Éditions Édouard Garand (p. 23-28).

IV

L’ACCUSÉ


Lorsque d’Altarez et ses deux compagnes pénétrèrent dans la salle funéraire, le général Montcalm conférait à voix basse avec ses officiers dans un angle de la pièce. À genoux au pied de la couche funèbre, l’aumônier continuait de prier. Un linceul recouvrait le cadavre des pieds à la tête, de sorte qu’on ne le pouvait voir, et, cependant, la veuve et sa fille posèrent leur mouchoir sur leurs yeux dans la crainte d’apercevoir ce corps inanimé. Mais à l’instant même, une porte s’ouvrait brusquement et un officier paraissait.

Une exclamation de surprise s’échappa de plusieurs bouches parmi le groupe des officiers. Mme Desprès et Isabelle levèrent les yeux, et celui qui venait d’entrer les troubla bien différemment : la première sentit une haine violente lui mordre le cœur ; la seconde rougit et dans son cœur sombre parut rayonner une lumière joyeuse.

D’Altarez courut à l’arrivant et serra ses deux mains avec effusion.

Celui qui venait d’entrer, c’était le Capitaine Valmont.

Après avoir serré les mains de son ami, Valmont s’inclina gravement devant les deux femmes, puis devant la couche funèbre où reposait les restes de celui qui avait été son adversaire, et il s’avança ensuite vers le général et ses officiers.

— Général, prononça-t-il sur un ton fier et digne, j’ai appris l’accusation qui pèse sur moi et l’ordre qui a été donné que je fusse mis aux arrêts : me voici !

— C’est bien, Capitaine.

Et le général ajouta en se tournant vers un aide-de-camp :

— Veuillez prendre l’épée du capitaine !

Valmont pâlit légèrement, mais ne protesta point. Il tira son épée et la tendit à l’aide-de-camp.

Mais à l’instant même, Isabelle, incapable de contenir la générosité de son cœur qui se révoltait contre ce qui lui paraissait une injustice, s’élança vers le général et cria :

— Général, Général, veuillez lui laisser son épée ! Je vous en prie, Général…

Et, larmes aux yeux, mains jointes, elle avait un air si suppliant et si gracieux à la fois que le général et tous les officiers la considérèrent un moment avec une grande admiration.

Valmont, surpris et heureux à la fois, proféra d’une voix forte et émue :

— Merci, mademoiselle…

Il serait difficile de rendre la surprise de tous les personnages présents. N’était-il pas, en effet, étonnant qu’Isabelle défendît l’homme qui avait tué son père ? Plus d’un officier, qui se fût pensé le plus heureux des hommes s’il eût été le fiancé de cette belle enfant, plus d’un, qui était antipathique au capitaine canadien, s’en demandait vainement la raison. D’Altarez lui-même, en entendant Isabelle, avait éprouvé un choc singulier et douloureux. Mais personne n’eut le temps d’analyser ses sentiments ou de chercher à comprendre, en l’interprétant à sa façon, le geste d’Isabelle, car de suite Mme Desprès s’écriait avec force :

— J’ai demandé que fût jugé cet homme… qu’il soit jugé !

D’Altarez, chassant de sa pensée un curieux soupçon qui germait tout à coup, murmura à l’oreille de Mme Desprès :

— Souvenez-vous, Madame, je vous prie, de ce que je vous ai déclaré. Le Capitaine Valmont ne peut être jugé pour un crime qu’il n’a pas commis.

À la même minute Isabelle reprenait en s’adressant à Montcalm :

— Général, le Capitaine Valmont n’est pas un criminel, et il est injuste de traiter ainsi un soldat qui s’est borné à défendre sa vie.

— Pourtant, répondit Montcalm, votre mère l’accuse et demande sa mise en jugement !

— Ma mère, Général, est un peu troublée par sa douleur, et elle a été induite en erreur par certaines gens qui ont prétendu que le Capitaine Valmont a été le provocateur.

L’étonnement des officiers grandissait. N’était-il pas étrange, en effet, de voir la veuve demander le jugement et l’orpheline le récuser ?

— Ah ! ah ! fit le général avec un sourire qui manifestait une joie secrète, vous dites que le Capitaine n’a pas été le provocateur ?

— Non, Général, il ne l’a pas été. C’est mon malheureux père qui a exigé cette rencontre qui lui a été funeste. J’étais là, Général, et ma mère aussi.

Montcalm se retourna du côté de la veuve et la regarda interrogativement.

— C’est vrai, Général, avoua timidement Mme Desprès. Néanmoins, il faut dire que le Capitaine s’est montré arrogant avec mon mari.

Montcalm demeura silencieux et méditatif. Alors le Chevalier de Lévis intervint.

— N’est-il pas vrai, Madame, que le Capitaine réclamait certains outils pour le travail des retranchements ?

— Oui, Chevalier.

— Et n’est-il pas vrai encore que votre mari aurait refusé catégoriquement de livrer ces outils ?

Isabelle répondit pour sa mère qui se troublait visiblement :

— C’est vrai, Chevalier, que mon père a refusé de livrer les outils, donnant pour raison qu’il fallait une réquisition signée par l’un des trois chefs de l’armée.

— Alors le Capitaine aurait déclaré, continua M. de Lévis, qu’il prendrait ces outils par la force, attendu que les trois chefs étaient absents du camp ?

— Oui, Chevalier, parce que plusieurs hommes du Capitaine se trouvaient inactifs et que la besogne était pressante, répondit encore Isabelle d’une voix haute et sûre.

Cette fois Montcalm reprit l’interrogatoire en s’adressant encore à Mme Desprès.

— Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées, Madame ?

— Je crois que c’est ainsi, balbutia la veuve, confuse.

— Et, naturellement, reprit Montcalm, il s’en est suivi un échange de paroles vives.

La veuve du Commissaire ne répondit pas de suite, car deux autres personnages faisaient leur entrée : c’étaient l’aide-de-camp, que Montcalm avait envoyé quelque temps auparavant pour faire cesser les bruits qui arrivaient de la cantine, et notre ami, Bertachou. Oui, Bertachou demi-ivre, mais solide encore… Bertachou qui regarda d’un œil sévère tous ces personnages. Digne et grave, il vint se placer près de Valmont, après avoir salué militairement le général et ses officiers.

Alors seulement Mme Desprès répondit à l’interrogation de Montcalm :

— Oui, mais ce n’est pas mon mari qui, le premier, a employé un langage violent. Tout ce qu’il avait dit au Capitaine, c’était de retourner à son poste et d’attendre le retour des chefs, s’il voulait avoir des outils. Le Capitaine, alors, a usé d’un langage qui n’était par celui d’un subordonné à son supérieur. Mon mari en fut froissé, mais il ne fut nullement le provocateur. Au contraire, le véritable provocateur fut bien le Capitaine en déclarant qu’il prendrait des outils par la force.

— Moi, ici, j’interviens… proféra tout à coup et rudement Bertachou. Moi aussi, général, ajouta-t-il, je dois avoir un mot à dire.

— Ah ! au fait, sourit Montcalm. vous étiez là aussi ?

— Parfaitement, Général, j’étais là de même que je suis ici. Car, voyez-vous, Bertachou, sans vouloir se vanter, est toujours là où il y a du danger !

— Mais ici il n’y a point de danger, fit Lévis avec un sourire ironique.

— Pardon, Monsieur le Chevalier, il y a du danger pour mon Capitaine !

Quelques officiers se mirent à rire. Bertachou s’indigna.

— Oh ! s’écria-t-il en haussant sa taille comme avec défi, ce n’est pas, il me semble, le moment de rire, sacrediable ! On rit, on bave, on pleure, on se mouche… quand on veut et tout ça regarde un quiconque, mais tout ça aussi doit se faire en son temps et en son lieu. Ici, c’est pas le lieu pour rire ou pleurer. Pleurer, passe ; mais rire, jamais, et encore moins à la face de Bertachou ! Ah ! qu’on vienne donc me rire au nez, pour voir !

Lui rire au nez ! Mais on ne riait plus… les rires s’étaient étouffés, les sourires même s’étaient effacés, Bertachou le voyait bien ! N’importe ! Et il continua :

— Et dites-moi donc, vous autres, qui de vous rirait si on lui retirait son épée et si on le traduisait devant un tribunal comme un vulgaire coquin ? Oui, dites ?

— C’est bon, fit Montcalm qui, connaissant Bertachou, redoutait que le lieutenant ne se laissât aller à sa volubilité coutumière. Et puisque vous étiez là, dites-nous comment les choses se sont passées au juste.

— Voilà, Général. Le capitaine m’envoie avec quatre pions pour demander des haches et des scies dont nous manquions. Mais hue à droite !… Oui, le Commissaire nous esbrouffe d’abord, puis nous fait décamper les mains vides, tout comme si nous n’avions pas eu de mœlle dans les os. Naturellement, les oreilles m’ont tinté ; je suis bien pour la consigne, mais la rebuffade me fait voir tout rouge. Alors, quand on me rebuffe, v’lan, ça y est ! C’est pourquoi j’eus bien envie de coller au Commissaire quelques mots de ma part, sauf votre respect. Madame… Mademoiselle… Mais je me contins, et j’allai rapporter la chose à mon capitaine. Lui me dit comme ça, et pas trop content, comme vous le devinez : « C’est bien, venez avec moi, j’en aurai des outils » !… Et il a dit vrai, Général, nous en avons eus, acheva Bertachou sur un ton énergique.

— Mais comment les avez-vous eus ces outils ? interrogea Montcalm, amusé.

— De la façon la plus simple : on les a pris, v’là ! Voyez-vous, le Commissaire voulut faire pirouetter le Capitaine de la façon qu’il nous avait fait tourner les talons. Mais le capitaine, vous le savez, ne pirouette pas comme ça, rien qu’à le dire. Il a déclaré qu’il ne s’en irait pas sans les outils. Le commissaire lui commanda de quitter les lieux. Le capitaine refusa de mouver les pieds. Alors d’un mot à l’autre on s’est dit des choses à brousse-poil, mais rien pour tuer un homme en bonne santé comme le commissaire ou le capitaine. Seulement, le commissaire, lui, trouve qu’il y en a assez pour faire des armes, et pan ! il donne rendez-vous au Capitaine pour huit heures. Et bien, alors, dites-moi qui a péché le plus mortellement ?

— Il n’y a donc pas eu de geste offensant ? demanda encore Montcalm.

— Oh ! demi-geste seulement, Général, mais assez grave tout de même… Oui bien, le Commissaire a levé la main sur le capitaine.

— Ah ! ah ! fit Montcalm. Et qu’a fait le Capitaine ?

— Le Capitaine, Général, est un homme à poil comme vous et moi, et, dame ! il a relevé le geste. C’est-à-dire qu’il m’a commandé de prendre les outils. Et je les ai pris avec les quatre pions qui m’accompagnaient. Et là, Général, dites maintenant si vous-même ou quiconque de cette honorable assemblée, à la place du Capitaine, n’aurait pas marché au terrain ? Qui aurait voulu passer pour un lâche ? Pas moi certainement, sacrediable !

Et pour mieux appuyer son affirmation Bertachou tira sa longue rapière et fit un grand geste de pourfendeur, qui ne manqua pas de faire naître des sourires parmi les officiers.

Montcalm à nouveau demanda à Mme Desprès :

— Est-ce bien ainsi, Madame, que les choses se sont passées ?

— Oui, général, avoua encore la veuve qu’Isabelle avait rejointe et qu’elle soutenait.

Le général regarda ses officiers et dit :

— Messieurs, jusqu’ici aucun blâme dans cette affaire ne saurait être imputé au Capitaine Valmont. Mais reste à savoir comment les choses se sont passées sur le terrain.

Alors d’Altarez narra comment le Commissaire, à l’ordre d’engager les fers, s’était brusquement jeté contre l’épée de Valmont et s’était de lui-même enferré.

Et cette déclaration fut confirmée par Bertachou et les deux officiers qui avaient servi de seconds au Commissaire Desprès.

— Messieurs, reprit Montcalm d’une voix nette en s’adressant à ses officiers, la conduite du Capitaine Valmont est irréprochable sur le terrain, et il ne saurait être tenu responsable de la mort du Commissaire Desprès.

Tous les officiers approuvèrent d’un signe de la tête cette décision du général.

— Capitaine Valmont, ajouta Montcalm, reprenez votre épée !…

Bertachou courut au Capitaine pour lui serrer la main et le féliciter. Puis tous les officiers s’empressèrent à leur tour d’offrir leurs félicitations au Canadien. D’Altarez vint le dernier.

— À toi aussi, d’Altarez, s’écria Valmont, je dois un devoir de gratitude.

— Non ! Non ! Valmont, tu ne me dois rien, et je ne revendique rien. Mais si tu dois quelque chose, mon ami, c’est peut-être surtout à celle-là…

Et il indiquait Isabelle qui, seule maintenant, car Mme Desprès, confuse et humiliée, venait de se retirer discrètement, oui, Isabelle qui regardait Valmont d’yeux humides et attendris.

Valmont alla à elle.

— Ah ! Capitaine, dit-elle, je suis contente que justice vous ait été rendue !

— Cette justice, dont je ne doutais pas, Mademoiselle, je vous la dois à vous plus qu’à tout autre. Aussi, permettez-moi de vous réitérer mes regrets de n’avoir pu éviter cette fatale rencontre. Au reste, j’avais compté sur vous. C’est pourquoi, à sept heures, j’étais à la porte du fort pour attendre de vous ce message qui m’aurait informé que la rencontre n’aurait pas lieu. Mais rien n’est venu.

— Hélas, Capitaine, mon père n’a voulu rien entendre.

— S’il en est ainsi, j’espère bien que vous tiendrez compte de mes bonnes intentions et de mon désir que j’avais de ne pas donner suite à l’affaire. Et permettez-moi d’ajouter que, dans la dure épreuve qui vous atteint, je vous offre, à vous et à votre mère, un dévouement sans bornes. Si un jour il arrivait que vous eussiez besoin d’un bras pour vous secourir, le mien vous est acquis et à quelque heure que ce soit. À votre appel, Mademoiselle, ou à celui de votre mère, j’accourrai, et si j’ai commis une faute dans cette malheureuse affaire, ce me sera une opportunité de la réparer.

Et Valmont s’inclina aussitôt pour se retirer.

Isabelle le retint.

— Pardon, Monsieur, un mot encore. Je sais que vous êtes un homme de cœur et je prends votre parole comme une promesse. Il est donc entendu que je vous appellerai le jour où je pourrai avoir besoin de vos services.

Et sans plus, mais avec le plus beau sourire au capitaine, elle pirouetta et quitta la salle d’armes pour aller rejoindre sa mère.

En se retournant pour quitter les lieux à son tour Valmont se trouva face à face avec d’Altarez.

— Mon cher ami, dit-il, sois heureux d’être aimée par cette jeune fille… c’est un ange ! Oui, d’Altarez, c’est un ange !…

Et Valmont serra la main de son ami avec force.

— Mon cher Valmont, répliqua d’Altarez, je te l’ai dit : je ne sais pas si elle m’aime. Mais demain, peut-être, je le saurai…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les funérailles du Commissaire Desprès eurent lieu le lendemain, et la cérémonie religieuse fut célébrée dans la salle d’armes que, selon les besoins, on convertissait en chapelle. Tous les officiers de l’armée étaient présents. De tous les personnages que nous connaissons il ne manquait que Mme Desprès ; la veuve du Commissaire ne s’était pas sentie la force d’assister au service funèbre, et encore moins celle de suivre la dépouille mortelle de son mari au lieu de la sépulture. Mais Isabelle était là, dans sa longue robe noire. La pâleur de son visage la faisait ressembler, elle si menue, si délicate, à une poupée de cire. Mais qu’elle était belle cette gracieuse poupée, et combien fragile, dans son chagrin, elle avait l’air : nul n’eût osé la toucher de crainte de la voir se briser au moindre contact.

Puis, six officiers se chargèrent du cercueil pour aller le porter dans la fosse qui avait été creusée non loin du lieu où le duel avait tourné en une fin si inattendue et si tragique. Le cortège se forma. Isabelle se plaça d’elle-même immédiatement après les porteurs. Alors d’Altarez, la voyant seule, s’approcha et offrit son bras.

La jeune fille en levant ses yeux humides et tristes sur le jeune homme, aperçut derrière lui la silhouette grave et fière du Capitaine Valmont.

— Monsieur d’Altarez, murmura-t-elle avec un sourire reconnaissant, je vous remercie de cette attention de votre part. Mais je vois là votre ami…

Et assez haut pour être entendue du Capitaine canadien elle ajouta :

— Au fait, Capitaine d’Altarez, permettez à votre ami le Capitaine Valmont de m’offrir son bras !

Et, se disant, elle regardait Valmont avec un sourire invitant.

D’Altarez se troubla visiblement et recula, mais nul ne vit son trouble, car tous les yeux se trouvaient fixés sur la belle enfant. Et Valmont vint à son appel… Quoi ! déjà la jeune fille se rappelait la promesse que lui avait faite le jour précédent le Canadien, « que, si elle avait besoin de lui, de l’appeler, et lui accourrait… » Et lui, Valmont, n’oubliait pas sa promesse.

— Mademoiselle, dit le capitaine canadien en s’approchant, c’est pour moi un honneur dont je ne me reconnais pas digne. Mais puisque vous daignez m’y convier, je m’empresse de me rendre à vos désirs qui, pour moi, sont des ordres désormais.

Et, galamment, il offrit son bras à Isabelle. Celle-ci s’y suspendit aussitôt avec une grâce charmante et en même temps, aurait-on pensé, avec une confiance sans bornes. Lorsque le cortège se mit en marche, Isabelle recommença de pleurer. Valmont lui souffla quelques consolations à l’oreille, mais la jeune fille ne paraissait pas l’entendre ; elle marchait en chancelant, et n’eût été le bras solide de Valmont, elle n’aurait pas été capable de faire cinq pas sans tomber.

Mais Isabelle n’était pas seule à chanceler : derrière le cortège, le dernier de tous, seul et livide, venait d’Altarez. Oui, il chancelait lui aussi… de désappointement et, peut-être, de jalousie. Quoi ! était-il possible qu’Isabelle lui préférât Valmont ? D’Altarez, à cette pensée atroce, sentait son cœur se fondre comme s’il eût été posé sur un feu de charbon. Mais fier, et possédant encore l’orgueil de sa race, il n’eût voulu pour rien au monde qu’on surprît les secrets de son cœur et les tourments de son esprit. Il se raffermit sur ses jambes et commanda à son masque un air indifférent. Quand on atteignit le lieu de la sépulture, le jeune homme avait repris à peu près sa physionomie ordinaire.

La dernière cérémonie fut courte ; en moins de vingt minutes le cercueil avait été descendu dans la fosse et celle-ci comblée. Puis le cortège s’apprêta à revenir au fort.

Jusque-là Isabelle n’avait pas cessé de pleurer malgré toutes les paroles de réconfort que lui avait chuchotées Valmont. Mais alors, avec une énergie et une volonté qu’on ne lui connaissait pas, la jeune fille sécha ses larmes et leva ses yeux brillants et doux sur son cavalier.

— Monsieur le Capitaine, dit-elle avec un sourire plus doux encore que l’effluve de ses yeux, je vous remercie, et j’ajoute que si vous avez commis une faute, ou, mieux, si vous croyez avoir commis telle faute, cette faute est désormais oubliée et pardonnée. Adieu, Capitaine ! conclut la jeune fille en dégageant discrètement son bras.

Et elle fit un prompt mouvement comme pour s’éloigner. Mais elle parut se raviser aussitôt. Amplifiant son bon et beau sourire, elle reprit :

— Non, Capitaine, je n’ai pas le droit de vous dire adieu… Mettons que nous nous reverrons… Oui, oui, nous nous reverrons, car Dieu ne voudra point que nous soyons séparés à tout jamais !

Et, cette fois, elle quitta Valmont qui demeura tout abasourdi par ces paroles de la jeune fille, paroles qui résonnèrent à son ouïe avec un accent prophétique bien singulier. Et ce fut à son tour de suivre, le dernier, le cortège qui reprenait le chemin du fort. Quant à Isabelle, elle était allée à d’Altarez, disant :

— Monsieur d’Altarez, je viens vous prier de me ramener au fort. Puisqu’il m’est donné d’avoir deux amis qui m’ont offert leur dévouement, j’en profite, et, selon les circonstances, je compterai sur l’un ou sur l’autre.

La joie faillit étouffer le cœur meurtri du Capitaine des Grenadiers, et sur son visage assombri la lumière se répandit. Le commencement de jalousie qui avait mordu le cœur du jeune homme s’était éclipsé, car d’Altarez venait de comprendre qu’Isabelle, en réclamant tout à l’heure le bras de Valmont, avait simplement obéi à une convenance. Donc le beau rêve n’avait été qu’assombri au lieu d’avoir été brisé, et d’Altarez se voyait transporté dans un ciel rayonnant.

Mais Valmont… n’avait-il pas lui aussi fait un rêve ? Il regardait aller devant lui ce couple si charmant… Ah ! oui, tous les officiers le regardaient avec envie ce beau couple ! Car ils étaient de même taille, lui et elle, gracieux et délicats tous deux. Par le physique déjà la Nature les avait rapprochés, et pourquoi cette même Nature n’achèverait-elle pas le lien qui semblait commencer ?

— C’est vrai, pensait Valmont, ils sont bien faits l’un pour l’autre… et qu’ils soient heureux !

Mais, tout de même, le Capitaine Valmont était bien triste quand, un peu plus tard, il rentra dans ses retranchements.