La besace de haine/Dans l’oubliette

Éditions Édouard Garand (p. 51-53).

— XII —

DANS L’OUBLIETTE


Dans ce cabinet de travail où Flambard était entré ce matin-là, Bigot, Deschenaux, de Coulevent et de Loys, blessé, étaient réunis, inquiets et sombres. Ils essayaient de résoudre le problème de la sortie de Flambard de l’oubliette en laquelle il avait été précipité. C’était si inexplicable, si inadmissible que Bigot, peu superstitieux, commençait à croire à la magie.

Chacun avait émis son hypothèse plus ou moins hasardeuse, lorsque Deschenaux dit :

— Il est deux hommes qui, peut-être, pourraient nous renseigner.

— Et qui donc, mon ami ? demanda Bigot.

— Ces deux maçons que j’ai envoyés ce matin au sous-sol pour réparer la pierre de la citerne.

— Oh ! oh ! fit Bigot en fronçant le sourcil. Par Notre-Dame ! ami Deschenaux, que ne m’avez-vous fait part de cette besogne à faire par deux maçons ? Je vous aurais dit d’attendre ! Allons ! ajouta-t-il, descendons aux caves pour vérifier nos hypothèses !

De Loys, trop blessé, demeura couché sur un divan. Bigot et ses deux autres satellites descendirent dans les fondations de l’édifice. Ils ne tardèrent pas à découvrir les cadavres de deux maçons, et, au bas de la muraille qui fermait l’oubliette, un trou suffisant pour laisser passer le corps d’un homme. À côté du trou gisait une pierre fraîchement descellée.

— Voilà, dit l’intendant avec un sourire froid, l’œuvre de ces imbéciles : ils ont donné la liberté à Flambard qui, en retour, les a payés d’un coup de poignard chacun !

Bigot n’était pas loin de la vérité, comme nous allons voir.

Nous nous rappelons comment Flambard avait été précipité par une trappe dans l’oubliette. Il n’avait pas même eu le temps de faire « ouf », qu’il était tombé à plat ventre dans de la paille, de l’eau et de la boue. Puis il lui avait fallu dix minutes pour revenir de l’étourdissement que lui avait causé cette chute. Une fois qu’il eut repris ses esprits, la première chose qu’il fit fut de tâter, dans le noir d’encre qui l’enveloppait, son côté gauche pour s’assurer que sa rapière l’avait suivi. Oui, elle était encore là, toujours là, cette courageuse compagne, et toujours solide !

Il sourit et se dit :

— Je suis tombé dans une oubliette, une de ces oubliettes dont Bigot doit avoir le secret, où l’on meurt au bout de trois petites journées et de faim et d’épouvante, et d’où l’on ne sort ensuite que pour être couché dans un cercueil de plomb qu’on va jeter, la nuit venue, au fond du fleuve ! Oui… mais meurt seulement qui a à mourir ! Or, moi, je n’ai pas à mourir encore, puisque je n’en ai pas eu le pressentiment ! Car on a toujours le pressentiment de sa mort ! Donc, je ne dois pas mourir, je ne vais pas mourir, donc je sortirai d’ici vivant ! Mais quand ?… Voilà tout ce qui me reste à savoir !

Et Flambard se mit à tâter les parois humides et visqueuses de son Cachot de la Mort !

Depuis qu’il s’était remis sur ses pieds, il enfonçait dans une boue gluante et nauséabonde.

— Pouah ! fit-il en serrant ses narines, une chose certaine, on ne m’a pas mis dans un coffret à parfum !

Il ricana.

Puis, ayant tâté les murs de nouveau et s’étant bien assuré qu’il n’existait ni porte ni ouverture quelconque, il croisa les bras et médita.

L’affaire lui apparaissait maintenant plus sérieuse qu’il n’avait pensé.

Quoi ! allait-il mourir vraiment ?

— Par les deux cornes du diable ! murmura-t-il, est-ce qu’à présent je vais me laisser prendre par ce gueux de pressentiment ?

Il frisonna…

Mais non pas qu’il eût peur de la mort ! Que lui importait la mort ? Il savait qu’un jour ou l’autre tout mortel devait payer à la vie son dernier écot ! Oui, mais Flambard avait quelque chose à faire encore sur terre. Il n’avait pas accompli la mission que lui avait confiée M. de Maubertin sur son lit de mort ! Et il avait juré de voir à ce que les dernières volontés du comte fussent fidèlement exécutées ! Après, il pourrait mourir… il mourrait sans regret !

Pour le moment il fallait vivre, et pour vivre il importait de sortir coûte que coûte de ce trou ! Mais comment ?…

Là était la véritable difficulté ! Là était peut-être l’impossibilité !

Flambard fut tout à coup pris par un souffle d’humeur. Il tendit son poing vers le plafond, grogna une imprécation et s’apostropha ainsi :

— Nigaud que je suis ! Et je dois faire une drôle de figure dans cette boîte à fous !… Il y a là-haut deux trompettes qui doivent se crever le ventre de rire ! Oui, je les vois se tordre ! Ils ont bien raison, tonnerre de Dieu ! L’imbécile de Flambard !… Faut-il être un peu lourdaud tout de même pour donner en plein jour dans les trous de taupe !… Oui, décidément, j’en perds… je vieillis ! Et mon nez ?… Il manque de flair ! J’ai dû en perdre un morceau une demi-aune peut-être !

Il tâta son nez, grogna et poursuivit :

— Je le tiens toujours, mais il est bien un peu bouché. Au fait, ce Deschenaux — pas canaille du tout le bandit — avait le rhume ; pourquoi ne l’aurais-je pas également ? Oui, j’ai dû prendre le rhume dans ce sacré passage ! Mais c’est égal ! je dois bien m’avouer que j’en perds. Il est vrai que ça s’explique : je veux aller vite et rondement en besogne, car je suis pressé, et pan !… culbute ! chute ! et flûte ! me v’là une brute…

Flambard fit un effort terrible pour retirer une jambe qui enfonçait plus que l’autre dans le cloaque puant.

Il se prit à réfléchir encore. Seulement, il était fort incommodé sur ses pieds qui enfonçaient sans cesse dans la boue. S’il tirait l’un, l’autre enfonçait plus profondément.

— Bon ! murmura-t-il, il ne manquerait plus que ça que le diable me tirât par les pieds jusqu’en enfer !

Il se mit à ricaner. Il se tut presque aussitôt en percevant un certain bruit pas loin de lui ! C’était même tout près que partait ce bruit, comme de l’autre côté de la muraille, à gauche ! Oui, Flambard entendait un bruit qu’il crut bientôt reconnaître pour du marteau heurtant de la pierre.

Il ne perdit pas de temps. Du pommeau de sa rapière il frappa fortement la muraille, puis il cria :

— Hé ! là ! de l’autre côté… qui est là et qui frappe ainsi du marteau pour empêcher les gens de dormir leur soûl ?

Le bruit cessa.

L’instant d’après, une voix arriva jusqu’à Flambard.

— Y a-t-il là quelqu’un qui parle ? demanda la voix.

— Pardieu ! répondit Flambard, je crois bien. Qui êtes-vous ? Ne pouvez-vous me laisser dormir un brin ?

— Pardon ! mon gentilhomme, repartit une voix quelque peu confuse, mon compagnon et moi nous sommes en train de réparer la citerne sur l’ordre de monsieur l’intendant.

— Ah ! ah ! vous êtes les maçons qu’a fait venir ce matin monsieur l’intendant ?

— Oui… c’est-à-dire non… c’est monsieur Deschenaux qui nous a embauchés.

— Tiens ! ce bon Deschenaux ! murmura Flambard assez haut pour être entendu des maçons. Dites un peu, mes amis, ajouta-t-il en élevant la voix, quelle heure est-il donc ?

— Il peut bien être dix heures de matinée, et même un peu plus.

— En ce cas, je me lève et je vous prie de m’ouvrir la porte.

— Quelle porte ? interrogea le maçon étonné.

— Sacredieu ! la porte de cette chambre. Je ne suis pas venu ici en passant à travers la muraille.

— Mais… nous ne voyons aucune porte !

— Ou c’est moi qui ne la vois pas ! Car j’ai oublié de prendre un bougeoir, et, vu qu’il n’y a pas de fenêtre, je cherche vainement la porte dans cette noirceur.

— Et vous ne la trouvez pas ?

— Pardieu, non !

Dans la cave voisine de l’oubliette les deux maçons avaient déposé leurs outils, et, très surpris de savoir qu’il y avait là tout à côté une chambre et que cette chambre n’avait pas de porte, se consultèrent à mi-voix.

— Ce bourgeois, dit l’un, doit être un ami de monsieur l’intendant ; je suppose que dans une fête hier soir il aura passé par-dessus bord, il en est encore tout fol et soûl !

— Le mieux à faire pour l’aider à se tirer du naufrage, dit l’autre, serait de desceller une pierre.

— Je ne vois pas d’autre moyen.

— Mon gentilhomme, dit à haute voix l’un des maçons, nous ne trouvons pas d’autre moyen que celui de desceller l’une des pierres de votre chambre !

— Hein ! s’écria Flambard, vous n’allez pas, je pense, briser les murs de ma chambre !

Les deux maçons se mirent à rire.

— Le bonhomme est encore tout chaviré de sa cuite ! dit l’un.

— C’est signe qu’il n’a pas eu le temps encore de vider son outre !

— Non… et j’aime mieux ça : il aura probablement au bout des doigts une bourse qui, notre besogne finie, nous permettra d’emplir les nôtres à notre tour !

— Sacre de sacre ! tu penses bien. À l’œuvre donc, la citerne attendra !

Et tous deux attaquèrent du ciseau et du marteau le mortier qui cimentait la pierre.

— Combien de temps va vous prendre cette besogne ? demanda Flambard qui se sentait enfoncer de plus en plus dans le cloaque, et qui redoutait d’enfoncer jusqu’au cou.

— Oh ! deux heures, répondit un maçon, peut-être bien trois heures !

Flambard soupira. Deux heures… trois heures… c’était long, mais il avait l’espoir d’en sortir tout de même.

Deux heures s’étaient écoulées et le travail n’avançait guère.

— Diable ! fit tout à coup l’un des maçons, voici une pierre qui a été rudement bien cimentée, satan ne la ferait pas bouger !

Tous deux travaillaient ferme, cassant miettes à miettes du ciseau et du marteau les pierres environnantes pour arriver à pratiquer un joint et dans ce joint introduire un levier. Et il était bien près de deux heures de relevée, lorsque, enfin, ils purent tirer à eux une lourde pierre.

Ils étaient inondés de sueurs.

Flambard, par le trou, passa sa tête hagarde et maculée de boue.

À sa vue les deux maçons firent un bond d’épouvante. Puis l’un d’eux cria :

— Enfer de nous !… c’est une oubliette, et cet homme est un prisonnier ?

— À la pierre !…

— Reposons-la !…

Ils se jetèrent sur la pierre avec l’intention de la replacer dans la muraille, et de remurer Flambard dans son trou.

Lui, fit entendre un ricanement. Comme les maçons approchaient la pierre, le bras de Flambard se détendit comme un ressort et le poignard qui se trouvait serré dans sa main droite atteignit en plein cœur l’un des maçons. L’homme tomba et la pierre roula sur lui. L’autre, saisit un lourd marteau pour frapper Flambard. Mais notre ami venait de se glisser tout à fait hors du trou, et, bondissant comme un tigre sur le deuxième maçon, il le tua net d’un autre coup de poignard.

— Tonnerre de Dieu ! jura-t-il, je ne voulais pas les tuer, mais…

Il s’interrompit pour écouter certain vacarme, mais un vacarme infernal, qui partait des étages supérieurs !

— Oh ! oh ! y a-t-il bal là-haut ? Il faut voir ça !…

Sans perdre de temps il s’orienta dans les caves à la recherche d’une issue. Ce ne fut pas long qu’il trouvait un escalier, et, moins de cinq minutes après être sorti de son cloaque, Flambard, la rapière au poing, se jetait contre les gardes qui venaient de commencer leur danse autour du père Croquelin.