La besace d’amour/Nouvelle découverte non moins affreuse que la première

Éditions Édouard Garand (p. 38-41).

CHAPITRE III

NOUVELLE DÉCOUVERTE NON MOINS AFFREUSE QUE LA PREMIÈRE


Lorsque Flambard et Jean Vaucourt furent de retour à Québec, la nuit tombait. Ils conduisirent leurs chevaux chez un charretier qui tenait écurie non loin de la porte Saint-Louis, et, pédestrement, gagnèrent la Basse-Ville pour se rendre chez le père Vaucourt où ils avaient décidé de passer la nuit. Le lendemain, ils devaient se mettre à la recherche du comte de Maubertin et de sa fille.

Les deux hommes marchaient d’un pas rapide et demeuraient silencieux. Jean Vaucourt avait passé à son cou la besace qui avait appartenu au père Achard.

La ville devenait de plus en plus obscure. L’allumeur, d’un pas nonchalant, parcourait les rues et allumait les reverbères qui, placés de loin en loin, ne jetaient que de petites lueurs blafardes ne servant tout au plus que de points de repère.

Les passants étaient rares et les rues à peu près désertes ; mais, par contre, des auberges, des tavernes, des maisons où logeaient sur billet les soldats revenus de la frontière partaient des éclats de rire, des chants joyeux, des chocs de verre. Dans tous les coins de la ville on fêtait le retour et la victoire. Une fois ou deux Flambard et le capitaine Vaucourt étaient croisés par des groupes de soldats du roi et de miliciens, qui allaient d’une auberge à l’autre en chantant des refrains guerriers.

Une fois aussi, en passant devant une ruelle, au moment où ils allaient descendre vers la Basse-Ville, les deux amis virent à la lueur d’un reverbère deux ou trois individus qui, à leur approche, prirent soudainement la fuite.

Flambard et Jean Vaucourt, trop absorbés par leurs pensées communes, ne parurent pas taire attention à cet incident, et continuèrent leur route.

Flambard avait seulement remarqué :

— Hum, les oiseaux de nuit deviennent peureux !

Dix minutes encore s’écoulèrent, et les deux amis tournèrent sur la rue Sault-au-Matelot où habitait le père Vaucourt.

À l’instant même une voix sonore et haineuse cria :

— Sus au maudit Flambard !

L’endroit était obscur, et le pâle falot d’une auberge, à quelques pas de là, ne parvenait pas à blanchir la noirceur environnante. Tout de même, Flambard et Jean Vaucourt, après ce cri entendu, virent cette noirceur se zébrer de reflets pâles et s’aperçurent que dix lames d’épées les menaçaient. Les deux amis étaient sans armes. Flambard, par habitude, ne portait jamais l’épée, il trouvait que cette tige d’acier « incommodait ses mouvements ». Quant à Jean Vaucourt il avait laissé la sienne chez son père. Ils se virent donc tous deux en face de la mort sans une chance d’échapper, car les dix épées les entouraient…

Flambard exécuta un saut en arrière, évita les premières épées et, à dix pas plus loin, se trouva le dos collé contre le mur d’une maison. Mais cette manœuvre ne le sauvait pas, car les épées l’avaient suivi et l’une d’elles déjà l’avait légèrement atteint à l’avant-bras gauche. Seulement, Flambard s’était un peu rapproché de la lanterne qui pendait au-dessus de la porte de l’auberge, et il lui était permis de compter à peu près le nombre de ses ennemis. Il en compta une dizaine, puis sourit, et regarda autour de lui pour chercher des yeux Jean Vaucourt. Il ne le vit pas. Tout cela s’était passé dans l’espace de quelques secondes, et une autre pointe d’épée piqua notre ami à l’épaule droite.

Flambard comprit qu’il était temps de mettre en jeu toute sa science et toute son audace. Il enleva son tricorne, le jeta à la pointe des épées, se baissa, s’élança dans les jambes de ses ennemis, se releva avec un homme qu’il venait d’empoigner, de cet homme se fit un bouclier d’abord, puis réussit à lui prendre son épée, envoya le pauvre diable contre le mur d’une maison où il s’assomma et s’évanouit, et Flambard, triomphant, apparut aux yeux de ses ennemis avec une épée à la main.

Il n’en fallut pas davantage pour mettre fin au combat : la seconde suivante, la bande s’était éclipsée !

Flambard se mit à rire tranquillement. Puis il appela :

— Hé ! Jean Vaucourt !…

Nulle voix ne répondit.

Et les maisons du voisinage demeuraient silencieuse, car le bruit des épées avait intimidé les habitants des alentours. Par crainte de s’attirer quelque vengeance ou quelque horion, chacun se tenait coi dans sa maison, n’osant pas même pousser le volet pour jeter sur la rue un regard curieux.

Flambard aperçut l’homme qui gisait inanimé à trois pas de lui. Il s’approcha, le releva, le chargea sur ses épaules et marcha vers la demeure du père Vaucourt, pensant que le capitaine s’y était réfugié et qu’il l’attendait.

Mais quand il s’arrêta devant la maison du père Vaucourt, il fut tout étonné de trouver les volets bien hermétiquement clos et sans un filet de lumière qui perçait de l’intérieur. Il frappa à la porte. Nulle réponse. Il ouvrit cette porte et pénétra dans une pièce obscure et tiède. Le feu de l’âtre était mourant, mais quelques tisons rouges permettaient de se guider dans la pièce. D’ailleurs Flambard connaissait les aîtres. Au-dessus de la cheminée, sur une tablette, il savait trouver une boule de suif qui servait de luminaire au père Vaucourt. Flambard déposa sur le plancher son fardeau et alla à cette tablette. Il trouva la boule de suif et parvint à l’allumer aux braises du foyer. Alors, en se relevant et en regardant autour de la pièce il aperçut vers le centre et gisant à terre dans une large mare de sang le cadavre du père Vaucourt.

— Par les deux cornes de Satan ! murmura Flambard qui ne jurait que dans les grandes circonstances.

Puis il remarqua que l’homme qu’il avait emmené sur son dos était un garde du Château Saint-Louis. Mais ce garde lui importait peu.

Flambard se baissa vivement et se pencha sur le corps inanimé du vieillard. Un frisson involontaire le secoua des pieds à la tête : il venait de découvrir un poignard qui demeurait enfoncé dans la poitrine du vieux, et ce poignard ressemblait énormément, au premier coup d’œil, à celui que Jean Vaucourt avait trouvé dans la besace du père Achard. Ce poignard était aussi à manche d’ivoire. Doucement Flambard le retira, du sang gicla de la plaie qui paraissait béante ; on eût pensé que le meurtrier, après avoir planté son arme, l’avait tournée et retournée dans la plaie pour permettre au sang de jaillir en plus grande abondance. Le poignard, que Flambard examinait, était effectivement le même ou, du moins, il était tout à fait semblable à celui de la besace. Sur le manche c’étaient les mêmes lettres gravées l’une dans l’autre. Le nom du baron de Loisel surgit à la pensée de Flambard.

— Est-ce donc un véritable démon, que ce maudit Lardinet ? murmura Flambard.

Il palpa le vieux et découvrit que le corps était encore chaud. Ce meurtre était donc tout récent… une heure ne s’était peut-être pas écoulée…

Flambard se mit à considérer encore l’arme sanglante, il vit les lettres entremêlées F.L., puis il tressaillit. Une effrayante pensée venait de l’assaillir. Est-ce bien sensé de penser que Jean Vaucourt soit venu assassiner son père ? Allons. Flambard ! allons, mon vieux, tu déraisonnes sûrement ! Décidément tu en perds plus que tu n’oserais penser ! Non, non… Jean Vaucourt n’a pu assassiner son père ! C’est simplement stupide une telle pensée ! Ah ! oui, tu te fais vieux mon pauvre Flambard, et il n’y aurait rien de surprenant qu’un de ces soirs tu te laisses par ces imbéciles de gardes embrocher comme dindon à la Noël… fichtre !

Flambard se leva, alla déposer sa bougie sur une table, essuya le poignard à une guenille qui traînait sur le plancher et l’enfouit sous ses vêtements. Puis il revint au cadavre du père Vaucourt. Alors il remarqua que le garde, les yeux grand ouverts, le regardait avec effroi et étonnement.

— Ah ! ah ! ricana Flambard, tu as rallumé tes deux chandelles et tu me reluques ?… attends !

Flambard alla à une armoire, fouilla, trouva des ficelles, revint au garde et se mit à le ligoter solidement. Cela fait, il l’enleva et alla le déposer sur un banc près de l’âtre.

Ensuite ce fut le cadavre du père Vaucourt qu’il alla porter sur un lit d’une chambre voisine, et sur le cadavre il jeta une couverture.

Il revint ensuite au garde et dit avec un accent terrible :

— Maintenant, mon gaillard, à nous deux !

Le garde eut peur de l’expression qu’il vit sur les traits de Flambard et ferma les yeux.

Quand il les rouvrit, par curiosité à cause de certain bruit qu’il entendait, il aperçut Flambard qui ravivait les braises du foyer et sur lesquelles il jetait, du bois. Bientôt des flammes hautes et claires jaillirent.

— Voilà ce qu’il me faut ! murmura Flambard avec un sourire satisfait.

Du foyer il approcha un escabeau, puis il alla prendre le garde dans ses bras et vint l’asseoir sur l’escabeau devant les flammes qui pétillaient joyeusement. Flambard enleva les guêtres qui emprisonnaient les jambes du garde, retira ses chaussettes et le mit pieds nus. Puis il prit ces pieds, les éleva et les posa au-dessus des flammes. Le garde poussa un cri de douleur.

Flambard abaissa les pieds, regarda le garde et dit narquois :

— C’est un peu chaud, hein ! attends…

Il prit une serviette et en fit un bâillon pour empêcher le garde de crier. Puis, tranquillement, comme s’il se fût agi de la chose la plus simple du monde, il saisit de nouveau les jambes du garde et posa ses pieds au-dessus des flammes.

Cette fois le garde fit un saut sur son siège et faillit tomber à la renverse et entraîner avec lui Flambard.

Lui, avec humeur, demanda :

— As-tu le mauvais esprit au corps ? Attends.

Dans la même armoire il trouva d’autres ficelles avec lesquelles il attacha le garde sur son siège, et si proprement qu’il lui était impossible de bouger.

Puis il se remit à la même besogne. Mais avant de mettre les pieds du pauvre diable dans les flammes rouges, cette fois Flambard lui jeta un regard froid et pénétrant et demanda sur un ton menaçant :

— Veux-tu parler et me dire ce que je veux savoir ?

Le garde fit un signe affirmatif de la tête.

— C’est bon, dit Flambard.

Il enleva le bâillon.

— Jure-moi, reprit-il, que tu vas me dire la vérité !

— Oui… si vous me laissez aller en liberté ! répondit le garde avec un regard de haine.

— Je te promets la liberté, mais seulement lorsque j’aurai vérifié ; est-ce compris ?

— Oui.

— Bien. Pour commencer, dis-moi de suite qui t’a donné l’ordre à toi et à tes coquins de camarades de m’occire ce soir ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas… Flambard se mit à ricaner.

— Je dis la vérité, assura l’autre : deux camarades sont venus me trouver à l’auberge où j’étais avec d’autres gardes, et ils ont proposé de prendre leur revanche contre vous !

— Ils savaient donc que j’étais de retour à Québec ?

— Oui.

— Et tu es sûr que ce guet-apens de tout à l’heure n’a pas été médité et préparé par certain personnage de marque ?

— J’en suis sûr.

— Tu ne mens pas ?

— Ça ne me servirait de rien.

— Soit. Maintenant, qui a assassiné ce vieux ?

— Je ne sais pas.

— C’est bon je te passe celle-ci. Tu fais partie, n’est-ce pas, de la maison de M. de Vaudreuil ?

Le garde parut hésiter un moment, puis il répondit :

— Je fais partie des gardes du Château.

Flambard sourit et demanda encore.

— Connais-tu un certain baron de Loisel ?

— Je l’ai connu.

— Ah ! ah ! et tu ne le connais plus ?

— Je veux dire que je ne sais ce qu’il est devenu.

— Tu connais aussi un certain comte de Maubertin et une demoiselle de Maubertin ?

— Pour les avoir vus une fois, oui.

— Où ?

— Au Château.

— Au mois de mai dernier ?

— Oui.

— Et sais-tu ce qu’ils sont devenus ?

Avant de répondre, le garde eut une ombre d’hésitation qui n’échappa pas à Flambard.

— Non, répondit-il.

— Jusqu’à ce moment, reprit Flambard sur un ton fort sévère, tu m’as dit à peu près la vérité ; mais ta dernière réponse n’est pas satisfaisante.

Il reprit le bâillon.

Le garde l’arrêta.

— Attendez, dit-il. Il demanda aussitôt : Que voulez-vous faire de moi ?

— Te brûler à petit feu jusqu’à ce que ton âme de chien menteur aille chez le diable à mille cornes et à mille queues pour y rôtir à grand feu le reste de ton éternité maudite !

Et Flambard approcha le bâillon.

— Interrogez encore ! dit le garde ressaisi d’effroi.

— Je n’interroge jamais deux fois. Est-ce non ? Est-ce oui ?… Réponds !

— Je ne me souviens pas au juste de ce que vous m’avez demandé en dernier lieu.

— En ce cas, ouvre bien tes ouïes : sais-tu ce que sont devenus monsieur le comte de Maubertin et sa fille ?

— Oui…

— Ha ! ha ! se mit à ricaner Flambard, tu y viens, mon garçon… Où sont-ils ?

— Quant à la jeune fille, je ne peux préciser ; mais le comte est, paraît-il, chez monsieur Cadet.

— Le munitionnaire escroc, voleur, brigand ? Le…

— Lui-même.

— Tu dis : parait-il… N’en es-tu pas sûr ?

— Non. Je sais seulement qu’il était là il y a un mois.

— Un mois… Et comment y était-il ? de lui-même ?

— Non, par de lui-même que je sache. Il a été emmené là, blessé et presque mourant.

— Blessé comment ?

— Un accident… un… Je ne sais rien de plus.

— Un incendie, peut-être ? demanda Flambard avec un sourire ambigu.

— Peut-être bien… je ne sais pas.

— Tu n’as donc pas entendu parler d’un incendie quelque part dans la campagne environnante ?

— Non.

— Et quand à la fille de monsieur le comte, tu ne sais rien de précis ?

— Rien.

— Tu ne l’as pas revue ?

— Non.

Flambard comprit qu’il n’en pourrait savoir davantage, et il se mit à réfléchir pour essayer de pénétrer quelque peu l’obscurité du mystère au fond duquel il pataugeait, mystère qui semblait s’approfondir pour lui surtout depuis l’instant où il avait découvert le cadavre du père Vaucourt assassiné par une main inconnue. Il se demandait à quoi avait pu servir ce meurtre ? Quels ennemis pouvait avoir ce vieux inoffensif et paisible ? À moins, pensa Flambard, qu’il possédât quelque secret terrible, dont la révélation pouvait devenir dangereuse pour le jeu de certains coquins de grande envergure qui administraient les affaires du pays, tels que Bigot, Cadet et consorts ? Ou bien, ce meurtre, avait-il été commis uniquement par vengeance contre Jean Vaucourt ?

Après un long moment de méditation, Flambard dit au garde :

— J’ai affaire à sortir, particulièrement pour me restaurer l’estomac, car j’ai faim et soif. Seulement, comme je tiens à vérifier, tu vas demeurer ici et tu ne t’enfuiras pas ?

— Je resterai ici, assura le garde.

Mais Flambard, très défiant de sa nature, pensa avec justesse que le garde prendrait la poudre d’escampette à la première chance, et il pourrait, par rancune contre Flambard qui lui avait quelque peu rossi la plante des pieds aller mettre en garde ses amis et maîtres

Flambard sourit, retourna à l’armoire qu’il fouilla vivement. Il parvint à découvrir un câble d’aspect assez solide et qui parut répondre aux besoins qu’il venait d’imaginer. Il revint vers le milieu de la pièce et examina attentivement le plafond. Il vit une poutre qui supportait les solives du plancher supérieur. Il sourit, puis attacha le câble à la poutre. Sous la poutre et le câble qui pendait il plaça un escabeau. Sur cet escabeau il jucha le garde, et au cou du garde il attacha gentiment l’autre extrémité du câble. Et le garde, épouvanté, horrifié, croyant que Flambard se disposait à le pendre court, faillit s’évanouir.

Flambard ricana.

— Vois-tu mon gaillard, dit-il, de cette façon tu vas attendre patiemment mon retour. Car observe bien que si tu t’avisais de vouloir descendre de l’escabeau, ou si par un faux mouvement, au cas où tu ne serais pas sage, tu faisais culbuter l’escabeau, tes pieds ne pourraient atteindre le parquet. Tu ferais donc un mauvais pas, et je peux t’assurer en toute franchise que ce pas serait le pas de l’éternité. Donc, mon vieux, faudra être gentil et ne pas te faire de mauvais sang plus qu’il ne faut. Je te souhaite le bonsoir. Pour récompenser ta patience et ce petit malaise passager, je t’apporterai un bon pâté farci d’oignons et une bouteille de petit rouge. Bonsoir !

Flambard, en ricanant, s’en alla, après avoir soufflé la bougie, Et le pauvre garde demeura là, juché sur son escabeau, avec une corde au cou, les mains liées derrière le dos, et un solide bâillon appliqué sur sa bouche.

Mais ce qui semblait épouvanter surtout le garde, c’était la vue de ce cadavre ou plutôt la vision qu’il en avait… de ce cadavre qui gisait là à deux pas de lui dans la chambre voisine…