La besace de haine/Raccommodement de coquins

Éditions Édouard Garand (p. 35-38).

— VIII —

RACCOMMODEMENT DE COQUINS


Le lendemain, Mlle Pierrelieu s’était levée défaite, livide, malade, le cœur plein de fiel contre Deschenaux, et l’âme remplie de haine pour Héloïse de Maubertin ! Oui, cette nuit-là, Mlle Pierrelieu avait fait des rêves effrayants, des rêves de haine, de vengeance, de sang ! Elle avait rêvé qu’Héloïse avait été complice avec Deschenaux pour faire rater son mariage ! Elle se levait avec ce rêve dans son esprit malade, elle se levait avec la résolution bien prise de se venger… de se venger et de Deschenaux et d’Héloïse ! Elle était malade de folie, incapable de raisonner, le cœur si mordu par la jalousie, par le désappointement, par la rage, par la haine qu’elle cassa une psyché précieuse, qu’elle s’arracha quelques mèches de cheveux… Puis, elle s’écrasa sur son lit et se mit à sangloter.

De ce jour Hortense traita Héloïse en ennemie, elle donna d’impérieuses instructions à ses serviteurs et servantes concernant la jeune femme qu’elle priva d’aliments.

Cela dura quelques jours. Comme Héloïse ne se plaignait pas, Mlle Pierrelieu la fit conduire dans une chambre du rez-de-chaussée, chambre située en arrière des cuisines et réservée aux domestiques, chambre triste et délabrée, étroite, une cellule tout au plus, et qui n’avait qu’une petite fenêtre. Cette fenêtre donnait sur une cour derrière la maison, une cour murée dans laquelle on jetait les déchets, de sorte qu’Héloïse n’apercevait que ce mur et quelques cimes d’arbres de l’autre côté. C’était une vraie prison, dans laquelle il n’y avait qu’un méchant lit de camp ! Quelle différence avec la chambre belle et spacieuse, richement meublée, qu’Héloïse avait habitée là-haut. Par les larges croisées de cette chambre pénétraient de la brise, des parfums et du soleil… par l’étroite fenêtre de la cellule, rien ! En haut, par ces croisées, Héloïse découvrait un grand ciel, quelques demeures somptueuses, des jardins ravissants, de beaux arbres, et par-dessus les cimes, là-bas, les dômes et les clochers de la cité… là, en bas, dans ce cachot, rien !

Héloïse, avec horreur, devina son sort, elle était perdue… Là, elle pleura ! Là, elle songea à son petit plus que jamais, et son cœur éclatait ! Là, elle revit par l’imagination son mari jeté dans les luttes sanglantes de la guerre, guetté sans cesse par la mort ! Et si la mort l’enlevait… si elle-même allait succomber sous le poids des mauvais traitements, de la maladie ou de la douleur, le petit… qui prendrait soin du petit orphelin ! Son cœur se brisa…

Pourtant, cette jeune fille qui avait été si bonne, cette Hortense Pierrelieu pouvait-elle subitement devenir si mauvaise, si méchante, si féroce ? Non… c’était sans doute une crise… une crise de nerfs ou de folie, cela paraissait ! Héloïse eut un peu d’espoir. Elle voulut alors savoir pourquoi on la traitait ainsi, quel mal elle avait fait.

Elle fit venir Mlle  Pierrelieu.

— Ah ! quel mal vous avez fait ? rugit la jeune fille. Vous voulez le savoir ? Eh bien ! vous m’avez pris celui que j’aimais, vous avez ruiné, brisé ma vie ! N’est-ce pas assez ?

— Vous voulez parler de cet infâme Deschenaux ? demanda Héloïse, interdite.

— Ah ! ricana sourdement Mlle  Pierrelieu, il vous sied bien de l’appeler infâme ! Est-ce pour provoquer ma pitié ? Je ne suis pas folle, allez ! Ah ! non… j’ai toute ma raison, et ma raison me commande de vous haïr ! Et je vous hais ! Oh ! si je souffre à cause de vous, je vous jure que vous souffrirez aussi et à votre soûl ! D’abord vous pouvez oublier votre Jean Vaucourt, il ne reviendra pas de là-bas ! Et vous n’avez plus besoin d’espérer revoir votre marmot ! Ah ! non… quand je devrais l’étouffer de mes mains, vous ne le prendrez plus dans vos bras, vous ne le couvrirez plus de vos caresses ! Ah ! non !… je l’ai juré ! Et puis, bientôt, vous partirez d’ici ; vous partirez parce que je le veux ! Et voulez-vous savoir où vous irez ?… Vous irez faire la femme du vicomte de Loys ! Vous connaissez ce débauché, hein ?… ce libertin ?… ce jeune fou ?… C’est lui qui vous prendra ! Alors tout le pays pourra apprendre ce que sera devenue la prude Héloïse de Maubertin, la femme du fantasque Jean Vaucourt, l’ancien clerc de notaire ! Ah ! ah ! ah !… Oh ! je serai bien vengée cette fois…

Et Mlle  Pierrelieu s’en alla en ricanant, en grinçant des dents, en rugissant, en maudissant le ciel et la terre.

Ce n’était plus une femme, c’était une louve… une diablesse !

Aux mains de cette diablesse Héloïse endura les plus abominables tortures, tortures du corps, de l’esprit, du cœur. Et la diablesse l’ayant de plus en plus privée d’aliments, la jeune femme devint en peu de temps une sorte de cadavre vivant. Alors, comprenant qu’elle allait finir par mourir tout à fait et de faim et de douleurs dans cette prison, elle décida de fuir, si une occasion se présentait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’automne était venu et avec l’automne la fin de la campagne de 1758 qui s’était terminée, pour les armes de la Nouvelle-France, par la belle victoire de Carillon.

Avec la fin de la campagne c’était le licenciement des troupes et leur rentrée au pays, et Jean Vaucourt revenait… il revenait blessé, mais pas mort. Aussi, à cette nouvelle, Bigot, Deschenaux et de Loys avaient-ils enragé, et leur première pensée avait été d’empêcher le capitaine canadien d’arriver vivant à Québec. Nous avons vu au premier chapitre de ce récit comment sa mort avait été préparée.

La scène terrible qui s’était passée, près de deux mois auparavant, chez Mlle  Pierrelieu, n’avait pas eu d’autre suite que le martyre d’Héloïse. Quant à Deschenaux et le vicomte, ayant tous deux le même maître et menés par les mêmes intérêts, ils avaient paru oublier ce qui s’était passé. Deschenaux avait affecté de se désintéresser de la belle Héloïse, à la plus grande joie du vicomte. Puis il avait essayé de renouer les liens brisés avec Mlle  Pierrelieu. Celle-ci avait feint de croire au repentir de Deschenaux, elle le recevait comme par le passé, mais en elle-même, tout au tréfonds d’elle-même, elle savourait le plat qu’elle lui promettait. Elle connaissait si bien ce Deschenaux à présent, qu’elle le savait toujours épris d’Héloïse. Elle se doutait même que le secrétaire de Bigot méditait quelque traîtrise, un coup de Jarnac qu’elle était décidée de parer. En attendant elle veillait sur sa proie, Héloïse, presque jour et nuit.

Bien entendu Deschenaux ne pouvait plus voir Héloïse ; et l’eût-il aperçue un mois après, il ne l’aurait pas reconnue tant elle était devenue méconnaissable. Mais, comme l’avait deviné Mlle  Pierrelieu, il méditait un plan, celui de s’emparer de la femme de Jean Vaucourt après avoir endormi tout à fait la défiance de Mlle  Pierrelieu et du vicomte. Mais ce n’était plus chez Deschenaux un sentiment d’admiration ou d’amour pour Héloïse qui le guidait, c’était pour prendre une sorte de revanche contre son ancienne fiancée et contre de Loys.

Bigot, qui était au courant de ces rivalités, ne disait rien et riait sous cape. Pour lui c’était un jeu d’enfants, mais il comptait fort que ce jeu aurait pour dénouement la mort d’Héloïse de Maubertin. C’était tout ce qu’il souhaitait.

Deschenaux, à ce moment, tout comme de Loys, n’attendait plus que la mort de Jean Vaucourt pour s’emparer de la jeune femme.

Qui l’aurait à la fin, lui ou le vicomte ?

L’échec subi par Pertuluis et Regaudin l’avait fortement contrarié et dérouté. D’autant plus dérouté qu’il avait appris le retour des Indes du Flambard. Bigot lui-même avait senti un froid à l’âme en apprenant cette nouvelle. Sa mort… mais sa mort prompte, rapide, avait été de suite la plus forte préoccupation de Bigot et de son factotum.

Quant à Jean Vaucourt, Deschenaux avait eu le matin même une idée atroce lorsqu’il eut appris que le capitaine avait été conduit à l’Hôpital-Général, et cette idée il voulut la communiquer au vicomte de Loys en allant l’informer de l’échec des deux grenadiers.

Il était encore matin lorsque Deschenaux se présenta chez le vicomte qu’il trouva au lit.

— Mon cher vicomte, dit-il en entrant, je viens vous apprendre une mauvaise nouvelle.

— Une mauvaise nouvelle ? s’écria le vicomte. Vous arrivez bien, attendu que je préfère la mauvaise nouvelle le matin plutôt que le soir. Le matin, j’ai tout le jour pour la digérer ; le soir, elle m’empêche de dormir. Eh bien ! qu’est-ce ?

— Mes deux gredins ont manqué leur coup cette nuit. J’avais envoyé, pour surveiller l’affaire, Verdelet qui vient de me donner le compte rendu.

— Ah ! ah ! le diable protège donc ce Jean Vaucourt, cet ancien clerc de notaire, ce roturier, ce…

— Je ne sais au juste s’il faut mettre la chose sur le compte du diable ; cette nuit Vaucourt a rencontré un protecteur inattendu…

— Ah ! ah !…

— C’était Flambard !

De Loys sursauta et jura :

— Par Notre-Dame ! me dites-vous, mon cher, que ce Flambard maudit est revenu des Indes ?

— Justement. Il est revenu pour instruire Héloïse de Maubertin de la mort de son père et lui faire part des dernières volontés du comte.

De Loys demeura silencieux pour réfléchir.

— Néanmoins, reprit Deschenaux, j’ai une idée !

— À quel sujet ?

— Au sujet de Jean Vaucourt.

— Quelle est cette idée ?

Avant de répondre, le secrétaire de Bigot fit deux ou trois fois le tour de la chambre, silencieux et méditatif, comme s’il avait roulé son idée dans sa tête pour en peser le pour et le contre.

Il s’arrêta subitement et en jetant une exclamation de surprise devant un objet attaché à un des murs.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-il à de Loys qui passait lentement une robe de chambre.

— Cela ?… se mit à rire sourdement le vicomte. Quoi ! ne reconnaissez-vous pas LA BESACE D’AMOUR ?

— La Besace d’Amour ! fit Deschenaux avec étonnement.

— Oh ! ricana de Loys, je dois vous dire de suite qu’elle a changé de nom.

— Vraiment ? fit Deschenaux, cette fois plus curieux qu’étonné.

Le nouveau ricanement que fit entendre le vicomte parut si effrayant à Deschenaux qu’il frémit.

— Ce nom ? demanda-t-il.

— LA BESACE DE HAINE !…

Deschenaux tressaillit et regarda, comme s’il n’avait pas compris, le vicomte.

Celui-ci, tout à coup, était devenu sombre, et ses dents grinçaient dans sa bouche. Ses lèvres dessinèrent un rictus mordant et il ajouta, la voix basse et saccadée :

— Oui… La Besace de Haine !… Cette besace à présent ne peut être que l’emblème de la haine, après avoir été le symbole de l’amour ! Car il n’y a plus que haine partout ! L’amour a disparu… ou plutôt il n’existe plus qu’un amour : l’amour de la haine et de la vengeance ! Oui, la haine est partout ! On ne découvre sur les masques que la grimace de la haine ! On ne voit que des poings se crisper de haine ! On n’entend que des paroles de haine ! On ne perçoit que des regards chargés de haine ! On ne respire plus qu’un vent de haine !…

De Loys se tut subitement, puis lança un éclat de rire sardonique.

Deschenaux tressaillit encore et dit :

— Vous avez dit vrai, vicomte, nous marchons sur la haine. Mais je reviens à mon idée…

— Au fait, répliqua de Loys en reprenant un visage plus gai, j’ai hâte que vous vous décidiez à me communiquer cette idée.

— Voici. Je vous ai dit que Jean Vaucourt est en ce moment à l’Hôpital-Général. Or, supposez qu’un individu quelconque soit blessé, mais un individu avec qui nous aurons eu préalablement une entente, qu’il soit transporté à la maison des Hospitalières, et que là guettant l’occasion, il achève Vaucourt d’un coup de poignard au cœur !

— Merveilleux ! s’écria de Loys. C’est une idée admirable, et il faut s’appeler Deschenaux pour avoir idée pareille. Naturellement, ce blessé devra l’être si peu qu’il puisse se mouvoir, et qu’il soit encore assez solide pour frapper sûrement. Mais savez-vous où prendre cet homme ?

— Non, malheureusement. J’ai un moment pensé à l’un ou l’autre des deux individus que j’ai dépêchés hier vers la charrette qui portait Vaucourt ; à présent j’ai peu de confiance en ces deux gredins.

— Pertuluis et Regaudin ?

— Oui.

— Attendez, dit de Loys, je pense que je tiens l’homme qu’il vous faut.

Deschenaux sourit.

— Quel est cet homme ? demanda-t-il.

— Je serai cet homme ! répondit de Loys avec un accent d’énergique résolution.

— Vous ? fit Deschenaux avec surprise.

— Pourquoi pas ? N’ai-je pas tué le père ? Demain, je tuerai le fils !

Il alla à une panoplie, y prit un poignard, le montra à Deschenaux et dit :

— Voyez… ce sera l’arme dont je me servirai, sa lame est mortelle. J’avais trois de ces poignards, tous trois exactement pareils, et marqués de ces mêmes lettres F. L. qui sont mes initiales. L’un a mystérieusement disparu de cette panoplie, et j’ai toujours douté le baron de Loisel, que j’avais hébergé durant quelques jours, d’être l’auteur de cette disparition. C’est lorsque je décidai de tuer le père Vaucourt, d’accord avec monsieur l’intendant, que je m’aperçus que l’un des poignards manquait.

— Mais si je vois bien, il ne vous en reste plus qu’un.

— J’avais laissé le deuxième dans la poitrine du père Vaucourt.

— Diable ! comment avez-vous pu commettre une telle imprudence, si l’arme était marquée de vos initiales ?

De Loys sourit avec sarcasme.

— Je voulais justement que cet arme désignât l’auteur du meurtre !

— Vous-même alors ? s’écria Deschenaux avec stupeur.

— Non, se mit à rire cyniquement le vicomte, un autre personnage dont le nom s’écrit avec les mêmes initiales.

— Et ce personnage ?

— François Lardinet !

— Lardinet !…

— Puisque c’était un imbécile ! éclata de rire de Loys.

— C’est vrai, admit Deschenaux. Mais d’où venaient donc ces poignards ? demanda-t-il aussitôt.

— De mon père qui les avait apportés de Séville. À les voir, ces poignards n’offraient rien de particulier, et cependant ils ont une caractéristique : le sang ne tache pas la lame.

— Ah ! ah !

— Elle sort d’une blessure aussi brillante que vous la voyez.

— Très curieux. Et vous êtes toujours décidé à nous débarrasser de Jean Vaucourt ?

— Si j’y suis décidé… Aujourd’hui même je prendrai les mesures pour me faire conduire, comme blessé, aux Hospitalières, et demain Jean Vaucourt ne sera plus ! Oh ! cette fois ma vengeance ne m’échappera pas, je le jure !

— Bien, dit Deschenaux avec satisfaction.

L’instant d’après il se rendait au Palais de l’Intendance.

Nous savons comment il avait reçu Pertuluis et Regaudin, mais il était loin de s’attendre, ce matin-là, à la visite de Flambard.

En voyant apparaître le terrible spadassin, Deschenaux faillit sauter en l’air d’épouvante, et il pensa que sa dernière heure était venue.