La besace d’amour/Où Flambard décide de se faire ménestrel

Éditions Édouard Garand (p. 41-49).

CHAPITRE IV

OÙ FLAMBARD DÉCIDE DE SE FAIRE MÉNESTREL


Flambard, qui avait faim et soif, se demanda, en quittant la maison du père Vaucourt, où il irait se restaurer. Il fouilla son souvenir pour y chercher le nom d’une auberge connue.

Il esquissa un sourire et murmura :

— Tiens ! l’Olympe… J’y ai justement, dans la personne de l’aubergiste, un excellent ami.

Et sans plus Flambard gagna la Haute-Ville, la rue Buade et l’Olympe.

Il passait sept heures.

L’Olympe était, de fait, reconnue pour l’excellence de sa cuisine et de ses vins, et c’est là qu’allaient se gaver de préférence les gentilshommes, officiers, fonctionnaires, gardes, bourgeois. C’était, pour tout dire, l’auberge de l’aristocratie.

Durant le jour l’auberge était généralement déserte, mais venue la nuit, elle s’illuminait, s’emplissait d’une foule joyeuse et ne retombait dans l’obscurité et le silence qu’aux abords de l’aube du jour suivant. Cette auberge, privilégiée, ne semblait pas tomber sous la lettre des édits réglant les heures de fermeture des auberges : car tout lieu public, — auberge, hôtellerie, taverne, — était censé fermer ses portes à deux heures de la nuit. Mais il faut dire que l’Olympe était auberge quasi royale, car elle était propriété de M. François Bigot. C’est peut-être la meilleure raison pourquoi elle était fréquentée par les gens de rang. En cette auberge les vins et les eaux-de-vie étaient vendus pour le propre compte de l’intendant-royal, tandis que les seuls revenus de l’aubergiste, le sieur Delarose, consistaient dans la location des chambres de l’auberge et dans les bénéfices que rapportait la table. Mais il faut dire que ces revenus, ajoutés à ceux qui provenaient de l’écurie que le sieur Delarose tenait ouverte pour les voyageurs, égalaient ceux des vins et eaux-de-vie. Ce commerce se trouvait donc profitable autant pour M. Bigot qu’il pouvait l’être pour le sieur Delarose, et dame ! les deux semblaient satisfaits.

Outre sa bonne cuisine et ses bons vins, l’auberge était avenante. Sa grande salle commune était vivement peinturlurée de couleurs brillantes. Les murs, sous une peinture grossière de forme mais vibrante de couleurs, représentaient toutes espèces de scènes d’auberges du moyen âge, en cette époque où l’on mangeait outre mesure, où l’on buvait à se noyer, selon, du moins, certains chroniqueurs du temps. Il est vrai que ces chroniqueurs qui pronostiquaient, à tant boire et manger, la fin du monde, ne pouvaient s’imaginer que ce monde atteindrait au vingtième siècle, et ils étaient loin de deviner que ce siècle vingtième rendrait des points au Moyen Âge pour le manger et le boire !…

Et le plafond de l’auberge était peinturé d’une couche de bronze, et sur ce fond doré étaient dépeints des anges, ou peut-être mieux des esprits ailés, jouant du luth ou tenant dans leurs mains des coupes pleines d’un nectar quelconque.

À droite, et séparées de la grande salle, par trois hautes arcades, étaient les cuisines où l’on pouvait apercevoir les cuisiniers et marmitons activement occupés autour des fourneaux ardents ou tournant la broche garnie d’oiseaux de basse-cour au-dessus d’une flamme claire et joyeuse. De cette cuisine s’échappaient des senteurs exquises qui se mêlaient harmonieusement aux senteurs capiteuses des vins et eaux-de-vie que consommaient les convives attablés dans la grande salle. À gauche, était une autre salle, plus petite, mais plus luxueuse, par ses tables surchargées d’argenteries et de cristaux précieux, par les divans, ses larges fauteuils à pattes tortes, ses dressoirs à ventres rebondis, ses lustres d’or aux bougies de cire parfumée… Cette salle, presque princière, était réservée aux grands personnages qui honoraient l’auberge de leur présence. Là venaient manger de temps à autre le gouverneur de la Nouvelle-France et les membres de son entourage ; là venait manger l’intendant-royal chaque fois que des affaires urgentes le retenaient soit au Palais de l’Intendance, soit au Château Saint-Louis ; là venait manger le sieur Cadet, toujours avec grosse suite de subalternes et de gardes ; là venait manger le sieur Varin, trésorier du roi en Nouvelle-France ; là venaient manger le sieur Hugues Péan, espèce de contrôleur de la marine canadienne, et Bréart, autre contrôleur de la même marine, et Deschenaux, secrétaire de l’intendant, et Estèbe, et Le Mercier, et Jean Corpron, et Maurin, et Vergor, et… quantité d’autres pieuvres féroces qui menaient un train de vie fastueux et s’engraissaient à en crever des biens du roi et des deniers du colon. Donc cette salle eût pu recevoir le roi et Mme de Pompadour.

Entre la salle et la cuisine, il y avait un couloir qui conduisait d’abord à un escalier communiquant avec les étages supérieurs, puis avec l’arrière de l’auberge où se trouvait la sortie pour aller aux écuries ; et entre ce couloir et la cuisine était le comptoir du sieur Delarose où, dans l’amplitude et la béatitude de sa graisse et de son suif, il trônait. Là, contre le mur, s’étalaient en s’étageant les vins et les eaux-de-vie à mille rutilances. Là, l’aubergiste dans toute sa majesté, recevait les monnaies. De là, le sieur Delarose, dirigeait ses nombreux serviteurs.

Lorsque Flambard pénétra dans la grande salle, aux multiples tables, pas une place vacante n’apparaissait. Mais la petite salle luxueuse était déserte, ce qui signifiait, pour qui était renseigné, que pas un seul grand personnage n’était présent. En effet, aux tables de la grande salle ne se voyaient que des gardes, fonctionnaires et quelques bourgeois de la petite échelle, commerçants pour la plupart. La salle vibrait sous la rumeur des conversations, des rires, des appels des consommateurs, des va-et-vient des nombreux valets, des chocs d’ustensiles et de verres.

Flambard sourit d’aise à cette musique et aspira fortement cette atmosphère aux parfums suaves entre tous. Puis il aperçut à son comptoir, l’aubergiste, ou plutôt l’effroyable masse de graisse et de suif dont le sommet présentait un masque grimaçant. Et ce masque avait l’air content, car les affaires semblaient des affaires d’or ce soir-là ! Mais le masque, en apercevant Flambard, parut se crisper, la grimace de joie, devint une grimace d’effroi, et les couleurs vives du masque prirent subitement une teinte blanchâtre.

Et l’entrée de Flambard ne parut pas seulement affecter le masque de l’aubergiste, mais elle parut créer une certaine sensation sur l’immense assemblée, ou tout au moins une certaine gêne ou un certain respect. Car les conversations perdirent de leur entrain, les rires s’éteignirent, et les yeux, après avoir à la dérobée toisé l’arrivant, se cherchèrent. Quelques gardes eurent même l’audace de flatter de la main la poignée de leurs épées… mais d’autres gardes, mieux avisés, leur firent un signe d’intelligence qui pouvait signifier :

— Si vous ouvrez le bal, tant pis pour vous, c’est vous qui danserez !…

Les épées furent donc laissées en paix, puis un silence relatif s’établit pendant que Flambard, bien tranquillement, s’avançait vers le comptoir. Mais constatant que la rumeur entendue à son entrée se mourait, et voyant des regards curieux s’attacher à sa personne, il s’arrêta au milieu de la salle, regarda autour de lui et prononça de sa voix nasillarde :

— Bonsoir la compagnie !

Et il continua sa marche vers le comptoir au fond de la salle.

De suite, après ces paroles de Flambard, les regards curieux, haineux ou malveillants s’étaient abaissés, et de suite la conversation avait repris, mais moins animée que l’instant d’avant maintenant on ne percevait que des murmures que des chuchotements.

Le sieur Delarose regardait venir Flambard sans savoir quelle contenance prendre vis-à-vis de ce grand diable qui, il se le rappelait trop bien, l’avait un jour envoyé rouler dans la rue au risque de le briser en morceaux.

Flambard s’arrêta devant le comptoir, sourit béatement et dit :

— Ah ! ça, monsieur l’aubergiste, je constate que vous vous portez à merveille ?

Cette salutation plut à l’aubergiste, ou du moins parut le mettre à son aise.

Il sourit très très largement et répondit :

— Très bien, très bien, monsieur Flambard, vous êtes bien honnête !

— Et vous, répliqua Flambard, vous seriez bien aimable de me faire servir à manger et à boire, car je suis pressé.

— Je vais vous faire servir de suite, sourit aimablement l’aubergiste.

— Mais je ne vois nulle place libre à ces tables, dit Flambard.

— Voyez cette salle, monsieur Flambard…

— Vraiment ? sourit Flambard.

— Je ne réserve cette salle qu’aux grands personnages !

— Mais c’est beaucoup d’honneur que vous me faites !

— Il vous est dû cet honneur, monsieur Flambard !

— Puisque c’est ainsi, j’accepte.

— Je vais vous faire conduire.

L’aubergiste appela un valet.

Celui-ci conduisit notre ami à la table principale placée au centre de la pièce, alluma un candélabre à vingt-quatre bougies bleues, et se tint à la disposition de cet hôte distingué.

Flambard avait à peine commencé d’énumérer les plats et les vins que requéraient sa faim et sa soif, que par-dessus le paravent, qu’un serviteur avait glissé devant l’arcade après l’entrée de Flambard pour empêcher les convives de la grande salle de voir ce qui se passait à leur gauche, un personnage haussa sa tête et prononça d’une voix grêle :

— Si monsieur Flambard voulait me permettre de le déranger…

Flambard se retourna, aperçut un visage ridé ravagé, encadré de cheveux blancs et longs, et qui grimaçait étrangement.

— Tiens ! tiens ! s’écria Flambard avec un sourire accueillant, ne dirait-on pas que je reconnais là l’image du père Croquelin ?

— Pour votre service, monsieur Flambard, et pour le service de monsieur le comte !

Flambard fit aussitôt un signe d’intelligence au vieux qui entrait, pour lui faire entendre qu’il y avait là un garçon de service et qu’il importait de surveiller ses paroles.

Le vieux saisit le coup d’œil de Flambard, et, courbé, bancal, racorni, portant la besace au dos, traînant après lui des lambeaux de vêtement, s’approcha de la table.

Flambard indiqua au miséreux une place en face de lui à la table qu’il occupait et dit au garçon :

— Double service !

Le serviteur se retira pour exécuter l’ordre reçu.

— Ah ! ça, père Croquelin, dit Flambard, me direz-vous d’où vous surgissez ? Ou bien étiez-vous en train de faire bombance céans cette auberge ?

Le vieux mendiant se mit à ricaner.

— Hélas ! non, monsieur Flambard ! Est-ce qu’il y a jamais bombance pour un pauvre gueux de mendiant tel que moi ? Bombance de misères voulez-vous dire ? Bombance de faim ? Bombance de soif ?… Là, oui, pas d’erreur possible ! Et je ne mens pas… Fouillez-moi le ventre, pas une pomme de terre, pas une mâchée de pain, pas même un foie de poulet !


« Et le garde épouvanté, horrifié, croyant que Flambard se disposait à le pendre court, faillit s’évanouir… »

— Les temps sont donc durs pour la besace ?

— Si ce n’était que pour la besace….

Il souleva le sac attaché à son cou et frappa dessus de la main, ajoutant :

— Voyez… pas même un gramme de seigle. Et si donc souffre la besace, que penser du misérable qui la porte !

— Elle n’en est que plus supportable, sourit Flambard !

— Oui, cela serait, si le ventre était satisfait !

— Eh bien ! il y a de quoi ici le satisfaire amplement !

— Vrai ? Merci, monsieur Flambard. Mais je reviens à ce que vous me demandiez, c’est-à-dire d’où je sortais. Mais vous ne m’en voudrez pas de vous dire la franche vérité ? Non ? Bon, voilà ce que c’est. Tout à l’heure dans la demi-noirceur de la rue Buade — c’est ce qui vous prouve que mes yeux ont encore quelque chose de bon je vous vois venir… c’est-à-dire que je vois venir un personnage que je crois reconnaître. Je lui tends la main par l’habitude que j’ai de demander l’aumône, et je vais prononcer une parole aimable, lorsque le personnage me bouscule violemment, jure et m’envoie rouler sans façon au beau milieu de la rue.

— Non, pas possible ! s’écria avec surprise Flambard qui ne se rappelait nullement l’incident.

— Oh ! sourit le père Croquelin, j’ai bien vu que vous ne l’aviez pas fait exprès. Contre tout autre, je me serais révolté, j’aurais abreuvé d’injures un tel maraud qui écrase les mendiants du bon Dieu, j’aurais appelé sur sa tête toutes les malédictions célestes, je lui aurais souhaité les calamités les plus infernales, je l’aurais voué aux enfers les plus ardents, et je l’aurais vu écrasé jusqu’aux tripes entre ciel et terre que pas un souffle de pitié ne m’eût fait tressaillir les chairs, et je…

Flambard éclata d’un rire énorme à voir le vieux, demi levé, livide de fureur, grinçant des dents, faisant des gestes à terroriser de moins braves que son compagnon de table.

Puis le vieux, à son tour, se mit à rire doucement, se rassit et sur un ton doux et humble, ajouta :

— Oui, mais j’ai reconnu monseigneur Flambard, de sorte que je me relevai vivement et courus après lui pour lui tendre de nouveau la main ; mais je le vis soudain disparaître par la porte de cette auberge. Je résolus d’entrer après vous, après quelques minutes d’hésitation.

— Et si j’étais disparu par la porte de l’enfer, sourit Flambard, qu’auriez-vous fait ?

— Par la sainte Besace ! je vous aurais suivi !

— Ah ! ah ? père Croquelin, c’est donc que vous avez quelque chose d’important à me confier ?

Le vieux se mit à rire.

— Je savais bien, dit-il, que vous devineriez promptement l’objet de mon importunité.

— Moi, je ne vous trouve pas importun, après l’outrage que je vous ai fait tantôt ! Non, non, père Croquelin, il n’y a pas d’importunité qui tienne ! Pendant que vous remplirez votre ventre, après quoi je verrai à ce que votre besace soit remplie bien convenablement à son tour, je vous prierai de me narrer ce qui pèse sur votre langue. Du reste, je m’imagine pas mal que c’est rapport à monsieur le comte, votre ancien confrère en besace ?

— Ah ! pauvre monsieur le comte ! soupira le mendiant avec un sincère regret.

Il essuya une larme furtive du revers de sa main ridée et reprit :

— Vous savez le malheur qui l’a frappé ?

— Vous voulez dire l’incendie de sa maison, la mort…

— Ce que vous avez de perspicacité, monsieur Flambard !

— De divination, corrigea Flambard.

— C’est juste, sourit le vieux. Mais, dites-moi, vous êtes peut-être bien un peu sorcier ?

— Un peu, oui, assura Flambard avec un grand sérieux.

— De quel côté ?

— Celui de ma mère… Elle avait une sœur sorcière.

— Ô mon Dieu ! s’écria le vieillard en se signant avec une superstitieuse terreur… une sœur de votre mère ?

— Hélas ! oui, soupira fortement Flambard. De sorte que moi, son neveu…

— Mais alors vous savez ce qui est arrivé à monsieur le comte ?

— Je le sais jusqu’à ces jours derniers ; mais depuis…

— Quoi ! fit le vieux avec surprise, vous l’avez donc vu ?

— Non, mais… ma perspicacité, ma divination…

— Votre sorcellerie, pour mieux dire ? se mit à ricaner le mendiant.

— Parfaitement ! répondit Flambard sans sourciller. Et il demanda aussitôt : Mais vous, père Croquelin, en savez-vous davantage ?

— Peut-être bien un peu… répliqua le mendiant avec un sourire singulier.

— Et vous saviez que monsieur le comte avait été blessé dans un incendie ?

— Oui… en voulant sauver sa fille, monsieur Flambard.

— Qu’il a sauvée… reprit Flambard avec un accent assuré.

— Puisque vous le savez…

— Et qui maintenant… Flambard s’interrompit et parut fouiller son souvenir.

Le père Croquelin sourit encore et compléta :

— Et qui, maintenant, semble la meilleure amie de mademoiselle Marguerite de Loisel.

Flambard, à cette nouvelle inouïe pour lui, faillit sauter en l’air.

À l’instant même deux valets entraient chargés de mets et de bouteilles de vin.

Le silence régna durant quelques minutes. Les serviteurs se retirèrent, et Flambard versa à boire au mendiant, disant :

— Père Croquelin, buvez, mangez, et tout en ce faisant agréablement, je vous prie de me narrer certaine histoire d’incendie et ses suites que, je peux bien vous l’avouer au risque de perdre ma qualité de sorcier et de devin, vous savez mieux que moi et au sujet duquel vous paraissez posséder des détails intéressants. Sachez que vous ne serez nullement indiscret. Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je suis l’ami intime de monsieur le comte, et vous devinez bien que je cherche impatiemment certains indices sûrs qui me mettent sur la trace et me permettent de le tirer de l’embarras où il pourrait présentement être, et de l’arracher à un danger qui pourrait menacer ses jours et ceux de sa fille. Vous refuserez d’autant moins de satisfaire à mes désirs que vous-même, à ce que m’a conté un jour le père Achard, dévoué à ses intérêts, et ceci étant le jour des règlements de comptes venu, je peux vous assurer que vous ne serez pas oublié.

Le mendiant sourit avec béatitude, tandis que sa vieille face s’illuminait aux reflets du vin rouge qu’il se plaisait à boire à petites gorgées comme pour en savourer tout le délicieux fumet. Flambard en fit autant. Une fois les coupes vides le vieux attaqua un pâté au poulet, puis commença le récit suivant :

— « Je m’imagine bien que vous ne connaissez pas tous les détails de cette affaire, tout sorcier que vous pouvez être, pour la bonne raison que vous vous trouviez à cent lieues d’ici en train d’occire de l’anglais. Et moi, si j’ai pu apprendre quelque chose, c’est bien grâce à la bonne Providence. C’était au commencement du mois dernier, je revenais de Saint-Augustin ; et c’était, la nuit, pleine de lune, douce, sans brise, silencieuse. Je cheminais lentement vers la cité. Une fois, à un point où je croyais me trouver non loin des murs, je m’arrêtai surpris ; je regardai autour de moi et, je ne sais par quelle distraction, je m’étais engagé par un sentier sous bois croyant faire un raccourci, et je me trouvai sur le chemin qui menait à l’habitation de madame de Ferrière. Autant que je pouvais préciser mes souvenirs des paysages environnants je crus me trouver fort peu éloigné de cette habitation.

— « Bonne sainte Vierge ! me dis-je un peu dépité, ai-je fait fausse route d’une couple de lieues ? Mais oui… je me reconnais bien ! Décidément, ma vieille boussole ne va plus…

« J’allais me remettre sur la bonne voie, lorsque par delà un bosquet — et j’en frissonne encore d’émoi, j’aperçus une lueur rougeâtre mêlée d’une fumée noire s’élever, grandir, monter. Puis une autre lueur… puis une autre encore. Et des flammes plus claires jaillissaient en crépitant. Se confondant aux crépitements inquiétude et effroi. Instinctivement, je m’élançai sur la route de toute la vitesse de mes vieilles jambes dans la direction de l’incendie. Je me ruais, pour ainsi dire… et je m’arrêtai, haletant, épouvanté, un quart d’heure après devant la maison et les dépendances de madame de Ferrière que le feu consumait. Mais comment ces trois constructions assez écartées l’une de l’autre pouvaient-elles brûler en même temps, alors que pas la moindre brise ne soufflait ?… Mais je ne m’arrêtai pas à chercher une solution à ce problème, toute mon attention se portait sur l’incendie que je regardais comme une chose inouïe, impossible, à ce point que je commençai de penser que j’étais l’objet d’un rêve effrayant ou d’un cauchemar. Je n’entendais plus de cris, je n’apercevais aucune silhouette humaine dans le grand cercle de clarté décrit par le feu. Puis tout acheva de se consumer lentement, sinistrement…

« Je m’étais arrêté sur la route devant le parterre qui précède l’habitation, et derrière moi s’élevait la pente douce d’un bois. Je demeurais comme inconscient devant ce spectacle, lorsque je crus percevoir un faible gémissement qui me sembla venir de l’orée du bois à quelques verges du point où je me tenais. Je m’avançai avec précautions, j’étais craintif et tremblant. Non que j’eus peur pour moi-même, mais je redoutais de me trouver en face de quelque chose d’horrible. Le gémissement s’accentuait à mesure que j’approchais au travers de la brousse. Et je m’arrêtai, très chancelant, devant une silhouette humaine qui gisait, face contre terre, écrasée aplatie entre deux bouquets de saules. Je me penchai… mais dans l’ombrage des bois je ne pouvais distinguer nettement cette forme plutôt imprécise. Les gémissements s’étaient, tus… mais j’entendais cet être humain râler, suffoquer.

« Qui est là ? demandai-je d’une voix si troublée et si altérée que je ne pus reconnaître cette voix qui était la mienne.

« Je vis une tête se tourner péniblement, puis une face noire de fumée, presque horrible me regarder. À travers la feuillée des arbres un mince rayon de lune obliquait, je pensai reconnaître cette figure effrayante et je ne pus retenir une exclamation d’épouvante et de stupeur à la fois.

« À mon cri, une voix que je pus reconnaître parfaitement bien, bégaya : Ô mon Dieu !… père Croquelin !

« Je me laissai tomber à genoux en gémissant cet homme, c’était monsieur de Maubertin !

— Et il vivait encore ! balbutia Flambard très ému.

— Comme il vit encore, répliqua le mendiant. Mais il avait laissé retomber sa face dans les herbes. Je me penchai sur lui. Monsieur le comte, dis-je, dites-moi ce qui s’est passé !

« Il me regarda encore, sourit et dit d’une voix à peine distincte : Mon bon Croquelin, savez-vous si ma fille est sauvée ?… Oh ! ma fille ma fille !… sauvez-la, père Croquelin!

« Où est-elle, votre fille ? demandai-je avidement.

« Je l’ai arrachée des flammes, répondit le comte… elle est là… par là, quelque part… Il esquissa un geste vague, puis il retomba, gémit lourdement et se tut.

« Je voulus me faire préciser l’endroit où était mademoiselle de Maubertin, mais le comte ne répondit pas. Je le secouai, il demeura immobile, inanimé. Je poussai un cri terrible, je le crus mort.

« Puis comme un fou je me mis à fouiller le bois, la route, tous les alentours pour découvrir mademoiselle de Maubertin. Je cherchai un quart d’heure inutilement. Là où s’élevaient l’habitation du comte et les dépendances on ne voyait plus qu’une fumée blanche s’élever lentement et verticalement vers le ciel pâli par la clarté de la lune, et des cendres lumineuses. Je revins vers le comte. À ma grande surprise, je le trouvai debout, chancelant, frissonnant, se retenant difficilement aux faibles branches des saules.

« Ma fille !… avez-vous trouvé ma fille, père Croquelin ? s’écria le comte.

« Mais avant que j’eusse pu préparer une réponse, il s’écrasa lourdement à la même place. Je le secouai encore. Il se mit à gémir lamentablement.

« Monsieur le comte, murmurai-je, à son oreille, pour calmer l’effroyable douleur de ce père malheureux, soyez tranquille, votre fille est en sûreté !

« Il demeura silencieux et ne bougea plus.

« Alors je compris qu’il importait de secourir cet homme le plutôt possible. Mais où aller chercher un prompt secours ? À tout hasard, je m’élançai sur la route dans la direction de la cité. Je courais, je haletais, je suffoquais, et je sentais que je n’atteindrais pas la ville, si je ne retentissais ma course. Je m’arrêtai cinq minutes pour reprendre haleine, et je repartis de plus belle. Je m’arrêtai tout à coup au croisement d’une autre route, de cette route qui conduit vers Sillery. Je tressaillis, j’écoutai un bruit… c’était un cahotement de véhicule. Et j’entendais des rires joyeux, des claquements de fouet. Cela venait dans ma direction. Mais tout à coup le silence se fit… je crus percevoir une exclamation de surprise ou d’effroi. Et cela partait à vingt toises au plus de moi. Mais des buissons ne me permettaient pas de voir. Je m’enfonçai dans ces buissons, lentement, sans bruit, avec mille précautions. Puis je m’arrêtai au moment où je venais de voir une berline s’arrêter sur le bord de la route, deux hommes soulever une forme humaine et la déposer dans la berline. Au même moment une voix de femme prononça ces paroles : Pauvre enfant !…

« Je tressaillis violemment.

« Mais aussitôt une voix d’homme retentit, pleine de stupeur :

« Par les saints ! c’est mademoiselle de Maubertin !

« Je ne sais ce qui m’empêcha de tomber en entendant ce nom. Puis je m’élançai vers la berline. Le bruit que je fis attira l’attention du cocher qui cria :

« Holà ! qui vive dans ces buissons !

« Mais je me trouvais devant la portière encore ouverte de la berline dans laquelle je voyais deux gentilshommes et une dame.

« Dans mon émoi, éperdu que j’étais encore, la tête en folie, je m’écriai sans prendre la peine de réfléchir : Mes bons messieurs, ma bonne dame ! un pauvre homme se meurt à quelques lieues d’ici ! Il a besoin de secours…

« Je fus interrompu par l’un des gentilshommes qui me demanda : Quel est ce pauvre homme ?

« Je ne le connais pas, répondis-je.

« À quelques lieues, dis-tu ?

« Oui, mon bon gentilhomme… par là, dans cette direction !

« C’est bien nous allons à son secours. Monte, ajouta ce gentilhomme, à côté du cocher et guide-le ; il ne sera pas dit que des âmes charitables auront laissé un pauvre malheureux sans secours, ajouta-t-il.

« Je grimpai donc à côté du cocher et nous partîmes à grande allure. C’étaient de bons chevaux, des bêtes de prix que seul pouvait se payer un haut personnage. En moins d’une heure nous étions arrivée auprès du pauvre comte toujours sans connaissance. Aidé du cocher je soulevai monsieur le comte, et nous le déposâmes dans la berline tout à côté de mademoiselle de Maubertin, qui me parut également privée de sentiments. Bizarre coïncidence, n’est-ce pas ?

— Continuez ! commanda Flambard excessivement intéressé.

— Nous reprîmes aussitôt le chemin de la cité. Mais avant de pénétrer dans la ville, on me pria bien poliment de descendre après m’avoir glissé dans la main une pièce d’or.

« J’obéis. Mais alors j’eus le sentiment d’avoir commis une faute, sans pouvoir me l’expliquer. C’était comme un pressentiment….

— C’est vrai, interrompit Flambard, c’était une faute, mais on ne saurait vous blâmer. Mais avez-vous pu reconnaître les occupants de la berline ?

— C’étaient une jeune femme et deux jeunes gentilshommes.

— Je sais, fit Flambard avec impatience. Les connaissez-vous ?

— Non. Seulement, la berline ne m’était pas tout à fait inconnue.

— Ah ! ah !

— Car, voyez-vous, monsieur Flambard, le mendiant est une espèce d’ombre humaine, dont on ne se méfie pas à cause de l’infirmité de sa condition, et qui va sans cesse à l’aventure, ployant sous sa misère, titubant sous l’ivresse de sa déchéance, mais guettant, écoutant, flairant. Aussi, lui arrive-t-il de recueillir bien des choses étonnantes, de saisir bien des secrets que, s’il le voulait, il pourrait fort souvent revendre au gros poids de l’or…

— Eh bien ! dit Flambard de plus en plus curieux.

— J’avais donc découvert que la berline appartenait à monsieur Bigot.

— Ho ! ho ! s’écria Flambard terriblement ému.

— Sachant donc à qui appartenait la berline, j’eus de suite l’impression, par une simple déduction, de l’endroit où allaient être conduits monsieur de Maubertin et sa fille.

— C’est-à-dire, chez monsieur Bigot ? demanda Flambard.

— Justement. Mais une déduction n’est pas toujours une exactitude ni une conviction, et telle déduction peut fort bien nous induire en erreur. Aussi, avec le regret de ma faute, ai-je eu une très bonne inspiration. Savez-vous ce que je fis ?

— Je suis curieux de le savoir, père Croquelin.

— La berline venait de repartir. Je courus après elle, je m’agriffai aux ressorts, me hissai, et, tant bien que mal, mais plutôt mal, je me laissai emporter. Sachant que je n’aurais pas loin à voyager ainsi en cette peu confortable position, je me tranquillisai et ne le regrettai nullement.

— Ah ! ah !

— Parce que la berline entra dans la cité pour aller s’arrêter devant une petite maison aux volets soigneusement clos, une petite maison peinte en bleu, un vrai petit bijou, dans un enclos délicieux…

— En quelle rue ? interrogea Flambard.

— Ne l’ai-je pas dit ?… Rue Saint-Louis, à trois petites minutes seulement de la splendide demeure de monsieur l’intendant.

— Ha ! ha ! exclama Flambard qui oubliait sa faim, oubliait sa soif, oubliait les excellents mets dont les arômes exquis lui montaient aux narines et les vins vermeilles aux fumets puissants. Il écoutait, maintenant, presque haletant. Il remplit la coupe du mendiant et demanda :

— Une petite maison bleue, avez-vous dit ?

— Bleue… répéta le mendiant en vidant sa coupe.

— À qui appartenait cette petite maison bleue ?

— Attendez, vous allez voir. La berline s’arrêta devant l’enclos. Je l’avais abandonnée à quelques pas de là pour me dissimuler dans un pan d’ombre. Je vis descendre la jeune dame à qui un gentilhomme donnait le bras. Puis j’entendis cet échange de paroles.

« Je vais réveiller mes filles de service et faire préparer une chambre pour cette jeune fille, dit la jeune dame.

« Allez mademoiselle Marguerite, répondit le gentilhomme ; pendant ce temps nous transporterons la pauvre enfant dans la maison.

— Mademoiselle Marguerite… souffla Flambard ahuri.

— Vous comprenez ricana le mendiant.

— Voulez-vous me faire entendre père Croquelin, que cette demoiselle Marguerite est la fille du pseudo baron de Loisel ?

— Précisément, sourit le mendiant, Mademoiselle Marguerite de Loisel.

— Et c’est là qu’est mademoiselle de Maubertin ?

— Et comme je vous l’ai dit tout à l’heure, la meilleure amie de mademoiselle Marguerite, comprenez-vous ?

— Oui, oui, bégaya Flambard, étourdi par cette nouvelle, mademoiselle de Maubertin l’amie de…

Non, non, se récria-t-il aussitôt, je ne comprends pas cela ! Je comprends plutôt, père Croquelin ajouta Flambard en fronçant les sourcils, que mademoiselle de Maubertin est, par hasard, tombée entre les serres d’oiseaux de proie : Lardinet, fille et compagnie !

— Peut-être bien, répliqua le mendiant. On peut fort bien entendre, quand on est quelque peu averti comme vous et moi, que, entre Lardinet et Maubertin, entre ces deux noms, il y a abîme, et entre la fille de l’un et celle de l’autre il y a incompatibilité !

— Tout juste. Mais, reprit Flambard, vous ne me dites pas ce qu’on fit de monsieur le comte ?

— Vous avez raison, j’y tiens. La berline repartit avec un seul gentilhomme, cette fois, l’autre étant demeuré dans la petite maison bleue. Vous comprenez que je ne pouvais laisser aller ainsi monsieur le comte, sans savoir où on le conduisait. En un petit bond j’allai me rattacher aux ressorts. Trop occupé à me retenir sur ce siège cahotant, je ne pus voir au juste la direction que nous avions prise. La lune se perdait petit à petit vers l’ouest, la cité demeurait fort obscure, nous roulions parfois sur des pavés inégaux et raboteux, j’étais secoué comme une vieille besace éventrée. Mais enfin, après environ une vingtaine de minutes de ce voyage bizarre, la berline une seconde fois non loin de la porte Saint-Jean, devant une superbe demeure, dont l’extérieur possédait quelque chose de plus recherché que la demeure de monsieur l’intendant, une maison, du reste, que je connaissais bien…

— Celle du sieur Cadet ? demanda Flambard avec un éclat de voix dont il n’eut pas conscience.

— Pas si fort monsieur Flambard, réprimanda doucement le mendiant. Voyez tout ce monde dans la salle commune de cette auberge ; ce paravent les empêche de nous voir, mais il ne peut intercepter nos paroles dites à voix trop haute. J’espère bien, que vous n’avez pas envie de me voir pendre par les gens de monsieur le munitionnaire ?

— Ainsi donc reprit Flambard en baissant la voix, c’est chez ce Michel Cadet d’enfer qu’on a conduit monsieur le comte ?

— Exactement.

— Combien y a-t-il de temps de cela ?

— Je vous l’ai dit, c’était au commencement du mois dernier, dans la nuit du 5 au 6.

— Calculons, proposa Flambard ; nous sommes, ce soir, ou plutôt nous serons demain au 30 septembre.

— Parfaitement, monsieur Flambard.

— De sorte qu’il n’y a pas loin de deux mois.

— C’est tout juste.

— Or, savez-vous, père Croquelin, si monsieur de Maubertin est encore chez le Cadet ?

— Hélas ! mon bon monsieur Flambard, soupira le vieux mendiant, mon savoir ne va pas plus loin. J’ai bien essayé d’en apprendre davantage depuis cette nuit-là, mais je n’ai pas réussi.

Flambard garda le silence et son haut front basané se chargea de soucis.

Durant quelques minutes le père Croquelin mangea et but, puis remarquant la physionomie fort assombrie de Flambard, il dit :

— Si, monsieur Flambard, vous désirez, comme je le pense bien, en apprendre plus long sur le compte de monsieur de Maubertin, je peux vous suggérer un moyen.

— Lequel ? parlez, père Croquelin !

— Demain, le 30 septembre, mais demain soir seulement, monsieur le munitionnaire donne une grande fête en sa demeure pour célébrer la belle victoire de nos armes remportée sur les Anglais à Chouagen. Tout ce que possède Québec de gentilhommerie et de bourgeoisie sera de la fête. Pourquoi ne pas vous y faire inviter ?

— C’est une idée, sourit Flambard.

— On dit que le gouverneur y sera représenté par son noble frère Monsieur Rigaud.

— Tiens ! Justement M. Rigaud est un de mes amis.

— Ouiche ! s’écria le mendiant avec admiration. En ce cas, vous êtes tout invité !

— Peut-être… mais reste à savoir si j’y serai reçu.

— Pourquoi ne le seriez-vous pas ?

— Parce qu’il y aura là toute la bande de monsieur Bigot, gardes, cadets, valetaille qui me gardent, j’en suis sûr, une dent terrible.

— Que diriez-vous si, de ma part à moi, pauvre mendiant je vous invitais à cette fête et vous ouvrais toutes grandes les portes de cette fastueuse maison qu’est celle de monsieur Cadet ?

— Vous père Croquelin ! fit Flambard avec étonnement.

Le mendiant ébaucha un large sourire, tendit sa coupe à Flambard, car il adorait le vin de France, et Flambard, magnifique amphitryon, remplit généreusement la coupe. Le père Croquelin humecta ses lèvres de sa langue, trempa ces mêmes lèvres blêmes dans le vin rouge, sourit encore et reprit :

— Monsieur Flambard, tout mendiant que je suis, vous connaissez mon talent à jouer de la viole ?

— C’est vrai. Je me rappelle encore qu’un soir, alors que vous-même, le père Achard et moi nous étions réunis, vous nous avez grandement émus par les harmonies de cette agréable musique. Et si je me rappelle bien encore, je pense que je vous ai chaudement félicité ?

— Parfaitement. Et bien ! il paraît que j’ai su également intéresser monsieur Cadet qui, par l’un de ses domestiques, m’a fait prier d’assister à la fête et d’y jouer de ma viole. Il m’a même fait savoir qu’il serait enchanté de m’y voir emmener un ou deux autres musiciens. Eh bien ! monsieur Flambard, vous serez l’un !

— Moi ! s’écria Flambard, ébahi. Mais je ne joue jamais de la viole.

— Bah ! Je possède un vieux rebec duquel je vous apprendrai à tirer quelques sons et quelques accords.

— Mais, je n’ai jamais tiré d’autres sons que d’une bonne lame d’épée !

— Je vous dis que je vous apprendrai… D’ailleurs, vous avez tout ce qu’il faut pour faire un ménétrier parfait !

Flambard se mit à rire.

— Voyons ! que décidez vous ? demanda le père Croquelin.

— Pardieu ! répondit Flambard en continuant de rire, je décide que j’accepte. Par les deux cornes du diable ! spadassin, bretteur, chevalier de la Flamberge, moi, Martin-Laurent Flambard, déclama-t-il, et demain l’on me verra chevalier de la viole et du rebec, violoneux, rebecard, violon… lon-lon !

Il éclata d’un grand rire et s’écria en saisissant une bouteille :

— Père Croquelin, buvez à la santé de monseigneur Flambard, ménestrel et rebecard !

— Oh ! ne riez pas, reprocha doucement le mendiant, c’est sérieux !

— Comment ! si c’est sérieux… c’est même grave, père Croquelin, et je vous garantis que vous ne trouverez jamais compère en musique pour mieux vous appuyer ! Mais, dites tout de même, il sera bon que je m’enfarine de quelque façon, que je ne sois pas reconnu de toute cette bande de croquants qui riraient trop de me plumer pour faire de ma peau des vessies à chandelle !

— Tut ! tut ! fit le père Croquelin. Demain je vous présenterai comme un mien confrère en besace !

— Parfait ! s’écria joyeusement Flambard. Ah ! ce que j’aimerais voir la figure de monsieur Bigot… Car il y sera aussi monsieur Bigot ? n’est-ce pas, père Croquelin ?

— S’il y sera… se mit à ricaner le mendiant ça ne se demande même pas. Écoutez : Bigot — trait d’union — Cadet ! Comprenez ? Inséparables en plaisirs comme en affaires. Donc c’est entendu, pour demain soir ?

— Entendu, père Croquelin, répondit Flambard redevenu sérieux. Mais n’avez-vous pas dit ; deux ou trois musiciens ?

— Si fait. Nous sommes deux déjà ; quant au troisième…

— Avez-vous, interrompit Flambard, un deuxième rebec ou une deuxième viole ?

— Non… mais il est facile de me procurer l’un ou l’autre de ces instruments.

— En ce cas, je pense que j’ai trouvé votre troisième ménétrier.

— Vraiment ?

— Jean Vaucourt !

— Hein ! le fils de…

— Lui-même. Vous avez appris nul doute qu’il est à présent capitaine dans les milices canadiennes ? Ah ! fit tout à coup Flambard en se frappant rudement le front, où donc ai-je la tête ? J’oublie, père Croquelin, de vous communiquer un évènement terrible qui vient à peu près de se produire.

— Est-ce que cela a rapport à…

— Oui. Mais vous ne savez pas une chose, malgré votre flair de mendiant : le père Vaucourt a été ce jourd’hui assassiné d’un coup de poignard à la poitrine !

Le mendiant sauta sur son siège et ouvrit des yeux luisants d’horreur et démesurés.

— Vous ne me dites pas… fit-il d’un accent stupéfait.

— Je vous dis que cela s’est produit aujourd’hui même, entre cinq heures de relevée, et six, ou j’y veux perdre ma soif et ma faim !

— Par toutes les rocaquilles ! s’écria le mendiant abasourdi par cette nouvelle imprévue et inattendue… Mais, ça, c’est une rocambole, hein !

— Point ! point ! père Croquelin. Voici le bijou qui fit tourner le souffle à ce pauvre vieux !

Et Flambard exhiba le poignard marqué sur le manche des lettres F. L.

— Mais encore, où ça ? demanda le mendiant tout en examinant l’arme curieusement.

— Chez lui.

— Mais c’est en effet terrible ce que vous m’apprenez là. Tiens ! tiens ! fit-il avec un sourire, voilà un entrelacement de lettres fort curieux et fort curieuses !

— Juste. Et vous qui êtes lettré, père Croquelin, déchiffrez-moi ça !

— Heu ! heu ! lettré… vous y allez un peu vite, monsieur Flambard. Tout de même, il n’y a pas là un mystère de la Trinité !

— Non. mais il y en a un de dualité ! plaisanta Flambard.

— Par ma viole ! j’y lis un F. et une L. majuscule !

— Une aile de corbeau ? demanda Flambard, narquois.

— Tout juste… l’aile d’un Lardinet.

— Mais vous dites une L… Moi je dirais un L majuscule.

Le mendiant ricana.

— Oh ! Je sais bien que vous êtes plus lettré que moi, monsieur Flambard. Néanmoins, n’ai je pas raison, ou n’ai-je pas justement deviné ?

— Très justement, père Croquelin. Voilà donc une preuve à conviction ! Mieux que cela, ajouta-t-il aussitôt c’est peut être l’arme du châtiment !

— Oh ! je ne serais pas étonné que ce baron fût une vipère dangereuse.

— Un reptile ! un coquin plus raffiné en coquinerie que le diable coquin lui-même !

— Mais comment se peut-il faire que le père Vaucourt se soit fait un ennemi du baron ?

— Mystère… tout est mystère, père Croquelin. Écoutez.

Flambard se mit à narrer son excursion avec Jean Vaucourt dans l’après midi de ce jour, puis l’attaque dont ils avaient été l’objet à leur retour, la disparition soudaine et mystérieuse du jeune capitaine, et, enfin, la macabre trouvaille que lui, Flambard, avait faite, en la maison du père Vaucourt en la rue Sault-au-Matelot.

Le mendiant n’en pouvait revenir, et il ne pouvait perdre non plus sa figure tout ahurie et terrifiée à la fois.

— Et vous qui êtes sorcier, monsieur Flambard, dit le mendiant après un moment de silence, vous ne pouvez pas voir au travers de ça ?

J’y vois quelque chose, répondit Flambard avec un sourire dubitatif, mais j’y vois trouble. Il y a là un écheveau…

Il fut interrompu par l’entrée soudaine du sieur Delarose qui s’approcha de la table, courbé et tout plein de respect.

— Monsieur Flambard, annonça t-il, un domestique de monsieur le baron de Vaudreuil vous apporte un message. Si voue permettez, je ferai introduire…

— Certainement, certainement… coupa Flambard.

L’aubergiste se retira pour introduire la seconde d’après un commissionnaire.

— Ah ! ah ! dit Flambard en toisant le domestique tout tremblant devant ce terrible gaillard dont il savait les extravagants exploits, tu viens de la part de monsieur Rigaud ?

— Oui, monsieur Flambard. Il m’a chargé de vous remettre en mains propres ce pli.

— Y a-t-il réponse à faire sur le champ ?

— Non, monsieur,

— C’est bien. Dis au sieur Delarose de te servir une bouteille de vin que tu boiras à ma santé.

Le domestique s’inclina, remercia et sortit.

Flambard, d’une main calme, brisa les sceaux à cachets rouges du pli, en retira une missive ainsi conçue :

« Monsieur Flambard, le Marquis de Vaudreuil me fait tenir de Montréal des parchemins signés du nom du roi de France et venus par le courrier du commencement de ce mois de septembre, concernant monsieur le comte de Maubertin. Je vous prie donc de vous rendre, demain, au Château où j’aurai le plaisir de vous faire part de ces parchemins.

Rigaud de Vaudreuil.

— Ah ! ah ! murmura Flambard avec un sourire satisfait, je commence à penser que le bon roi le Bien-Aimé s’est décidé enfin à rendre justice à l’un de ses meilleurs gentilshommes et de ses plus dévouée serviteurs. C’est bon, j’irai demain au Château Saint-Louis. Père Croquelin, ajouta-t-il, buvez encore à ma santé, à celle de monsieur le comte, et à celle du roi de France ! Puis, nous ferons largement honneur à ces mets qui, ce me semble, commencent à se refroidir.

Ici, nous laisserons Flambard et le mendiant achever tranquillement leur dîner, et nous reviendrons sur nos pas pour savoir ce qu’était devenu Jean Vaucourt.