Éditions Édouard Garand (p. 17-23).

III

BAGARRE


À neuf heures du même soir, toute l’affaire était connue de l’armée. Montcalm venait d’arriver d’une excursion au Lac Saint-Sacrement ; il fit appeler Lévis, Bourlamaque et Pontleroy et tint conseil avec ces trois officiers supérieurs. Il fut décidé de mettre le capitaine Valmont sous arrêts. Mais dans les retranchements des milices on ne put trouver Valmont, ni d’Alvarez chez les Grenadiers. Qu’étaient devenus les deux amis ?… Qu’importe !

Naturellement, cette affaire avait pris l’importance d’un événement extraordinaire, et une foule de soldats de toutes armes et de miliciens s’étaient rendus aux abords du fort dans l’espoir de tirer plus de détails pour satisfaire leur curiosité. La cantine débordait de buveurs, si bien que le cantinier avait dû envoyer Patte-de-bois au fort pour avoir les services de deux soldats de la garnison. Naturellement, on ne parlait pas d’autre chose que du duel tout récent et du dénouement tragique qui en avait résulté. Hormis la garnison, qui se trouvait plus particulièrement attachée à Desprès, toute l’armée paraissait contente de la mort du Commissaire. Seules, quelques voix blâmaient Valmont dans un angle de la cantine où s’étaient groupés quelques soldats de la garnison et un lieutenant qui les commandait. Ces hommes avaient reçu des faveurs du Commissaire, et il était naturel qu’ils rendissent hommages au défunt et blâmassent son adversaire.

Mais Bertachou était là. En effet, des camarades l’avaient entraîné à la cantine pour lui paver à boire et l’amener à raconter tous les détails de l’affaire. Nous avons dit que Bertachou aimait à boire, et souvent à boire plus que de raison. D’ordinaire Bertachou était bon garçon ; mais quand il était à demi ivre il devenait chatouilleux, et il ne fallait pas qu’on le contrariât et encore moins qu’on lui pilât sur les pieds : il devenait alors terrible et dangereux.

Comme on était en train de discuter l’affaire et qu’on voulait savoir lequel des deux adversaires avait jeté le gant, Bertachou déclara sur un ton péremptoire :

— C’est Desprès qui, le premier, a lancé l’outrage… j’étais là !

— Et j’y étais aussi, Bertachou ! cria une voix forte venant, de l’angle où étaient réunis les soldats de la garnison.

Bertachou se leva d’un bond et décocha un coup d’œil terrible à celui qui venait de parler.

— Ah ! ah ! fit-il, c’est toi qui parles, Peyrolet ? Eh bien ! vas-tu me contredire ?

Ce Peyrolet était un petit jeune homme qui, avec ses subalternes, affectait les façons d’un grand personnage. Il était lieutenant des soldats de la garnison, grade qu’il devait à l’influence de Desprès, et il se croyait supérieur aux officiers des milices canadiennes. Et dans les circonstances, il était tout naturel qu’il prit la défense du Commissaire. Il répondit à Bertachou avec un air de suffisance :

— Je n’ai pas l’habitude de contredire les gens qui parlent à tort et à travers, mais tout de même j’aime à dire et à entendre la vérité.

— Et alors, est-ce que je n’ai pas dit vrai ? demanda Bertachou dont le visage prit toutes les couleurs.

— Je ne veux pas dire que tu n’as pas dit vrai, Bertachou ; mais je peux jurer que tu fausses les paroles et les faits.

— Oh ! tu m’en diras tant, freluquet !… s’écria le lieutenant des milices en frappant la table de son poing.

Les yeux de Bertachou s’étaient subitement injectés de sang.

— Allons ! allons !… dit en zézayguant un soldat ivre. Faut-il qu’on se harpaille pour si peu, quand c’est le temps de prier pour l’âme d’un trépassé !

On se mit à rire à la ronde.

Mais Bertachou, lui, n’avait pas envie de rire.

— Je dis, reprit-il avec force, que Desprès a insulté le capitaine Valmont, et je le répète, sacrediable ! Voyons ! qui me contredira pour tout de bon ?

— Moi ! répliqua Peyrolet sur un ton agressif.

Bertachou éclata de rire.

— Sais-tu, mon petit Peyrolet, que tu deviens très drôle ? Ah ! ah ! tu as pensé que j’allais me choquer ? Toi, me faire choquer ? Essaye, je t’en défie et je te fais mentir comme un porc qui a le bedon plein ! Voyons paye-moi à boire, canaille !

— Ne m’injurie pas ! cria le lieutenant Peyrolet avec un geste de colère.

— T’injurier ! fit Bertachou avec dédain. Depuis quand a-t-on vu qu’on peut injurier les jeunes gorets qui goinfrent dans leur auge ?

Un formidable éclat de rire partit de cent poitrines, et des applaudissements appuyèrent Bertachou.

— Holà ! vous autres… clama tout à coup Patte-de-bois, allez-vous cesser votre vacarme ? Savez-vous pas qu’un mort est sur les planches et que sa veuve et son orpheline pleurent à chaudes larmes ? Pas si fort… pas si fort !

— C’est bon, c’est bon, Patte-de-bois, répondit Bertachou. Mais si tu veux qu’on soit sages, apporte du vin… mais du vin de France, sacrediable !

— Va au diable, Bertachou, tu n’as pas d’argent pour payer ! riposta Patte-de-Bois qui, avec le cantinier, était partisan de Desprès et, par suite, de Peyrolet.

— Hein ! qu’oses-tu dire, Patte-de-Bois. N’ai-je pas ma solde sur quoi te faire un bon ?

— Ah ! oui ! un bon pied-de-nez ! ricana Patte-de-Bois. Non ! Non ! C’est de l’argent ou de l’or, sinon…

Patte-de-Bois acheva sa pensée en sifflant narquoisement une gamme.

Bertachou eût été bien sot de se fâcher. Était-ce la faute à Patte-de-Bois s’il n’avait pas d’argent ou d’or ? Non, pas du tout. Aussi bien, Bertachou ne se fâcha pas le moindrement, et pour le prouver il se mit à rire placidement.

À ce moment un capitaine d’infanterie, qui détestait Peyrolet, s’approcha et dit d’une voix haute pour être entendu de tout le monde :

— Si Bertachou n’a pas d’argent, moi j’en ai et je paye… Voici de l’or, ajouta-t-il dans un geste libéral.

Et, en effet, ce capitaine jetait négligemment sur une table une poignée de pièces d’or.

— Oh ! oh ! oh !… fit Bertachou avec admiration. Vous connaissez donc, Capitaine, le secret des coffres de l’honnête Varin, trésorier-royal !… S’il en est ainsi, à l’ordre, Patte-de-Bois, Monsieur le Capitaine paye !

— Et je paye pour tout le monde, reprit l’officier, sauf, bien entendu, pour ces gens-là !

Et du doigt il désignait Peyrolet et ses gens.

— Merci, Capitaine, répliqua Peyrolet avec mépris, de nous reconnaître pour des gens qui ne boivent point au dépens des autres. Dans les cantines, les tavernes et les auberges il y a toujours assez de pique-goussets et de ronge-tables… Non, merci, bien, je n’en suis pas !

Bertachou prit pour lui cette allusion, et il ne put maîtriser cette fois ses nerfs déjà tendus.

— Ah ! ça, Peyrolet, s’écria-t-il, tu deviens impertinent tout à fait. Faut-il que je te colle ma lame ?

En même temps il exécuta un bond de géant jusqu’à Peyrolet, tira sa rapière et la fit siffler sous son nez.

Un chahut se produisit : plusieurs soldats et miliciens se jetèrent sur Bertachou pour le calmer et l’empêcher d’engendrer bataille. Mais le lieutenant de Valmont repoussa ses amis en demandant d’un air de défi :

— Hé ! là ! qui empêchera, voyons, Bertachou de venger l’honneur de Bertachou ? Suis-je un muflard ou un soldat… un vrai soldat ? Dites, vous autres ! Et qui encore m’empêchera de glisser une correction à ce crocheteur de Peyrolet ? Il semble que les jeunes coqs s’émancipent trop tôt dans ce Nouveau-Monde ! Par l’enfer ! il n’y a plus d’hommes ! Les freluquets et les éphèbes bourdonnent autour de nos ouïes comme des moustiques, voire qu’ils nous mordent même ! Ah ! ça, est-ce qu’on nous prend pour des saints de plâtre qui font la sourde oreille et qui se laissent gratter la plante des pieds sans rien dire ! Ah ! non, pas Bertachou… Trop vieux… On a roulé sa bosse, quoi ! On sait ce qu’est le monde ! Avec des princes, on est prince, on a la gueule torchée ! Mais avec des gorets comme ce Peyrolet et des cochons comme son Desprès, dame ! on bat de la langue comme on peut ! Et donc…

Et faisant un nouveau bond, la rapière au poing, il cria à Peyrolet :

— Ouste, frelouque, tâte ça un peu avant que je te sacre au peautre !

Chancelant, à demi ivre, mieux disposé pour le lit que pour le combat, Bertachou, au risque de tomber percé de coups, de la pointe de sa rapière piqua Peyrolet au ventre.

Ce dernier poussa un rugissement sauvage et dégaina. Le cantinier et Patte-de-Bois voulurent s’interposer, mais les compagnons de Bertachou les repoussèrent. Oui, à la fin, il était bon que Peyrolet reçût une correction. En un clin d’œil tables et bancs furent rangés le long des murs et une place suffisante fut faite pour les deux adversaires.

— Et allez-y ! clama un soldat en vidant un gobelet de vin.

Les deux lames claquèrent aussitôt. Mais Peyrolet, beaucoup moins habile que son adversaire, reculait aussitôt sous les coups terribles que lui portait Bertachou. À peine avait-il le temps de parer. Déjà la rapière de Bertachou avait écorché son bras, déchiré son épaule, égratigné sa joue droite, piqué son front. Et Peyrolet entrevoyait déjà la seconde où la terrible rapière lui perforerait les entrailles ou la gorge… Brrrr !… Mais non ! tout à coup, son épée lui partit des mains, et il demeura là, cible sans défense devant la rapière qui décrivait des moulinets capables de terroriser mille Iroquois.

Pourtant, Bertachou, bon prince, ne profita pas de sa chance. Il partit d’un grand rire et planta la pointe de sa rapière dans le sol.

— Ha ! ha ! mon Peyrolet, nargua-t-il, est-ce qu’on apprend à la fin ce que vaut le vieux Bertachou ? Ha ! Ha ! qui s’y frotte s’y pique… sacrediable !

Un ouragan de cris, de bravos et de coups de sifflet vola à l’adresse de Bertachou. Un moment on crut que la cambuse allait s’écrouler. Le cantinier et Patte-de-Bois se bouchaient les oreilles pour préserver leur tympan. Alors, Bertachou, pour faire cesser le tintamarre, claqua une table de sa rapière quatre ou cinq fois.

— Par le diable et ses vingt mille démons ! hurla-t-il, silence devant les morts ! Allons ! l’homme aux écus et aux louis sonnants et résonnants, payez-nous à boire maintenant qu’on peut se mouiller la tripe en paix !… Holà ! Patte-de-Bois, jeune coquin, qui refuse de donner à boire à ceux qui ont soif, ainsi que le commandait Notre Seigneur à ses ouailles, allons ! hop ! mouve ta cannelle et ton cannelon… sacrediable !

Le juron de Bertachou fut aussitôt couvert par une voix forte et impérieuse qui retentit dans la porte ouverte de la baraque.

— À l’ordre ! jeta la voix. Que chacun de vous rentre dans ses quartiers et que cesse ce vacarme ! Allons ! videz la boutique !

Et celui qui venait de parler ainsi avec autorité était un aide-de-camp du général Montcalm.

Il y eut bien quelques grognements de mauvaise humeur ; mais ce fut tout. On sortit et l’on se dispersa. Bertachou quitta la cantine le dernier. En passant devant l’aide-de-camp, qui n’avait pas bougé, et qui était demeuré près de la porte pour s’assurer que tout le monde obéirait à son ordre, Bertachou dit dans un grognement :

— Moi, je vais au fort, j’y ai affaire !

— En ce cas, suivez-moi, dit l’aide-de-camp, j’y retourne.

Quelques minutes plus tard le plus grand silence régnât de toutes parts, sur les retranchements comme sur le fort. D’ailleurs, il était nuit…

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Afin de permettre à notre lecteur de mieux suivre l’action de nos personnages et pour le familiariser avec les lieux, nous ferons ici une brève description du Fort Carillon.

Construit en 1750, il était un des postes de défense les plus importants de la colonie. De cette partie des frontières canadiennes il était la clef, parce qu’il fermait l’entrée du Lac Champlain, cette admirable voie d’eau qui conduisait au cœur de la Nouvelle-France. Comme la plupart des forts de cette époque, celui de Carillon avait été bâti en bois : c’étaient un système de pieux posés côte à côte, enfoncés dans le sol et renforcés horizontalement par des pièces de bois fortement chevillées. Et ce mur avait une hauteur de douze pieds. Mais tel quel, ce genre de fortification n’aurait été bon tout au plus que pour arrêter les flèches des sauvages ; contre les boulets de canons il ne pouvait tenir longtemps. Aussi, avait-on élevé un autre mur semblable et parallèle à quatre pieds de distance du premier ; et ces deux murs étaient reliés l’un à l’autre par des pièces de bois transversales, puis le vide était comblé de pierres et de terre. On avait donc maintenant une muraille capable de résister au plus puissants projectiles du temps. La muraille formait une sorte de quadrilatère très irrégulier, avec bastions et courtines, saillants et redoutes. Mais ce n’était pas tout. À l’intérieur de cette muraille et tout le long de celle-ci se déroulait un large chemin de ronde qui traversait deux places d’armes, puis s’élevait une autre muraille avec parapets qui supportaient des pièces d’artillerie. Dans cette deuxième enceinte se trouvaient les bâtiments : corps de logis, casernes, magasins, arsenaux. Le corps de logis était réservé au commandant de la place, sa famille, ses serviteurs et aux principaux officiers. Il était flanqué d’une tour carré du haut de laquelle on pouvait découvrir une grande étendue de pays. Si ce fort, sur le point élevé où il était assis, eût été bâti en pierre, il aurait été une forteresse redoutable et presque inaccessible avec son camp retranché sur la pente qui s’abaissait doucement vers le Lac Saint-Sacrement, et avec ses fossés, ses ravins avoisinants et les divers ouvrages avancés qui en défendaient l’accès sur les quatre points cardinaux.

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Dans la salle d’armes du corps de logis, salle où se réunissaient d’ordinaire les officiers de la garnison, on avait exposé le cadavre du Commissaire. Il y avait là plusieurs officiers, dont Montcalm et Lévis, et tous, front découvert, demeuraient graves et silencieux autour de la couche funèbre. Une vingtaine de cierges alignés de chaque côté du corps éclairaient la salle. L’aumônier, à genoux, récitait tout bas les prières pour les trépassés. Tout à coup une porte s’ouvrit et le capitaine d’Altarez pâle et l’air inquiet, entra. Il se dirigea de suite vers le général Montcalm et à voix basse demanda :

— Est-il vrai, général, qu’on accuse le capitaine Valmont de meurtre et qu’on a décrété son arrestation pour le passer en jugement ?

— Rien de plus vrai, capitaine d’Altarez. Au fait, vous étiez l’un des seconds de Valmont ? Dites-moi où est le capitaine en ce moment, nous n’avons pu le découvrir nulle part.

— Le capitaine Valmont, général, vient de rentrer dans ses retranchements. Après l’affaire, lui et moi nous sommes allés sous les bois pour nous entretenir des circonstances qui ont précédé ce duel. Mais lorsque nous revîmes vers le fort, on nous apprit l’accusation de meurtre portée contre lui.

— Et n’avez-vous pas appris encore que le conseil de l’armée a décrété son arrestation ?

— Oui, général. Mais inutile d’envoyer des soldats pour arrêter Valmont, car Valmont sera ici avant une demi-heure, c’est lui-même qui l’a dit.

— Bien, Capitaine, j’aime mieux cela que d’envoyer chercher par la force un officier que j’estime, que je sais votre ami et qu’il me fait peine de le voir en si mauvaise posture. Je ne crois pas dans le bien-fondé de cette accusation qu’a formulée Madame Desprès, et n’eût été la majorité du Conseil, je n’eusse jamais demandé l’arrestation du Capitaine Valmont. Ah ! à ce propos, ajouta le général, je pense que Madame Desprès désire vous entretenir… Allez, Capitaine, il ne faut jamais faire attendre les dames !…

Souriant, Montcalm congédia le jeune officier des Grenadiers pour revenir prendre sa place dans le groupe toujours silencieux et grave de ses officiers.

D’Altarez traversa la salle d’armes, ouvrit une porte et pénétra dans un large vestibule où deux domestiques en livrée orange et or, mais dont le bras gauche portait à ce moment un bracelet de soie noire en signe de deuil, semblaient attendre les ordres de la maîtresse de la maison.

Le Capitaine des Grenadiers donna à l’un d’eux l’ordre de l’aller annoncer à Mme Desprès.

— Madame vous attend, Monsieur, répondit le domestique interpellé. Venez, je vais vous conduire.

D’Altarez suivit le laquais. Après avoir franchi deux salons, le domestique frappa doucement à une porte qu’une lourde draperie en fil d’argent et d’or masquait à demi, puis il s’effaça pour laisser libre le passage au jeune officier. L’instant d’après, la porte s’ouvrait de l’intérieur et Mme Desprès, en grand deuil, paraissait… elle était tout en pleurs. Plus loin, sur un canapé, Isabelle sanglotait, le visage penché sur un mouchoir déjà tout imbibé de larmes.

À la vue du jeune homme, la veuve du Commissaire s’écria sur un ton de reproche :

— Ah ! monsieur, vous qui vous disiez notre ami, pouvez-vous m’expliquer comment il est arrivé que vous ayez servi de second au meurtrier de mon mari ?

Cette apostrophe inattendue frappa durement le jeune homme. Il devint très pâle et ne put, sur le coup, trouver le premier mot de cette explication que lui réclamait la malheureuse veuve. Interloqué, il regarda d’abord Mme Desprès avec surprise, puis Isabelle qui, à son entrée, avait levé vers lui un visage tout inondé de larmes, mais un visage qui, en même temps que l’expression de la douleur, manifestait un plaisir de cette visite. La pâleur de la jeune fille s’empourpra légèrement, et elle daigna sourire au jeune homme.

D’Altarez s’inclina gracieusement et, parvenant à retrouver l’usage de la parole, il répondit à la veuve qui le regardait avec un regard défiant :

— Madame, avant de vous offrir mes sympathies ainsi qu’à mademoiselle, je m’empresse de vous affirmer que l’on m’a calomnié de même que l’on calomnie le Capitaine Valmont. Il est très vrai, Madame, que je suis votre ami, mais je suis aussi l’ami de Valmont à qui je dois la vie. Lorsque j’ai été instruit de la chose et que mes services comme second étaient requis, j’ai tout tenté pour empêcher cette rencontre malheureuse, mais inutilement, vous le voyez. Alors mon devoir, Madame, m’a contraint à accompagner Valmont sur le terrain.

— En ce cas, mieux que quiconque, vous devez savoir comment se sont passées les choses ? Qu’avez-vous vu, dites ?

— J’ai vu votre mari se jeter sur l’épée du Capitaine Valmont, rien de moins, Madame, rien de plus.

— Mais cette rencontre… le Capitaine Valmont l’avait provoquée ?

— Ceci, Madame, est un autre point sur lequel je ne saurais formuler de jugement.

— Maman, intervint la jeune fille, vous savez bien que tout le blâme dans cette affaire ne doit pas retomber sur le Capitaine Valmont.

— Oh ! j’espère bien, répliqua Mme Desprès avec un regard foudroyant à sa fille, que tu ne prendras pas la défense du meurtrier de ton père !

— C’est une accusation bien injuste, si l’on tient compte des paroles que vient d’émettre le Capitaine d’Altarez, reprit Isabelle. N’oubliez pas, maman, « qu’il a vu mon père se jeter contre l’épée du Capitaine Valmont » !

— C’est bon, Isabelle, je ne voudrais mettre en doute les affirmations du Capitaine d’Altarez. Tout de même, ajouta la veuve avec obstination, il faudra que cette affaire soit tirée au clair. Aussi, ai-je demandé à Monsieur de Montcalm de faire un procès au Capitaine Valmont.

— Madame, dit d’Altarez, voulez-vous me permettre un conseil ? Oubliez donc cette tragique affaire, puisqu’elle est irrémédiable !

— Hé monsieur, s’écria la veuve avec impatience, il vous sied bien d’intercéder en faveur de votre ami à qui vous devez un devoir de reconnaissance ; mais, d’un autre côté, souvenez-vous que cet ami a fait une veuve et une orpheline !

— Certes, répondit d’Altarez, c’est là un grand malheur. Plus que d’autres, peut-être, je déplore la perte que vous venez de faire d’un mari cher et d’un père bon et dévoué, et veillez bien croire que vous avez, vous-même, Madame, et mademoiselle Isabelle, toutes mes sympathies. Heureusement, et pour vous plus que pour bien d’autres, Madame, le malheur n’est pas toujours sans compensation. Regardez, Madame, celle que la Providence vous a laissée pour vous aider à supporter les dures épreuves de ce monde !

En prononçant ces dernières paroles d’Altarez s’était tourné vers Isabelle.

La jeune fille sourit encore à travers ses larmes au jeune officier et répondit :

— Merci, Monsieur, pour toutes ces bienveillantes paroles et les généreux sentiments que vous exprimez. Seules désormais, maman et moi, dans la lutte de la vie, nous avons en effet besoin de sympathies qui nous seront un réconfort et un encouragement.

Un silence suivit entre les trois personnages. Mme Desprès s’était assise pour se replonger dans sa douleur et pour pleurer. Un peu plus loin, Isabelle toujours écrasée sur le canapé essayait, mais vainement, de calmer la violence de son chagrin et d’arrêter le flot de ses larmes.

Entre ces deux douleurs si poignantes, entre cette femme qui pleurait un mari et cette enfant frêle et si belle qui pleurait un père, d’Altarez se trouvait plutôt mal à l’aise. Il aurait voulu apaiser ces douleurs, déchirer le voile de la mort qui étendait ses sombres plis sur ces deux têtes de femmes, pour faire briller un astre de vie, mais il ne pouvait trouver les paroles capables d’accomplir un tel prodige. La souffrance de ces deux femmes, était pour lui aussi vive, car il aimait l’une de ces deux femmes, Isabelle, et la douleur de la jeune fille devenait sa propre douleur. Deux cœurs qui s’aiment subissent exactement les mêmes chocs, ils sont comme fondus l’un dans l’autre, et l’un et l’autre rayonnent des mêmes joies comme ils s’estompent des mêmes chagrins. Les dernières paroles d’Isabelle parurent à d’Altarez une sorte d’invitation d’offrir ses services, sinon d’offrir son cœur pour la vie, et il s’approcha de la jeune fille pour lui dire d’une voix tremblante d’émotion :

— Mademoiselle, je suis jeune et vigoureux, et si vous me le permettez je vous offrirai, à vous et à votre mère, tout ce dont il dépendra de moi de faire qui vous soit utile et agréable.

— Merci, Monsieur, répondit la jeune fille en esquissant un beau sourire de reconnaissance, j’accepte vos offres pour moi-même et pour ma mère, car je me doute bien que nous aurons besoin de secours comme de sages avis.

Mme Desprès dit à son tour :

— Capitaine, je sais que vous êtes un vrai gentilhomme. Mon mari vous estimait beaucoup, et moi-même j’ai pour vous une grande admiration. Puisque vous voulez demeurer notre ami dans le malheur qui nous atteint si durement, j’accepte aussi votre appui que je m’efforcerai de louer en temps opportun. La perte de mon mari, Monsieur, est bien plus grande que vous ne sauriez l’imaginer pour moi et pour Isabelle, mais pour Isabelle surtout. Songez que mon mari ne faisait que de commencer à réussir en affaires ; il voulait amasser pour sa fille une belle dot afin de mieux assurer son avenir. Et voyez : maintenant Isabelle, comment pourra-t-elle se marier sans dot ?

Même dans sa douleur Mme Desprès ne perdait pas le sens des affaires et son flair la rendait rusée. Car elle savait que d’Altarez aimait sa fille, elle avait deviné les sentiments du jeune homme. En outre, le Capitaine des Grenadiers appartenait à la noblesse, et, mieux encore, il serait un jour l’héritier d’une grosse fortune. Voilà donc un parti qui s’offrait pour sa fille et un parti qui possédait tous les avantages : la jeunesse, le nom et la fortune. Que désirer de mieux ? Et déjà, dans son esprit, la rusée femme formait des projets d’avenir pour elle et pour Isabelle. Au fond, sa douleur pour la perte de son mari n’était peut-être pas aussi vive qu’elle le faisait paraître. Bah ! un mari perdu, deux, dix, vingt de trouvés ! Quelle femme, jeune et belle ainsi qu’était Mme Desprès, déplorera pour toujours la perte de son mari et considérera le malheur comme irrémédiable ? Aucune. À trente-cinq ans — c’était l’âge de Mme Desprès — et même à quarante, la femme espère et recherche encore les conquêtes. Et dame ! elle a raison… Est-ce que la mort de l’un doit éteindre la vie de l’autre ? Doit-elle se condamner à la réclusion et à la solitude ? Telles étaient bien les pensées de Mme Desprès, et pour un peu elle eût désiré pour elle-même la jeunesse et le nom du jeune et beau d’Altarez. Mais son cœur de mère dominait sur son égoïsme, et elle eût rougi de songer à elle avant de penser à l’avenir de sa fille.

D’Altarez avait l’esprit assez pénétrant pour sonder les pensées de la jeune et belle veuve que, après tout, il n’aurait certes pas dédaignée, s’il n’eût vu tout près de là une si exquise enfant que, du reste, il aimait en secret depuis quelque temps. Mais les paroles de Mme Desprès lui mirent au cœur un espoir fou, et il s’écria avec exaltation :

— Oh ! madame, que parlez-vous de dot pour Mademoiselle Isabelle ? N’a-t-elle pas la plus belle et la meilleure des dots : sa bonté et sa beauté ?

C’était de la part du jeune homme une audacieuse déclaration, surtout dans les circonstances. Aujourd’hui, notre puritanisme affecté dans nos rapports sociaux, l’étiquette toute de convention et de pudibonderie idiote de nos salons et surtout la stupide crainte du ridicule n’accepteraient pas de telles audaces ; mais dans ce temps-là la bonne galanterie française s’exerçait en tout temps et en tous lieux, chaque fois que l’occasion se présentait… on était galant jusque dans l’église. Et plus la galanterie se montrait audacieuse, plus on l’appréciait, et le monde n’était pas plus méchant que de nos jours. Aujourd’hui, un d’Altarez s’exprimant ainsi dans un salon moderne aurait eu « des gros yeux » de la dame de céans et peut-être aussi de la « dulcinée » à l’étalage… Mais Mme Desprès, elle, voulut sourire largement au jeune audacieux, elle sourit d’un sourire approbateur, et d’un sourire qui sécha, momentanément du moins, les larmes de la veuve. Et cette même audace de d’Altarez fit également sourire Isabelle qui rougit de plaisir et qui, comme toute jeune fille bien élevée de ce temps-là, répondit :

— Merci, Capitaine…

Ah ! oui, c’était le beau temps où l’on pouvait parler à une femme, à une jeune fille sans se voir exposé à chaque instant à la « fameuse gaffe » qui fait gloser tant de fats esprits et de maniaques puritains.

Donc, à sa plus grande joie, d’Altarez voyait à l’improviste son chemin tout fait. En lui-même il exulta. Mme Desprès aussi exultait. Quant à Isabelle, il serait difficile de dire exactement ce qui se passait dans son cœur ; mais chose certaine, le jeune et beau capitaine des Grenadiers lui plaisait.

Tout de même, la scène était devenue un peu embarrassante : ou il fallait changer le sujet de conversation, ce qui aurait paru déserter un terrain sur lequel on se plaisait de part et d’autre, ou s’engager plus avant dans la même voie. Mais là, il devait y avoir certaines convenances qu’il ne fallait pas oublier, ou, mieux peut-être, les circonstances tragiques qui enveloppaient nos personnages ne pouvaient permettre qu’on s’étendît sur un sujet plein de gaies promesses et d’avenir riant ; c’est pourquoi Mme Desprès trouva le biais utile. Elle se leva et dit en reprenant son masque douloureux :

— Je pense, mes amis, qu’il est bienséant d’aller maintenant prier près du corps qui nous est cher.

Isabelle y consentit de suite en se levant avec promptitude.

D’Altarez courut prendre un candélabre à trois branches posé sur une table et dit en s’inclinant :

— Mesdames, permettez que je me fasse votre serviteur !…

Et, le candélabre à la main droite, la main gauche au pommeau de son épée, le jeune capitaine précéda les deux femmes vers la salle d’armes.