La besace de haine/L’oubliette

Éditions Édouard Garand (p. 38-42).

— IX —

L’OUBLIETTE


— Ah ! ah ! sourit narquoisement Flambard, voici le valet ! Eh bien, tant pis ! Après, ce sera le tour du maître.

Tremblant, Deschenaux s’était levé pour marcher vers une croisée où il s’arrêta.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il.

— Je croyais trouver ici ton maître et patron, François Bigot que l’enfer attend et que cent mille diables grilleront tout spécialement dès que je le leur aurai expédié. Mais puisque, au lieu du maître, je trouve le valet…

— Si vous désirez parler à monsieur l’intendant, interrompit Deschenaux qui eût donné gros pour se voir débarrassé de cet importun visiteur, je vous prie d’attendre que je le fasse prévenir.

— Inutile. J’attendrai qu’il se présente et tu attendras avec moi. Du reste, tu pourrais peut-être m’être utile à quelque chose.

— Vraiment ? fit Deschenaux.

— Tu vas voir.

Flambard marcha vers un fauteuil.

À la seconde même Deschenaux tira le gland d’un cordon qui pendait dissimulé dans les rideaux de la croisée. Flambard, qui avait le dos tourné, ne vit pas le geste. Arrivé au fauteuil, il s’y assit commodément face à Deschenaux qui n’avait pas bougé.

— Daignez vous asseoir, monsieur, dit-il avec une politesse moqueuse, nous causerons mieux.

Deschenaux obéit sachant qu’il n’était pas le plus fort ; car il connaissait suffisamment Flambard de renommée pour ne pas s’exposer à se faire étriper séance tenante. Et puis, l’attitude présente de Flambard, qui avait l’air de vouloir prendre ses aises, lui faisait penser que c’était un répit durant lequel l’intendant pourrait arriver. Et alors…

— Mon ami, reprit de suite Flambard, je vais vous poser une seule question ; mais une question si importante que je vous prie de me répondre sans ambages et en toute vérité. Si vous me mentez, ou si vous cherchez à m’induire en erreur, je me verrai dans la triste nécessité de vous enlever la peau du corps.

— Parlez, monsieur, dit Deschenaux en pâlissant.

— Dites-moi, et vite, ce que votre maître a fait de madame Héloïse Vaucourt !

À cette question inattendue Deschenaux se troubla si visiblement que Flambard pensa :

— Bon ! en voici un qui sait tout… je tiens donc le fil !

— Monsieur, répondit Deschenaux d’une voix étouffée, cette question…

— J’ai dit sans ambages, interrompit brusquement Flambard ; prends garde !

Deschenaux, pris au dépourvu, voulut gagner du temps.

— Je n’ai pas bien saisi votre question, dit-il.

— Ah ! tu ne comprends pas ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

— Non ?

— Vous ne me prenez pas, j’imagine, pour le gardien de madame…

— Non plus de son mari ? certainement ! sourit narquoisement Flambard.

— Alors, comment voulez-vous que je sache ?

— Certes, on peut admettre pour un moment que tu ne sais pas, toi ; mais ton maître, lui, sait… et il sait très bien !

— Si vous pensez qu’il en est ainsi, allez le lui demander, répliqua Deschenaux sur un ton plus élevé.

— Oh ! oh ! monsieur semble avoir des velléités de hausser son caquet !

Flambard se leva et marcha rudement vers le secrétaire de l’intendant.

— Monsieur, cria Deschenaux en se levant aussi, et livide de peur, n’approchez pas davantage !

Par un geste rapide il tira une seconde fois le gland du cordon.

Cette fois Flambard le vit et se mit à rire.

— Ah ! ah ! tu appelles à ton aide tous les autres valets de ton maître ! Bah ! qu’ils viennent, je te montrerai comment on les bâtonne. En attendant, je vais te dire ceci, écoute !

Il haussa sa taille gigantesque, sourit avec ironie et reprit :

— Je t’ai posé une question, et tu as répondu que tu ne savais pas, mais que ton maître lui, sait…

— Je n’ai pas dit cela !

— N’importe ! je l’ai deviné. Et puis je conçois que quand le maître sait, le valet… oui, le laquais Deschenaux sait également.

— Monsieur, prenez garde aux paroles…

— Silence, crapule ! tonna Flambard. Car je vous connais, car vous êtes connus, toi et ton Bigot, toi et ce Cadet d’enfer, toi et ce lépreux de Péan, toi et ce voleur de Varin, toi et toute cette bande maudite de vermines et de sangsues qui sucez le meilleur sang de cette Nouvelle-France qui agonise ! Eh bien ! où irez-vous avec tout ça ? Que vous rapportera à la fin tout cet or que vous entassez dans vos coffres, cet or qui appartient au roi, à la France, à la Nouvelle-France ? Ah ! vous n’irez pas loin ! Car cet or est trop lourd, c’est de l’or volé ! Car cet or, c’était pour acheter du pain quand il manque ; c’était pour payer les soldats du roi qui lui gardent son domaine contre les empiètements des Anglais ; c’était pour acheter des fusils et des canons, c’était pour bâtir des forts sur les frontières, c’était pour fortifier les villes, c’était pour construire des vaisseaux afin que le roi pût nous venir en aide ; et cet or, aussi, c’était pour bâtir d’autres villes, élever des églises, des couvents, des maisons d’éducation, des hôpitaux pour recevoir les malades et les blessés, et c’était pour aider au défrichement des terres ! Oui, cet or, mon ami, c’était pour le bien de la communauté, ce n’était pas uniquement pour votre bande de chiens carnassiers ! Ah ! oui, il est trop lourd pour vos épaulees, il vous écrasera, et je compte bien qu’il vous écrasera avant que vous ayez accompli le malheur que vous préparez ! Et, foi de Flambard, si je savais que vous n’alliez pas étouffer dans la crasse que vous amassez, je vous étriperais tous, jusqu’au dernier, comme une volée de corbeaux malfaisants ! Et vos pourritures, je les brûlerais pour en dissiper les cendres et les gaz empoisonnés à tous les vents, afin qu’il ne restât plus trace, pas la moindre, de toute cette plaie encanaillée qu’est votre ignoble bande ! Tenez ! par les deux cornes de Satan…

Flambard fut interrompu par une effroyable clameur qui s’élevait de l’intérieur même du palais. Des voix rugissaient, l’acier des rapières grinçait, des portes claquaient… La clameur semblait s’approcher de cette pièce où se trouvaient le spadassin et Deschenaux, livide, tremblant de lâcheté et de peur… Deschenaux sentant l’épouvante lui manger le cœur et l’esprit à mesure que Flambard lui crachait à la face des vérités terribles et cinglantes comme des cravaches !

Mais à l’instant même on put entendre le son d’un gong lointain.

Flambard ne fit pas attention à ce son, mais Deschenaux esquissa un sourire imperceptible.

Mais comme la clameur entendue devenait vacarme, le spadassin porta la main à sa rapière.

— Ah ah ! dit-il en ricanant, je m’attendais bien un peu à cela : ce sont vos sbires ameutés contre moi ! Je le devine parce qu’on m’a vu entrer… Si on m’a vu entrer… Parbleu ! on m’a même quelque peu senti, attendu que j’ai dû passer sur le corps de cent vauriens de ton espèce. Car, le sais-tu, muflard ? je n’ai jamais qu’un chemin, le plus court, et malheur à qui ne se range ! Je passe… Eh bien ! si la meute vient se mettre sur mon passage, je passerai dessus, dedans, au travers… je l’écraserai… je vous écraserai tous !

Et comme, à ce moment, l’ouragan semblait approcher encore, Flambard se précipita vers la porte la rapière au poing.

— Attendez ! cria Deschenaux, qui venait de tirer, pour la troisième fois, le gland pendu dans les rideaux des fenêtres.

Flambard s’arrêta et demanda :

Quoi donc, monsieur ?

— Il y a là, reprit Deschenaux en désignant la porte vers laquelle courait Flambard, au moins cent gardes et cadets, vous ne passerez pas !

— Je ne passerai pas ?…

Flambard éclata d’un rire énorme… d’un rire si formidable que ce rire traversa les murs et arriva comme une menace aux oreilles de la meute enragée. Car c’était la meute, en effet, qui venait… et la meute se tut presque en entendant ce rire. On ne perçut de ce moment qu’un vague bourdonnement.

— Vous ne passerez pas, j’en suis sûr, dit encore Deschenaux.

— Alors, dois-je entendre que tu m’aideras à passer ? demanda narquoisement Flambard.

— Je connais ici un passage secret par lequel vous pourrez vous échapper.

— Ah ! bah ! il ne manquerait plus que je prisse par les passages secrets, merci bien ! D’ailleurs, je ne veux pas échapper, je cherche ton maître !

— Je vous conduirai à ses appartements.

— Par où cela, maître ?

— Par ce passage secret qui mène chez Monsieur l’intendant.

Flambard regarda longuement Deschenaux, comme pour sonder la pensée de cet être louche et vil dont il se méfiait. Et cet être lui parut si sincère qu’il se trompa sur ses sentiments. Or, comme il avait affaire à Bigot, il ne pouvait faire mieux que suivre l’avis de Deschenaux. Mais pour ôter à celui-ci la pensée qu’il avait peur, lui Flambard, de la meute arrêtée maintenant derrière la porte et qui, peut-être, n’attendait qu’un signal pour entrer, il dit :

— C’est bien, je consens à te suivre, si tu me promets que je verrai ton maître. Mais auparavant j’ai affaire là !

Il courut à la porte qu’il ouvrit largement.

Cette porte donnait sur ce grand salon en lequel nous avons déjà introduit le lecteur, ce soir de septembre 1756, et où se tenaient, comme l’avait dit Deschenaux, au moins cent gardes et cadets l’épée nue à la main et un bon nombre de huissier et de portiers. Et cette bande mugisait.

À l’apparition de Flambard elle recula en faisant entendre un sourd grondement.

Deschenaux fit à la meute un signe d’intelligence, et elle parut comprendre… elle se tut.

Flambard cria :

— Mes amis, patience seulement un quart d’heure, et je vous promets que je reviendrai. J’ai affaire pour l’instant à monsieur l’intendant. Après je me mêlerai volontiers à votre musique. À tout à l’heure, donc !

Il referma brusquement la porte.

Deschenaux dit :

— Venez !

Il s’était approché d’une tenture qu’il avait écartée et qui masquait une porte étroite et basse. À l’aide d’une petite clef il ouvrit cette porte qui laissa voir un passage étroit, voûté et très noir. Deschenaux s’effaça et dit :

— Passez !

— Passe le premier ! dit Flambard.

— Je veux refermer cette porte.

— Je la refermerai tout aussi bien que toi… donne la clef !

Deschenaux obéit.

Flambard le suivit, mais le passage était si bas de voûte, que le spadassin dût se plier presque en deux pour ne pas heurter sa tête contre les pierres rugueuses. Puis il tira la porte et tourna la clef qu’il mit ensuite dans ses poches.

Il faisait là une noirceur d’encre.

— La clef ! dit Deschenaux.

— Va, répliqua Flambard, je la garde !

Et reprenant sa rapière, il ajouta :

— Va ! mais gare à toi si tu essayais de me jouer quelque tour !

Le secrétaire de Bigot se mit en marche. Au bout de trois ou quatre minutes il s’arrêta et dit :

— Monsieur Flambard, ici faites attention, il y a huit marches de pierre à descendre.

— C’est bon, va !

En bas de ces marches Flambard se trouva dans un autre couloir qui lui sembla tourner à gauche.

N’importe ! il marcha sur les pas de Deschenaux, bravement, sans redouter quoi que ce fût.

Après trois autres minutes de marche, Deschenaux s’arrêta encore et dit :

— Nous sommes ici devant une porte toute pareille à celle du cabinet de travail de monsieur l’intendant.

— Bien, dit Flambard, je vais l’ouvrir.

— J’y réussirais mieux que vous, murmura Deschenaux, attendu que je connais les aîtres et que je trouverai plus facilement le trou de la serrure.

— N’est-ce que cela ? se mit à rire Flambard. Laisse-moi faire, et tu verras que j’y vois tout aussi bien que toi sinon mieux.

Il repoussa Deschenaux et rapidement mit la clef dans la serrure. Cela s’était fait sans un tâtonnement, et Deschenaux en fut surpris.

Flambard retira la clef, la remit dans sa poche et dit, en s’effaçant :

— Ouvre et va !

Cette fois Deschenaux parut hésiter. Puis il toussa fortement.

— Ah ! ah ! ricana Flambard. Est-ce le rhume qu’on a, ou un signal qu’on veut donner ?

— C’est l’air froid de ce passage, expliqua Deschenaux.

— Eh bien ! s’il est nuisible à ta santé, il faut en sortir au plus vite. Ouvre ! répéta-t-il plus rudement.

Deschenaux poussa lentement la porte… si lentement qu’on eût juré qu’il avait peur.

La porte ouvrit sur une salle basse, dallée de pierre, aux murs sans boiseries, dénudée de tout ameublement.

Et dans cette salle Flambard aperçut Bigot qui, debout à côté de la porte et une main appuyée au cadre, souriait étrangement. Flambard aperçut l’intendant par-dessus la tête de Deschenaux qui franchissait le seuil.

Et lui, Flambard, suivit sans défiance.

— Ah ! ah ! se mit à rire Bigot, c’est maître Flambard !

Deschenaux, une fois entré dans la salle, s’était aussitôt effacé pour faire place au spadassin ; et lui, s’il avait regardé Deschenaux à cette minute, il aurait surpris sur ses lèvres un sourire effrayant.

Mais Flambard, tout en franchissant le seuil de la porte basse et étroite, regardait l’intendant et disait, narquois, en réponse à ses paroles :

— C’est vrai, monsieur l’intendant, c’est bien Flambard qui a demandé l’honneur de vous…

Clic-clac !…

Flambard n’en put dire plus long. Une trappe venait de s’ouvrir sous ses pieds, et il disparut dans un gouffre de noirceur. La trappe remonta aussitôt pour se refermer avec un bruit sec.

— Ciel et terre ! souffla rudement Deschenaux, j’ai eu bien peur que vous ne pressiez le bouton lorsque j’allais entrer, me prenant pour Flambard.

Bigot ricana sourdement.

— Depuis ton signal j’avais l’oreille et l’œil bien appliqués. Et puis je t’ai entendu tousser là. Voilà donc qui est fait !

— Vive l’Enfer ! s’écria Deschenaux en essuyant son front humide de sueurs glacées. J’aime mieux le voir là, ce maudit Flambard ! Car je suis sûr qu’il aurait réussi à passer à travers les gardes et à nous échapper ; tandis que là…

— Il ne pourra échapper, se mit à rire Bigot. Tu as raison, ami, et je te conseille d’aller commander son cercueil : dans trois jours il sera mort d’épouvante et de faim !

Deux ricanements diaboliques traversèrent le silence de la salle.