnards canadiens.

Pour tous, le curé avait un mot amical, une recommandation ou une taquinerie.

— Tiens, te voilà, Joseph, dit-il, à un homme assez âgé, comme ils passaient devant la beurrerie ; je ne t’ai pas vu à l’église, ce matin !

— J’ai ’té à la basse messe… j’sus occupé à plein !

— Même le dimanche ?

— Ben, vous savez, m’sieur l’curé, c’est pas toujours pareil ! J’sus occupé après mes machines !

— Pour la beurrerie ?

— J’en fais p’us de beurre ! Demain, j’vire en fromage !

— Ah, je comprends que ça te donne de l’occupation ! fit le curé en riant.

Plus loin, un grand garçon endimanché, passa près d’eux, conduisant un boghei, attelé d’un gros cheval pesant. Il arrêta :

— Tiens ! C’est ben Marcel Pierre ! Bonjour, dit-il, tendant sa grosse main.

Marcel lui serra amicalement la main.

— Je vois que tu te souviens bien de moi, dit-il. Je t’ai reconnu tout de suite, moi aussi, Menomme !

— Pas moé ! Si, t’avais pas été avec m’sieur l’curé, j’passais tout dret !

— Vous vous êtes bien connus ? dit le curé.

— Ben mé ! On a marché au catéchi’me côte à côte… on a pêché des rougettes dans l’p’tit lac, on a volé des pommes au père Eqienne, on a couru tout partout ensemble !

— Ces souvenirs là, ça ne s’oublie pas, dit Marcel en riant ; et maintenant, tu vas voir les filles !

— À c’t’heure, j’vas voir ma blonde… on va mett’ les bancs à l’église ben’vite, m’sieur l’curé !

— Tant mieux, Menomme, dit le prêtre.

— Tu as un beau gros cheval, dit Marcel.

— Oui, y est ben vigoureux… mais j’pense ben que j’vas m’acheter un auto, si j’peux faire un peu d’argent, l’été qui vient. Au revoir, dit-il, bonne chance !

— Bonne chance, répéta Marcel.

Et tandis que la voiture s’éloignait au trot pesant du cheval, Marcel Pierre, instruit, élégant, musicien et à la veille de se créer une carrière, envia le sort de ce jeune paysan qui pouvait sans crainte offrir à une femme le nom honorable qu’il tenait de ses parents !

Continuant leur route, le jeune homme ne parlait pas ; le prêtre comprit et respecta son silence.

Rendu au presbytère, le curé entra ; Marcel se dirigea vers le home de son enfance, la maison de sa marraine, vendue peu de temps après sa mort. Il s’y arrêta un instant et revit en pensée la douce figure de Suzanne Saint-Denis, ses cheveux d’argent, ses yeux bleus un peu tristes, sa peau blanche, ses mains effilées, sa robe noire… il entendit sa voix suave, qui n’avait eu pour l’orphelin que des paroles de bonté et de tendresse…

— Chère marraine, se dit-il, ému, jamais, jamais, je ne pourrai cesser de l’aimer !