La besace de haine/La besace de haine

Éditions Édouard Garand (p. 48-51).

— XI —

LA BESACE DE HAINE


Les deux domestiques, ayant solidement garrotté le père Croquelin, tinrent conseil.

— Il faut aller prévenir monsieur le vicomte ! proposa l’un.

— Où est-il allé ?

— Chez monsieur de Coulevent.

— Oui, mais si d’autres mendiants-voleurs survenaient !… Ne vaudrait-il pas mieux tout d’abord aller chercher des gardes au Palais de l’Intendance, ou au Fort Saint-Louis ?

— Tu as raison, Urgel. Va donc au Palais quérir les services de quelques gardes qui surveilleront la maison en attendant le retour de monsieur le vicomte.

Le domestique, qui répondait au nom d’Urgel, quitta précipitamment la maison et courut vers le Palais de l’Intendance.

Au moment où il arrivait à l’angle de la rue, il fut heurté par deux grands gaillards qui l’envoyèrent rouler au milieu de la chaussée.

— Ôte-toi donc de notre chemin, maraud ! cria l’un.

— L’imbécile ! dit l’autre… comme si maintenant les chevaliers devaient faire place aux laquais de petites maisons… biche-de-bois !

Et les deux individus poursuivirent leur chemin à grandes enjambées.

Le pauvre domestique n’osa pas protester, attendu que les deux malotrus étaient armés de terribles rapières qui leur battaient le mollet des jambes, et qu’ils avaient un air tout à fait féroce. L’un d’eux, surtout, paraissait fort redoutable à sa taille de géant, avec sa voix de tonnerre et sa face balafrée. C’étaient Pertuluis et Regaudin qui, venant de voir entrer Flambard au Palais, détalaient au plus vite pour ne pas se trouver de nouveau face à face avec le terrible spadassin.

Le domestique se ramassa tant bien que mal, et, pestant contre les soudards aveugles, il reprit sa course vers le Palais.

Dix minutes après il ramenait dix gardes avec lui et leur confiait la surveillance du père Croquelin et de la maison. Puis il partait à la recherche du vicomte.

Ce ne fut que vers une heure de relevée que le vicomte rentra chez lui accompagné du chevalier de Coulevent. En apercevant le père Croquelin ils éclatèrent de rire ; leur rire était d’autant plus facile qu’ils étaient tous deux fort éméchés.

— De Coulevent, dit de Loys, j’ai une idée, et ce jour sera jour de fête !

— Voyons cette idée.

— D’abord, vois cette besace !

— Ah ! diable ! est-ce la Besace d’Amour ? se mit à rire plus fort de Coulevent.

— Parfaitement. Tu as vu cette besace accrochée dans ma chambre, et tu sais qu’elle m’appartient ? Or, le père Croquelin, digne serviteur du capitaine Vaucourt, s’étant refait mendiant et croyant que la charité humaine avait fait quelques progrès dans le cœur des humains, a eu l’ingénieuse idée de porter deux besaces au lieu d’une afin de faire plus grands profits. Il est donc venu me prendre ma besace d’Amour.

— Ne m’as-tu pas dit que cette besace était devenue la Besace de Haine ?

— Si fait, par Notre-Dame ! je l’avais oublié. En effet, elle est maintenant la Besace de Haine.

Le père Croquelin demeurait silencieux et indifférent aux rires et aux lazzis des domestiques et des gardes.

De Loys lui cria :

— Eh ! mendiant du diable, ne sais-tu pas que tu portes au dos la Besace de Haine ? Prends garde !

— À quoi ? répliqua le père Croquelin avec un sourire narquois. Si je porte la Besace de Haine, c’est à toi de prendre garde ! Rappelle-toi certain soufflet que certain clerc de not…

— Par la Mort-Dieu ! de Coulevent, ce vieux croquant va m’outrager ! Que penses-tu ?

— Je pense qu’on pourrait le crucifier avec sa besace et le laisser crever lentement de sa haine !

De Loys se mit à rire aux éclats.

— J’ai mieux que cela en attendant le crucifiement, dont je ne rejette pas tout à fait l’idée pour le moment. Car je conçois que ce mendiant est un détrousseur d’honnêtes gentilshommes et un cambrioleur qui a mérité la hart au col. Toutefois et attendu que nous n’avons pas encore célébré la victoire de nos armes à Carillon, je veux que ce soit aujourd’hui jour de fête et de réjouissances ; après nous verrons !

— Urgel ! appela-t-il aussitôt.

Le domestique ainsi interpellé s’approcha.

Le vicomte l’attira à l’écart et lui donna à voix basse quelques instructions mystérieuses. Le domestique s’empressa d’aller exécuter les instructions reçues.

— À présent, de Coulevent, reprit de Loys, viens ici. Vous, gardes, veillez bien sur ce cambrioleur ; s’il faisait mine de vouloir déguerpir, assommez-le quelque peu du pommeau de vos épées !

Les gardes se mirent à rire.

Il n’y avait, certes, aucun danger que le père Croquelin, l’eût-il voulu, prît la poudre d’escampette, parce que, après avoir été jeté sur le plancher du vestibule, il avait été bien et dûment garrotté. D’ailleurs l’ancien mendiant en avait pris son parti : indifférent à ce qui se passait autour de lui, il comptait recouvrer bientôt sa liberté en pensant que Flambard, ne le voyant pas reparaître, se mettrait à sa recherche et finirait bien par le découvrir.

Tout de même, en attendant, il s’imaginait bien qu’il allait passer un mauvais quart d’heure. Il se préparait à subir son sort stoïquement. Ah ! s’il avait pu deviner ce qui arrivait à Flambard à ce moment même au Palais de l’Intendance… à Flambard prisonnier dans une oubliette, se débattant avec la mort. Et quelle mort !… Une mort si horrible, que le père Croquelin aurait préféré mille fois son propre martyre à celui que subissait le spadassin !

Cependant de Loys et de Coulevent s’étaient retirés dans le petit salon avoisinant le vestibule, et s’entretenaient là mystérieusement. De temps à autre on percevait leurs rires étouffés. Un quart d’heure s’écoula ainsi. Puis Urgel, le valet de chambre, vint prévenir son maître qu’il avait accompli les instructions reçues. En même temps il déployait une banderole de toile blanche sur laquelle il avait tracé avec de l’encre ces mots en gros caractères :


LA BESACE DE HAINE


— Bien dit de Loys en prenant la banderole.

De Coulevent riait.

Le vicomte s’approcha du groupe des gardes et commanda :

— Relevez le mendiant !

Les gardes obéirent, étonnés et ne sachant quelle idée géniale pouvait bien avoir le vicomte.

Lui, à l’aide d’épingles, attacha la banderole au dos du père Croquelin et à même la besace du père Achard.

Les gardes, alors, crurent comprendre et ils éclatèrent d’un rire énorme.

— Qu’on lui délie les pieds ! ordonna de Loys.

Un garde coupa les liens.

— Et maintenant, ajouta de Loys, deux d’entre vous escorteront le mendiant à la Besace de Haine, et les autres, à la file, suivront.

Puis, d’une voix joyeuse, il clama :

— Hé ! marche… au Palais de l’Intendance !… Vive la Besace de Haine !

— Vive la Besace de Haine ! vociféra de Coulevent d’une voix de stentor.

— Vive la Besace de Haine ! hurlèrent les dix gardes enthousiasmés.

Les deux domestiques, pour ne pas passer pour moins singes, jetèrent :

— Vive la Besace de Haine !

Et le cortège, ouvert par le père Croquelin et ses deux gardes du corps l’épée nue à la main, suivi par huit gardes à la file et fermé par les deux gentilshommes qui riaient à se tordre, se jeta dans la rue et prit la direction du Palais aux cris sans cesse hurlés :

— Vive la Besace de Haine !

Le chahut fit ouvrir précipitamment des fenêtres et des portes du voisinage, et des têtes effarées apparurent croyant qu’une émeute éclatait. Puis, découvrant qu’il s’agissait d’un amusement nouveau genre, ces têtes partirent de rire.

Le cortège défilait dans la rue et vers le Palais.

En peu de temps une troupe énorme de badauds et de commères se joignit au cortège, entoura le groupe hilare et l’accompagna jusqu’aux portes du Palais, où bientôt stationnait la ville entière dans l’attente d’un événement remarquable.

Une clameur joyeuse emplissait l’espace et applaudissait le cortège. Mais ce fut bien autre charivari lorsqu’il pénétra dans le grand vestibule du Palais où se trouvaient encore réunis une centaine de gardes, huissiers et valets qui n’étaient pas revenus de leur émoi créé par l’apparition de Flambard le matin. À l’apparition du cortège il se produisit un tumulte si joyeux et si formidable que l’édifice tressaillit jusqu’en ses fondations. Les gardes, criant, riant, gesticulant, frappaient à tour de bras du plat de leurs épées la besace attachée au dos du père Croquelin.

On entendait :

— Pique la Besace de Haine !

— Pique ! pique !…

Le père Croquelin, jusque-là muet et calme, poussa un sourd gémissement. Des gardes, moins scrupuleux, avaient passé la pointe de leurs épées au travers de la besace et enfoncé de l’acier dans les côtes de l’ancien mendiant. La meute faillit s’étouffer de rire en entendant ces gémissements. D’autres pointes pénétrèrent dans les reins du père Croquelin qui, à la fin, s’affaissa sur les dalles à demi privé de connaissance.

Alors, on eût dit une bande de démons à voir les gardes, huissiers et valets danser autour du corps de l’ancien mendiant et à les entendre hurler. Un peu à l’écart, le vicomte, de Coulevent et Deschenaux que le tumulte avait attiré là, riaient, se pâmaient et se tenaient le ventre à deux mains.

Soudain, les éclats de rires et les hurlements furent traversés par un rugissement de bête fauve… un rugissement si formidable que tous les cœurs tremblèrent d’effroi, que toutes les langues se figèrent, que tous les sangs se glacèrent, et un monstre apparut ! Mais était-ce bien un monstre ?… Non… c’était un homme… un homme tout couvert de boue, mais un homme armé d’une longue et flamboyante rapière, un géant dont la voix nasillarde éclata comme un tonnerre :

— Par les deux cornes de Lucifer !

Et ce géant se jeta à corps perdu dans la bande des gardes et huissiers, en manœuvrant son effrayante rapière. Contre cette rapière cent épées se choquèrent aussitôt.

De Loys et de Coulevent s’élancèrent à la tête des gardes en hurlant :

— Flambard !… Mort à ce chien de Flambard !

Deschenaux, toujours lâche et la peur lui serrant les jarrets, s’était vivement éclipsé.

— Flambard ! Flambard !… rugirent les gardes avec haine.

Un terrible choc d’épées s’était produit, et un choc si rapide que dix gardes furent étendus sur le carreau par l’effrayante rapière de Flambard qu’on entendait ricaner et qui comptait :

— Une… deux… Pique ! Trois… Plante !

De Loys fut assez profondément atteint à l’épaule gauche. De Coulevent et un garde le tirèrent aussitôt de la mêlée pour le conduire dans un appartement retiré.

— Perce !… continuait Flambard… quatre… cinq… six !

La moitié des gardes, huissiers et valets, déjà saisie d’épouvante, fuyait de tous côtés.

Au dehors, la masse du peuple hurlait et voulait enfoncer les portes closes, pour assister à ce spectacle unique qu’elle devinait.

— Troue ! Crève !… poursuivait Flambard. Neuf… dix… onze !

Jurons de tous genres et malédictions se joignaient aux râles d’agonie.

Puis la panique étant devenue générale, Flambard, tout essoufflé et sachant qu’il n’était pas fait pour travailler ainsi l’éternité durant, crut voir une sortie devant lui.

Il bondit jusqu’au père Croquelin, écarta trois ou quatre cadavres tombés par-dessus l’ancien mendiant, souleva celui-ci, le mit sous son bras gauche, et s’élança vers la grande porte que le peuple venait enfin d’enfoncer.

— Place !… tonna Flambard en pointant sa rapière sanglante.


Dans la masse du peuple ce fut une reculade terrible, une mêlée affreuse, un reflux précipité où maints badauds et femmes roulèrent sur le pavé et sous les pas des fuyards. Ce fut comme un écrasement sinistre qui se fit de toutes parts à la vue de ce géant, qui semblait semer la mort de la pointe de sa rapière !


Et Flambard passa… il passa sur des ventres gonflés de peur, sur des dos aplatis, sur des faces crispées d’effroi, et il écrasa des nez, des gueules tordues et vociférantes, des seins mis à nu… il passa comme la Bête de l’Apocalypse ! Ce fut une trombe…

Et quand il eut disparu, emportant toujours le père Croquelin sous son bras, la ville entière demeura plongée dans le silence et la consternation, croyant que la fin des temps était venue, et se demandant si elle devait se recommander à la clémence de Dieu avant de passer en jugement !…